La Presse Anarchiste

La production agricole

Le socia­lisme moderne est né avec le régime des manu­fac­tures et s’est déve­lop­pé avec le machi­nisme. Il est l’i­déal des aspi­ra­tions des ouvriers enfer­més et exploi­tés dans les usines. Il s’est donc peu occu­pé des ques­tions agri­coles et des reven­di­ca­tions pay­sannes [[Le socia­lisme indus­triel n’a non plus rien de com­mun avec les ten­ta­tives faites pour créer des colo­nies com­mu­nistes. Celles-ci ont vou­lu s’é­va­der du milieu civi­li­sé ; mais elles ont aban­don­né en même temps le machi­nisme, sans rien inno­ver en matière cultu­rale ; elles ont d’autre part confon­du la pro­duc­tion en com­mun avec la vie en com­mun ; elles ont dis­pa­ru.]]. Tout au plus le syn­di­ca­lisme a‑t-il tou­ché les bûche­rons, les ouvriers maraî­chers, les domes­tiques de ferme.

Les social-démo­crates n’en­vi­sagent le salut des pay­sans que lorsque ceux-ci auront été expro­priés par la grande pro­prié­té. Même le mir russe (pro­prié­té com­mu­nale) doit, selon eux, dis­pa­raître sui­vant « les lois du mar­xisme » pour faire place au capi­ta­lisme, à qui suc­cé­de­ra l’or­ga­ni­sa­tion socia­liste. Aus­si les bol­che­vi­ki ont-ils eu tôt fait de résoudre la ques­tion agraire ; ils ont dit aux pay­sans de reprendre les terres des sei­gneurs ; mais cette reprise s’est faite à titre indi­vi­duel, et ain­si des pay­sans aisés ont pu acca­pa­rer des terres à leur pro­fit, comme l’a­vaient fait en France, au moment de la Révo­lu­tion, les acca­pa­reurs de biens natio­naux. Les socia­listes révo­lu­tion­naires russes, dont c’é­tait vrai­ment le pro­gramme, avaient eu l’am­bi­tion d’or­ga­ni­ser la pro­prié­té socia­liste pay­sanne ; mais vou­lant trop bien faire et assu­rer cette orga­ni­sa­tion par des formes légales, ils ont las­sé la patience des mou­jiks et n’ont pas abou­ti à temps.

Tâchons, si c’est pos­sible, de nous débar­ras­ser des doc­trines à prio­ri et d’ob­ser­ver la réa­li­té. Nous essaye­rons ensuite d’en­vi­sa­ger telle ou telle transformation.

En France, dans la plu­part des régions, le régime de la petite pro­prié­té pré­do­mine. Autre­ment dit, les pay­sans pos­sèdent presque tous quelques champs ; et sou­vent cette pro­prié­té suf­fit à les faire vivre ; les plus pauvres sont cepen­dant obli­gés, pour joindre les deux bouts, d’al­ler faire des jour­nées chez les gros propriétaires.

Dans les endroits où existe la grande pro­prié­té, il faut dis­tin­guer celle qui est com­po­sée de moyens domaines, culti­vés par de petits fer­miers ou par des métayers qui tra­vaillent avec leur famille, et celle qui forme de grands domaines où l’on pra­tique la culture extensive.

Dans le pre­mier cas il n’y a aucune rai­son pour que sub­siste ce régime para­si­taire ; et la terre doit reve­nir à ceux qui la cultivent. L’ex­ploi­ta­tion usu­raire des fer­miers géné­raux aux dépens des métayers, telle qu’elle existe dans cer­tains dépar­te­ments, est vrai­ment intolérable.

Dans le second cas, expro­prier les pro­prié­taires au pro­fit des gros fer­miers, sou­vent plus riches qu’eux, serait, au point de vue socia­liste, une solu­tion illu­soire. Il semble qu’une asso­cia­tion. de tra­vailleurs et de tech­ni­ciens agri­coles serait néces­saire pour assu­rer la culture des grands domaines.

Il n’en reste pas moins qu’en géné­ral, c’est le régime de la petite pro­prié­té qui domine. Les culti­va­teurs vivent indé­pen­dants, et jus­qu’à pré­sent n’ont aucune rai­son d’as­pi­rer à une orga­ni­sa­tion socialiste.

Et cepen­dant les temps ont chan­gé. La tech­nique agri­cole a pro­gres­sé. On uti­lise des engrais, on emploie des machines. Le pay­san est ame­né à ache­ter et à vendre. Des syn­di­cats ont été créés pour des achats en com­mun ; mais ce sont d’or­di­naire des syn­di­cats dépar­te­men­taux qui servent sur­tout aux gros pro­prié­taires ; le petit culti­va­teur n’a aucune part à la vie de ce syn­di­cat, et ses rap­ports avec lui res­semblent à ceux qu’il peut avoir avec une admi­nis­tra­tion offi­cielle. Je par­le­rai plus loin des syn­di­cats de vente ; ils sont peu nom­breux et pour la plu­part à l’é­tat embryonnaire.

Il est impos­sible que la culture reste au stade actuel. Elle devra s’in­dus­tria­li­ser. Les culti­va­teurs seront obli­gés de se grou­per en asso­cia­tions. Ain­si ils réa­li­se­ront (et ils peuvent réa­li­ser dès main­te­nant sans révo­lu­tion) une orga­ni­sa­tion plus ou moins socia­liste. S’ils ne le font pas, les indus­triels agri­coles fini­ront soit par les expro­prier peu à peu, soit par les tenir en ser­vage — ce qui laisse envi­sa­ger dans un ave­nir loin­tain, un mou­ve­ment social d’émancipation.

J’ai mis mes conclu­sions avant mon étude. Le point inté­res­sant, en effet, est l’a­ve­nir pro­chain d’une ère pros­père d’in­dus­tria­li­sa­tion agricole.

En quoi consiste-t-elle ? Quelles sont les, condi­tions qui per­mettent de pré­voir cette évo­lu­tion économique ?

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Deman­dez à un pay­san de quelles cultures il s’oc­cupe. Il répon­dra qu’il fait un peu de tout. J’ai inter­ro­gé pen­dant ces trois der­nières années quelques mil­liers de petits et moyens culti­va­teurs, la plu­part pro­prié­taires, quelques uns fer­miers ou métayers. Telle est la réponse que j’ai eue, sauf raris­simes exceptions.

De fait, l’am­bi­tion du pay­san est de vivre indé­pen­dant, sans rien deman­der à per­sonne, sans rien ache­ter, autre­ment dit, de se suf­fire à lui-même. Peut-être pense-t-il ain­si arri­ver à acqué­rir davan­tage. Mais la consé­quence est qu’il a peu à vendre.

Il ne se demande pas si la peine qu’il se donne à grat­ter la terre est pro­por­tion­née au résul­tat obte­nu. Ain­si, très sou­vent ; il ignore les quan­ti­tés qu’il récolte par uni­té de sur­face ; il ne fait pas ce cal­cul, il pro­duit pour lui, pour sa consom­ma­tion. Il n’a pas l’i­dée de com­pa­rer le ren­de­ment de ses champs avec ce qu’on obtient ailleurs. Un pay­san de la Lozère qui récolte 7 à 8 quin­taux métriques de blé à l’hec­tare ne sait pas que dans les Flandres la mois­son donne jus­qu’à 30 quin­taux. Dans tout le Centre, 18 quin­taux sont consi­dé­rés comme un excellent ren­de­ment ; la moyenne en France est de 13 quin­taux ; en Alle­magne, où le cli­mat et la terre sont en géné­ral plus ingrats, elle est de 22.

Un pay­san d’Au­vergne s’es­time heu­reux de ramas­ser 10.000 kilos de pommes de terre à l’hec­tare. La moyenne en France est de 8.000 kilos, ce qui veut dire qu’il y a des champs qui rap­portent sen­si­ble­ment moins que cette quan­ti­té. Il ne sait pas que dans le Nord la récolte atteint 20.000 kilos.

Il existe tou­jours dans la val­lée de la basse Seine des vignobles qui pro­duisent péni­ble­ment un peu de ver­jus. Long­temps il y en eut tout près de Paris, et le vin aigre­let de Sur­esnes avait une renom­mée locale. J’ai vu en Auvergne, sur des hau­teurs froides et mal expo­sées, des vignes souf­fre­teuses et d’un ren­de­ment sans rap­port avec le tra­vail dépensé.

Ces exemples ne sont don­nés ici que pour mon­trer que le culti­va­teur a tout inté­rêt, soit pour épar­gner sa peine, soit pour gagner de l’argent, à aban­don­ner les cultures qui ne sont pas rému­né­ra­trices pour ne gar­der que celles qui sont adap­tées à la nature du sol et au climat.

Nous ne sommes plus au temps où, faute de moyens de com­mu­ni­ca­tion, les hommes étaient iso­lés les uns des antres. Chaque com­mune devait trou­ver sur son ter­ri­toire les pro­duits néces­saires à sa consom­ma­tion. Chaque culti­va­teur avait son clos de vigne et sa chè­ne­vière. Mais le pro­grès tech­nique n’a pas encore fait dis­pa­raître les ves­tiges du passé.

J’ai encore vu en Ser­bie les femmes filer à la que­nouille la laine de leurs mou­tons, ou tis­ser à la mai­son la toile néces­saire au ménage.

Mais pour­quoi aller si loin ? J’ai revu la que­nouille dans le Forez ; et il y a en Bre­tagne des tis­se­rands tra­vaillant sur des métiers à main. Le métier de sabo­tier sub­siste par­tout, alors que déjà les machines fabriquent les sabots à la grosse. Dans presque toutes les pro­vinces fran­çaises on trouve encore des fer­mières qui cuisent leur pain. La plu­part font elles-mêmes leur beurre, et un beurre de qua­li­té médiocre, et font aus­si leur fromage.

La carac­té­ris­tique de la cam­pagne est le manque de spé­cia­li­sa­tion. Donc deux consé­quences : dépense énorme de temps de tra­vail (ce qui revient à dire perte de temps ou sur­me­nage) et pro­duits de qua­li­té infé­rieure. Il est vrai qu’à ce stade pri­mi­tif de pro­duc­tion, la fal­si­fi­ca­tion est assez sou­vent ignorée.

Si la divi­sion du tra­vail est lente à s’é­ta­blir quand il s’a­git de trans­for­mer les pro­duits du sol, com­bien lente aus­si est la spé­cia­li­sa­tion des cultures. Le pay­san reste atta­ché à la rou­tine du pas­sé. Qui dira l’in­fluence des habi­tudes sur les phé­no­mènes sociaux ? 

Pour­tant, depuis que les com­mu­ni­ca­tions se sont mul­ti­pliées entre les dif­fé­rentes régions du globe, depuis qu’elles sont deve­nues faciles, rapides et habi­tuelles, des trans­for­ma­tions ont déjà apparu.

Au nord de la Loire les vignobles dis­pa­raissent peu à peu, sauf les crus de grande répu­ta­tion ; je par­le­rai plus loin de l’im­por­tance de la qua­li­té pour le com­merce agri­cole. Pour les huiles, la culture du col­za et celle du pavot (œillette) sont aban­don­nées en beau­coup d’en­droits à cause de l’im­por­ta­tion des ara­chides venant des côtes de Gui­née ; les oli­ve­raies elles-mêmes subissent une crise ; pour­tant une par­tie sub­sis­te­ra pour la consom­ma­tion de luxe. La sur­face plan­tée en chanvre a consi­dé­ra­ble­ment dimi­nué devant la concur­rence du coton dans la fabri­ca­tion des tis­sus de toile. Le nombre des ruches a for­te­ment bais­sé au fur et à mesure que se déve­lop­pait l’in­dus­trie sucrière. L’é­le­vage du mou­ton s’est res­treint, parce que les laines d’Aus­tra­lie ont réduit dans une forte pro­por­tion le béné­fice venant de la tonte, etc.

D’autre causes ont accé­lé­ré dans cer­taines régions la spé­cia­li­sa­tion cultu­rale. Là où existe la grande pro­prié­té, une adap­ta­tion plus rapide s’est faite, grâce aux moyens finan­ciers dont dis­posent les pro­prié­taires et aux connais­sances tech­niques des exploi­tants. Depuis le Sois­son­nais jus­qu’aux Flandres la culture exten­sive a pu être, pra­ti­quée selon les pro­cé­dés modernes ; la culture de la bet­te­rave avec son annexe, l’in­dus­trie sucrière, a pu sou­te­nir la concur­rence contre la pro­duc­tion alle­mande. Dans le Niver­nais l’é­lève du bétail de bou­che­rie a trans­for­mé le pays en un immense pâtu­rage cou­pé de bois.

Mais ce que j’ai dit et ce que je dirai plus loin s’ap­plique spé­cia­le­ment aux culti­va­teurs de petits et moyens domaines. Or, ils sont les plus nom­breux en France.

Enfin la nature du sol et le cli­mat ont, mal­gré tout, entraî­né une spé­cia­li­sa­tion plus ou moins mar­quée. Dans le midi de la France cette spé­cia­li­sa­tion s’est faite dans le sens de la culture de la vigne. D’autres régions, comme les mon­tagnes, ont impo­sé le régime des forêts et des pâturages.

Il n’en est pas moins vrai que la spé­cia­li­sa­tion agri­cole en France est très retar­da­taire. Mais qu’on ima­gine pas que j’en­tends la spé­cia­li­sa­tion en agri­cul­ture comme dans l’in­dus­trie, c’est-à-dire pous­sée à l’ex­trême ; ce serait assu­ré­ment impos­sible ; les régions culti­vées ont besoin d’une cer­taine variété.

D’a­bord la néces­si­té de l’asso­le­ment s’im­pose. On ne peut pas culti­ver la même plante indé­fi­ni­ment sur le même ter­rain, sans que le ren­de­ment dimi­nue, même en appor­tant chaque année à la terre tous les engrais dési­rables. Même là où l’on cultive en grand la bet­te­rave à sucre, l’al­ter­nance se fait avec les céréales et les pommes de terre. La supé­rio­ri­té du ren­de­ment en sucre obte­nu en Alle­magne sur celui obte­nu en France est attri­bué, en dehors du choix des semences, à un meilleur assolement.

Les plantes vivaces aus­si doivent être chan­gées au bout d’un cer­tain temps (frai­siers, asperges, etc.) Les truf­fières s’é­puisent au bout d’une période qui va de 25 à 28 ans. Il est pos­sible que les essences fores­tières se modi­fient d’elles-mêmes ; là où des noms géo­gra­phiques indiquent que telle ou telle espèce d’arbre exis­tait autre­fois, il arrive qu’il n’y en a plus aucun exem­plaire aujourd’­hui. La culture du coton­nier a été presque par­tout aban­don­née dans la région sud-est des États-Unis, à cause du flé­chis­se­ment des récoltes ; elle a été repor­tée plus à l’ouest. 

La vigne, en beau­coup d’en­droits, paraît dimi­nuer de vita­li­té, sans doute par suite de la per­sis­tance de sa culture pen­dant des siècles sur les mêmes ter­rains, mal­gré des fumures conscien­cieu­se­ment appor­tées. Le pro­lon­ge­ment des racines à des dis­tances extra­or­di­naires a pu pen­dant long­temps pal­lier à l’é­pui­se­ment du ter­rain ; mais ce pri­vi­lège a des limites.

D’autres rai­sons s’a­joutent à la néces­si­té de l’as­so­le­ment : par exemple de pou­voir faire suc­cé­der les façons de culture et plus tard d’é­che­lon­ner les tra­vaux de récolte. Avec une culture uni­forme tout doit se faire à la fois ; et la main‑d’œuvre, mal­gré l’aide des machines, peut se trou­ver insuf­fi­sante ou coû­ter extrê­me­ment cher.

Tou­te­fois la varié­té des asso­le­ments peut se limi­ter et ren­trer dans le cadre de deux ou trois spé­cia­li­sa­tions. Les grandes plaines sont propres à une culture exten­sive où seront pré­do­mi­nantes soit les céréales, soit les bet­te­raves à sucre, soit les plantes tex­tiles, etc. Les cultures en alter­nance servent à la nour­ri­ture du bétail, ou bien consti­tuent une autre spé­cia­li­sa­tion. Elles n’en sont pas moins une forme de culture exten­sive où les mêmes pro­cé­dés sont employés. Il n’y a aucun avan­tage à culti­ver en petit du blé ou de l’a­voine par exemple. Et pour­tant j’ai vu assez sou­vent, aux envi­rons de Cler­mont-Fer­rand, de petits champs tra­vaillés à la bêche, comme j’ai vu dans le Péri­gord et en Bre­tagne la mois­son faite à la fau­cille, sans que la céréale eût ver­sé. Que de temps perdu !

On ima­gine la main‑d’œuvre énorme dont il faut dis­po­ser pour tra­vailler dans ces condi­tions et on com­prend qu’on se plaigne que l’a­gri­cul­ture manque de bras.

Celle-ci s’est cepen­dant déve­lop­pée aux États-Unis à une époque où la main‑d’œuvre agri­cole était là-bas extrê­me­ment rare et par consé­quent assez chère. Ces condi­tions ont déter­mi­né la nais­sance du machi­nisme agri­cole et ont per­mis le déve­lop­pe­ment et la pros­pé­ri­té de la pro­duc­tion rurale. C’est aux États-Unis. éga­le­ment qu’on a com­men­cé, assez récem­ment, les essais de labour méca­nique avec des trac­teurs à essence. Il a fal­lu la guerre pour que ces mêmes essais fussent ten­tés en France. Encore ici serait-il sans doute plus avan­ta­geux, dans les plaines peu éloi­gnées des forces hydrau­liques, de ten­ter le labou­rage élec­trique, c’est-à-dire le labour au moyen de treuils mus par l’élec­tri­ci­té, ce qui évite le plom­bage du sol.

La culture exten­sive parait devoir être l’a­pa­nage des pays de grandes plaines, comme la Rus­sie du sud l’U­kraine, la Rou­ma­nie, la Hon­grie, cer­taines régions des États-Unis, du Cana­da, de l’Ar­gen­tine, etc. Elle est peu appli­cable en France, où d’ailleurs le mor­cel­le­ment de la pro­prié­té s’op­pose à la culture en grand avec un machi­nisme appro­prié, à moins que les petits pro­prié­taires n’ar­rivent à s’as­so­cier pour culti­ver et exploi­ter en com­mun, et aus­si pour faire l’a­chat coû­teux d’un outillage perfectionné.

M. Pier­rot

(à suivre.)

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