La Presse Anarchiste

Le Congrès confédéral

Le Congrès de la C.G.T., qui s’est tenu à Lyon, du 15 au 20 sep­tembre, a été un Congrès de liqui­da­tion de la période de guerre, pas autre chose. La dis­cus­sion s’y est pour­sui­vie pen­dant cinq jours, sur l’ac­tion de ceux qui ont por­té le far­deau des res­pon­sa­bi­li­tés au cours de la tourmente.

L’op­po­si­tion, au début très forte par le nombre et l’ar­deur de ses membres, s’est effon­drée par son manque d’u­ni­té de vues et le vide des for­mules qu’elle offrait au Congrès.

Il semble, à vrai dire, qu’un grand nombre de congres­sistes aient hési­té jus­qu’au der­nier moment entre leurs concep­tions syn­di­ca­listes et les for­mules mar­xistes du P.S.U., duquel ils font par­tie pour la plu­part, et dont les ora­teurs de l’op­po­si­tion se fai­saient, en somme, les inter­prètes. C’est ce qui peut expli­quer, mal­gré le vote final, le suc­cès rela­tif des réqui­si­toires de l’opposition.

Mais le pro­gramme des oppo­si­taires, basé sur la vieille phra­séo­lo­gie poli­ti­co-révo­lu­tion­naire, ne pou­vait tenir devant les concep­tions éco­no­miques, posi­tives et par là beau­coup plus révo­lu­tion­naires du syndicalisme.

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Révo­lu­tion poli­tique ou révo­lu­tion éco­no­mique ? Ain­si peuvent se résu­mer les débats entre les deux ten­dances. Les par­ti­sans de la der­nière ne se pri­ve­ront pas de repro­cher à ceux de la pre­mière, leur dédain des réformes éco­no­miques, comme la jour­née de huit heures.

Ce qui guide les pre­miers, c’est la révo­lu­tion russe. On est hyp­no­ti­sé par son exemple et on est impa­tient d’ins­tau­rer dans nos pays démo­cra­tiques un régime cal­qué sur le régime mos­co­vite, sans tenir compte que le milieu arrié­ré de l’Eu­rope orien­tale ne peut être com­pa­ré à la civi­li­sa­tion de l’Eu­rope occidentale.

Bouet, secré­taire de la Fédé­ra­tion des Ins­ti­tu­teurs, se pro­nonce. pour « la révo­lu­tion préa­lable, faite par les masses diri­gées et menées par des mili­tants, comme on l’a fait en Rus­sie et en Hongrie ».

De même Ver­dier (Métaux, Avey­ron) se montre un admi­ra­teur sans réserves du régime sovié­tiste, et résume la concep­tion de ses amis en ces termes : « Si vous vou­lez faire œuvre révo­lu­tion­naire, vous devez diri­ger votre action vers la conquête du pou­voir. Je dis que la révo­lu­tion poli­tique pré­cé­de­ra la révo­lu­tion économique. »

Loriot lui-même, tré­so­rier du P.S.U., veut démon­trer l’illu­sion du pro­lé­ta­riat s’or­ga­ni­sant au sein de la socié­té capi­ta­liste pour la détruire. « Il n’y a qu’une seule solu­tion pos­sible : la révo­lu­tion préalable ».

Chez Monatte, dont le réqui­si­toire fit la plus grosse impres­sion sur le Congrès, le pro­gramme posi­tif se borne éga­le­ment à la révo­lu­tion russe. En revanche, sur le ton pathé­tique d’un accu­sa­teur public, il a stig­ma­ti­sé pen­dant deux heures le bureau confédéral.

Des hommes de l’op­po­si­tion vont jus­qu’à nier le pro­grès démo­cra­tique. Mon­mous­seau (Che­mi­nots, Paris) s’at­taque au prin­cipe du Droit des peuples et à la Socié­té des Nations qui « n’ont rien de com­mun avec les buts du syn­di­ca­lisme et de l’In­ter­na­tio­nale ouvrière. »

Et il s’ex­prime en ces termes bor­nés « Nous disons que le syn­di­ca­lisme natio­nal est lié à la démocratie ».

Ce qu’on peut éga­le­ment repro­cher aux mino­ri­taires, ain­si qu’à cer­tains ral­liés de la majo­ri­té, c’est l’in­com­pré­hen­sion per­sis­tante de la guerre, comme défense contre la réac­tion, germanique.

Monatte « recon­naît » qu’il était impos­sible « de déclen­cher la grève géné­rale devant la mobi­li­sa­tion. La vague a pas­sé dans un pays affo­lé par les manœuvres de nos enne­mis de classe ». Sirolle (Che­mi­nots, Paris) lui, dira : « La plus grande immo­ra­li­té à été de prê­ter appui à la guerre. »

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Fai­sant pen­dant à l’in­ter­ven­tion de Monatte, et salué comme elle, à son issue, par l’In­ter­na­tio­nale, enton­née par l’As­sem­blée, le dis­cours de Mer­rheim consti­tue le meilleur mor­ceau ora­toire du Congrès. Et le « ral­lié » Mer­rheim lan­ce­ra de dures vérités.

Il dira à Loriot : « Vous êtes trop socia­liste pour ne pas souf­frir cruel­le­ment de l’é­tat moral dans lequel menace de som­brer le socia­lisme et son idéal révo­lu­tion­naire et pour ne pas regret­ter avec moi la stag­na­tion dans un gouffre d’in­té­rêt qui fait que la classe ouvrière laisse chaque jour une part d’i­déal pour ne lut­ter que pour avoir de l’argent, tou­jours de l’argent et beau­coup d’argent. »

Et encore : « Si nous vou­lons faire que l’af­fran­chis­se­ment des tra­vailleurs soit l’œuvre du tra­vail et fait par les tra­vailleurs eux-mêmes, il est indis­pen­sable que nous lut­tions contre la vague d’im­mo­ra­li­té géné­rale qui atteint dans une plus ou moins grande mesure toutes les classes. Il faut que nous met­tions en garde nos cama­rades contre cette ten­dance de lut­ter seule­ment pour obte­nir de gros salaires, d’où ne peuvent sor­tir aucune amé­lio­ra­tion positive ».

Qui aurait atten­du un tel lan­gage, d’une telle bouche ? Mer­rheim, cham­pion de l’i­déa­lisme ; lui qui n’a ces­sé de pié­ti­ner cet idéa­lisme, jus­qu’à une époque récente ; lui, un des lea­ders de l’é­troit ouvrié­risme ! Comme les autres fonc­tion­naires, il récolte aujourd’­hui le fruit de ses propres erreurs d’antan.

Mais il a eu un autre chan­ge­ment d’at­ti­tudes qu’il admet, celui-là, et qui est rela­tif à la ligne de conduite confé­dé­rale. Le secré­taire des Métaux s’est trou­vé, au cours, de la guerre, dans la situa­tion d’un mon­sieur qui, s’é­tant impru­dem­ment lais­sé choi­sir comme chef de l’op­po­si­tion dite défai­tiste, s’a­per­çoit tout à coup que ses troupes le conduisent vers des situa­tions dangereuses.

Et qu’est-ce qui a déter­mi­né la volte-face de Mer­rheim ? C’est, dit-il, le dan­ger alle­mand au début de 1918, quand la ruée des masses enne­mies mena­çait Paris. À ce moment-là, Mer­rheim se sou­vint fort oppor­tu­né­ment de la motion de Zim­mer­wald, qui disait « Ni vain­queurs, ni vain­cus », et il ne vou­lut pas que la France subit une paix de Brest-Litovsk.

Ain­si, ce dan­ger alle­mand, il ne l’a­vait pas aper­çu plus tôt ! Ni la vio­la­tion de la Bel­gique, ni Char­le­roi, ni les des­truc­tions sous-marines et toutes les hor­reurs, propres à la guerre ger­ma­nique ne lui avait fait com­prendre quelle menace pesait sur l’humanité.

Répon­dant à ceux qui ne se sou­cient pas de la pro­duc­tion et affirment, tel Mon­mous­seau, que « puisque les capi­ta­listes seuls sont res­pon­sables de la guerre, qu’ils s’or­ga­nisent comme-ils l’en­ten­dront ; nous n’a­vons rien à faire pour les aider : lais­sons-les aller à la ban­que­route ». Mer­rheim déclare qu’il a essayé de faire péné­trer dans les masses l’i­dée que la pro­duc­tion est une condi­tion essen­tielle de la soli­di­té d’une révo­lu­tion sociale. Sa plus grande souf­france, c’est d’a­voir ren­con­tré en France une situa­tion révo­lu­tion­naire, mais pas un esprit révolutionnaire.

Plus tard, Bide­gar­ray s’é­crie­ra : « Est-ce que, hyp­no­ti­sés par cette révo­lu­tion qui gran­di­ra, paraît-il, tous les jours, nous allons oublier qu’il faut man­ger quand même. »

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L’é­chec du 21 juillet est l’é­pi­sode sur lequel les ten­dances se heurtent avec le plus de viva­ci­té. Il appar­tien­dra sur­tout à Dumou­lin, — un autre « ral­lié » — de jus­ti­fier l’a­ban­don de la manifestation.

Cepen­dant, la prin­ci­pale cri­tique appor­tée contre la C.G.T., rela­ti­ve­ment, à son action de guerre, est celle de la « col­la­bo­ra­tion » avec le gou­ver­ne­ment. Tous les actes des membres du Bureau sont pas­sés au crible de l’op­po­si­tion depuis le mal­en­con­treux voyage à Bor­deaux jus­qu’à la par­ti­ci­pa­tion à la Confé­rence de la paix, en pas­sant par les mille et une démarches auprès des ministres.

Dumou­lin, répond au sujet des démarches : « Vous oubliez que vous sor­tez d’une longue et dou­lou­reuse période, pen­dant laquelle le seul patron était l’État et le gou­ver­ne­ment, qu’ain­si les mou­ve­ments reven­di­ca­tifs s’a­dres­saient à l’État, et par consé­quent est-ce nous, C.G.T., qui nous adres­sions au Minis­tère du Tra­vail, ou les gré­vistes ? Je vou­drais qu’on me dise quelles grèves ont don­né lieu à des démarches qui n’aient pas été faites sur les demandes des inté­res­sés eux-mêmes»… « La véri­té, c’est que bien sou­vent, toutes vos grèves, nous avons été les repê­cher au Minis­tère du Travail. »

Mais c’est Jou­haux, qui est le plus atta­qué sur cette ques­tion de la col­la­bo­ra­tion. Aus­si, sa défense porte-t-elle prin­ci­pa­le­ment sur ce point. Son inter­ven­tion, qui a cou­ron­né la dis­cus­sion, ne com­porte pas un inté­rêt com­pa­rable au dis­cours-pro­gramme du 22 juillet, Mais ses expli­ca­tions ont fait une forte impres­sion par leur ton de cor­rec­tion et de loyau­té, qua­li­tés qu’on s’ac­corde géné­ra­le­ment à recon­naître au secré­taire confé­dé­ral. En tant que lea­der de la C.G.T., sa valeur réside sur­tout dans la poli­tique adroite de sa ges­tion, à laquelle, au dire de cer­tains, on est rede­vable du main­tien de l’u­ni­té ouvrière.

Ses visites à Cle­men­ceau ? » J’y suis allé parce que des mili­tants de pro­vince et des mili­tants pari­siens m’y ont traî­né. Manque-t-il du char­bon quelque part ou ailleurs des wagons, ou y a‑t-il des reven­di­ca­tions à pré­sen­ter ? On Vient à la C.G.T. et on dit : « Il faut aller voir le Gouvernement. »

Sa col­la­bo­ra­tion à des orga­nismes de guerre ? « Poli­tique qui n’est ni la lutte de classe, ni la col­la­bo­ra­tion, qui est sim­ple­ment humaine. Est-ce que par hasard les mili­tants syn­di­ca­listes n’au­raient plus le droit d’a­gir sur le ter­rain humanitaire ? »

Jou­haux ne désa­voue nul­le­ment ses rap­ports avec Mal­vy dont il se féli­cite au contraire d’a­voir appuyé les efforts réel­le­ment démocratiques.

S’a­dres­sant enfin aux poli­ti­ciens socia­listes, il se décla­re­ra fran­che­ment anti­par­le­men­taire et affir­me­ra car­ré­ment qu’il n’est pas socialiste.

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La majo­ri­té s’est affir­mée sur une motion de confiance et d’ac­tion qui tend à pré­ci­ser la charte d’A­miens et à en tirer les consé­quences. Mal­gré ses lon­gueurs. et ses impré­ci­sions, on ne peut nier la valeur révo­lu­tion­naire de ses termes.

La pré­oc­cu­pa­tion essen­tielle de la réso­lu­tion est « le recul de la poli­tique devant l’é­co­no­mie ». Elle renou­velle l’af­fir­ma­tion de la neu­tra­li­té poli­tique de la C.G.T. et ter­mine en oppo­sant la natio­na­li­sa­tion à l’étatisation.

« L’ex­ploi­ta­tion directe par la col­lec­ti­vi­té des richesses col­lec­tives… et leur répar­ti­tion sont une condi­tion essen­tielle de la réor­ga­ni­sa­tion que nous vou­lons pour­suivre. Mais… nous ne son­geons pas à aug­men­ter les attri­bu­tions de l’État, à les ren­for­cer, ni sur­tout à recou­rir au sys­tème qui sou­met­trait les indus­tries essen­tielles au fonctionnarisme…

«… Par la natio­na­li­sa­tion nous enten­dons confier la pro­prié­té natio­nale aux inté­res­sés eux-mêmes, pro­duc­teurs et consom­ma­teurs associés. »

L’a­ve­nir nous dira ce que vau­dront ces décla­ra­tions dans l’ac­tion syn­di­cale quo­ti­dienne. Mais il semble pro­bable qu’a­vec l’ar­mée gran­dis­sante des syn­di­qués, dont le nombre a quin­tu­plé depuis la guerre, une évo­lu­tion vers « le Syn­di­ca­lisme à la Gom­pers », (dis­cours de Sirolle), est presque inévi­table. Ni les masses, ni les mili­tants n’y peuvent rien. On ne peut escomp­ter d’une C.G.T. alour­die de couches pro­lé­ta­riennes récem­ment gagnées à la cause syn­di­cale, mais pas encore au syn­di­ca­lisme, et ani­mées de concep­tions et d’in­té­rêts sou­vent for­te­ment diver­gents, une action aus­si révo­lu­tion­naire que par le passé.

J. Reclus

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