« L’homme ne vit pas que de pain. » Rappelons-le de nouveau. Malheureusement, il n’est que trop certain que le développement moral et artistique ne va pas de pair avec le développement matériel. On constate même des régressions dans le niveau des distractions populaires ; le cinéma tue le théâtre, le caf’conc’ occupe la place du vrai concert.
En ce qui concerne la musique, elle atteint un degré de vulgarité inconnu jusqu’à ce jour. Les clowneries épileptiques du jazz-band constituent aujourd’hui l’ultime formule du music-hall.
Des essais passés et présents prouvent cependant que le peuple est loin d’être réfractaire au beau dans le sens le plus élevé du mot. Mais il a besoin d’être conseillé. Aussi peut-on déplorer que tous ceux qui se sont donné pour mission de guider le peuple, y compris les militants ouvriers, se soucient si peu, non seulement pour les autres, mais aussi pour eux-mêmes, du développement artistique.
Précisément, les affaires du monde musical sont en plein marasme. Tout professeur ou exécutant peut témoigner de la crise des leçons et des difficultés accrues de l’organisation des concerts. Les causes de cette situation ne sont pas que passagères. L’activité musicale dépend, depuis trop longtemps de la clientèle d’une poignée de bourgeois amateurs ou snobs. Et plus que tout autre milieu artistique, le milieu musical est un monde fermé, manquant de contact avec la vie.
C’est dans l’établissement de ce contact que se trouve le remède. En se tournant vers le peuple, l’interprète et le professeur trouveront leur salut. Un mouvement s’ébauche dans ce sens, mais c’est un mouvement encore inconscient. Cependant, il est typique qu’une organisation fermée, comme la Société des Concerts du Conservatoire, dont les abonnements se transmettent encore par voie d’héritage, songe aujourd’hui, sous le coup de la nécessité, à organiser des séances populaires. Cette réforme radicale, tentée par une des plus fameuses sociétés musicales du monde entier, est digne de tous nos encouragements, d’autant plus qu’elle se trouve entravée par des difficultés matérielles, telles que le manque de salles de concerts dans la Ville-Lumière. Mais laissons cette dernière question de côté.
La transformation que nous espérons voir s’accomplir de plus en plus générale, ne doit pas nous faire oublier que d’intéressantes réalisations sont en cours. Je veux parler des Fêtes du Peuple. Leur éloge n’est plus à faire. Les dithyrambes d’amis trop zélés ont d’ailleurs rendu cette tâche malaisée. Pour ma part, je ne puis qu’exprimer à Albert Doyen mon admiration pour l’œuvre qu’il à réussi à mener à bien. Il faut surtout le louer d’avoir, dans sa chorale, appelé la foule des non-initiés à interpréter elle-même les chefs-d’œuvres des maîtres. Ç’a été un trait lumineux : l’art non seulement pour le peuple, mais par le peuple.
Et pourtant que dire des représentations données par les Fêtes du Peuple ? J’avoue que quelqu’intérêt que j’aie pris à la partie musicale, elles m’ont généralement causé une si pénible impression que je n’ai pu toujours y assister jusqu’au bout. C’est que le programme de ces fêtes est établi d’après un mauvais principe.
Une séance musicale ne devrait pas être entrecoupée de discours. Hændel et Beethoven ne font pas bon voisinage avec la parole acide d’un sectaire de la dictature du prolétariat ou les banalités d’un phraseur réclamier. L’effet est réellement désastreux sur l’auditoire qui, après l’effort accompli pendant l’exécution d’une belle œuvre, se relâche aux faciles ritournelles de phraséologie démagogique que la guerre, hélas ! n’a pas tuée.
Il ne s’agit pas d’exclure la musique de toute réunion ou fête de propagande. Mais au moins faut-il que la réunion ou la fête soit dominée par un but élevé déterminé (une commémoration, par exemple), constituant un lien entre les différents éléments de la représentation et auquel ceux-ci, comme moyens, restent subordonnés. Et encore faut-il, choisir alors avec soin le ton des discours et même le caractère des vers, si l’on veut conserver l’atmosphère créée par la musique.
Quant à la séance composée d’une partie concert et d’une partie oratoire distinctes, elle peut être admise, considérée comme deux représentations différentes n’ayant pas de lien entre elles.
En tous cas, il est hors de doute que des séances purement musicales (surtout dans le genre de celles que peut nous offrir Doyen), ont un public populaire assuré. L’expérience personnelle m’a démontré, au surplus, que les amateurs sont assez nombreux parmi les ouvriers raffinés et les intellectuels de condition modeste pour suivre des auditions de musique de chambre. Une ville aussi grande que Paris peut même permettre la réussite, dans des quartiers différents, de plusieurs entreprises similaires. La présentation des œuvres à un public nouveau demande, il est vrai, des précautions et des soins tout particuliers. Ce sera justement la tâche essentielle des professionnels et des militants réunis.
Jacques Reclus