La Presse Anarchiste

À propos de notre attitude pendant la guerre

Dans notre pre­mier arti­cle, paru dans le n° 2, nous avons déclaré qu’en ten­ant compte des faits et sans déna­tur­er ou cacher la vérité, nous n’avons aucune­ment aban­don­né les principes anar­chistes. L’at­ti­tude que nous avons prise découle de nos principes mêmes.

Tan­dis que beau­coup voulaient oubli­er l’énorme impor­tance des ques­tions soulevées par cette calamité ce qui a per­mis à cer­tains de se juch­er sur un piédestal, et de regarder, les yeux secs, l’épou­vantable boucherie nous, nous con­sid­éri­ons que les révo­lu­tion­naires ne pou­vaient rester sim­ple­ment pas­sifs, qu’ils devaient entr­er dans la mêlée, d’où devait résul­ter quoi qu’on en dise, une ori­en­ta­tion cap­i­tale vers des fins poli­tiques et économiques, soit dans le sens réac­tion­naire soit dans le sens social­iste pris dans sa plus large acceptation.

Ce qui ne veut pas dire, que nous nous fai­sions des illu­sions comme Léon Blum (Human­ité du 19 juil­let 1919) sur la vic­toire com­plète des principes de droit et de lib­erté. (Voir extraits cités dans le pre­mier arti­cle). Et jusqu’à preuve du con­traire, nous per­sis­tons à penser que nous avons eu rai­son, après avoir étudié les résul­tats. du traité de Ver­sailles, résul­tats qui sont très loin de nous sat­is­faire. Si l’Alle­magne avait été vic­to­rieuse, ain­si que la cléri­cale Autriche, il n’y aurait pas eu de révo­lu­tion, ni dans l’une, ni dans l’autre. Il ne faut pas oubli­er que le peu­ple alle­mand n’au­rait pas voulu se débar­rass­er de son mil­i­tarisme et de ses méth­odes de dis­ci­pline qui lui avaient don­né une prospérité indus­trielle et com­mer­ciale sans précé­dent. Le réveil des nation­al­ités en Autriche aurait créé une sit­u­a­tion tou­jours. plus angois­sante ; une Pologne libre n’au­rait pas vu le jour ; la Bel­gique et les ter­ri­toires envahis n’au­raient jamais été indem­nisés, en sup­posant même qu’ils n’aient pas été con­fisqués comme pré­pa­ra­tion d’une nou­velle guerre con­tre l’An­gleterre et l’Amérique ; la Russie serait dev­enue colonie alle­mande, et l’I­tal­ie, la Suisse et beau­coup d’autres états neu­tres auraient subi le même sort.

Et quant au mil­i­tarisme et au cléri­cal­isme ils auraient fleuri de plus belle en France. Les curés et les moines auraient encore, comme après 71, mis leur emprise sur l’é­cole et créé des mis­sions dans tout le pays pour récolter de nou­veaux fonds néces­saires à l’érec­tion de nou­veaux Sacré-Cœur pour les autres villes de France et de Navarre, tout en deman­dant à Dieu de par­don­ner les crimes des bour­reaux (répub­li­cains, social­istes, libres-penseurs, etc…) de l’église française, la fille aînée de leur grande famille, etc.

Cepen­dant que Guil­laume II aurait répété : « L’Alle­magne ne sera jamais battue ; le Tout-Puis­sant se sert de l’Alle­magne pour accom­plir une mis­sion. Il a réservé un tra­vail spé­cial aux Allemands ».

Et pour notre social­isme les cama­rades alle­mands nous auraient prou­vé qu’au fond nous devri­ons nous réjouir d’une sem­blable défaite qui leur aurait don­né la pos­si­bil­ité de nous mon­tr­er les bien­faits de leur organ­i­sa­tion de leur dis­ci­pline, de leurs doc­trines si appro­fondies, et si justes doc­trines, qui ont même encore aujour­d’hui des fana­tiques par­mi les social­istes français.

On est même en train de fab­ri­quer du fanatisme comme du temps des guer­res de reli­gion, ce qui nous sem­ble être en con­tra­dic­tion avec le matéri­al­isme his­torique de Marx, qui n’ad­met pas l’idée-force.

« Le saint dont la mémoire est fêtée le 1er mai (ce qui est faux) s’ap­pelle Karl Marx », écrivait-on dans cer­tain jour­nal social démoc­rate de langue française (La Nou­velle Inter­na­tionale, Genève 1918).

Ce saint qui se réjouis­sait que l’In­ter­na­tionale fut dans sa main, que le cen­tre de grav­ité du mou­ve­ment se fut déplacé de France en Alle­magne [[Rap­pelé par James Guil­laume dans son livre Karl Marx panger­man­iste. J. Longuet dans son ouvrage La poli­tique inter­na­tionale du Marx­isme, ne le con­teste pas (page 199).]], ne fut en somme qu’un social patri­ote alle­mand et encore dans le mau­vais sens du terme.

Il nous sem­ble que la paix qui vient d’être rat­i­fiée, si mau­vaise qu’elle soit, ne mar­que pas un pas en arrière, mais bien un progrès.

[|* * * * *|]

Dans les dis­cus­sions qui furent soulevées au sujet de notre atti­tude pen­dant la guerre, qua­tre ques­tions furent surtout examinées.

  1. Responsabilités ;
  2. État relatif des dif­férents pays rel­a­tive­ment à nos idées ;
  3. Atti­tude prise par suite du cataclysme.
  4. Pos­si­bil­ité de gag­n­er la guerre ou de l’ar­rêter, si la vic­toire devait être trop chère­ment gagnée.

À ceux de nos bons cama­rades qui sincère­ment croient que notre groupe a pris une atti­tude vio­lem­ment con­traire à tout ce qui avait été dit avant la guerre, nous leur rap­pelons, un peu au hasard, ces quelques pen­sées de nos grands devanci­er. Inutile de dire que nous ne sommes pas de ceux qui trou­vent bon d’élever un culte en leur faveur.

On y ver­ra que la tac­tique éprou­vée de ceux-ci était qu’en temps de paix, de calme, on devait faire de l’idéal­isme le plus généreux, du social­isme fédéral­iste, etc… mais qu’en temps de lutte, il fal­lait soutenir le par­ti ou le pays le plus avancé, pour qu’il n’y eût pas recul du progrès.

De Proud­hon :

« La France don­nera quelque jour au monde le sig­nal du désarme­ment, c’est un hon­neur qui paraît lui être réservé ; c’é­tait le rêve secret de la République.

« Mais ce sera à la con­di­tion, bien enten­du, que tan­dis qu’elle désarmera, les autres n’armeront point, que tan­dis qu’elle licenciera ses armées, décen­tralis­era son admin­is­tra­tion, organ­is­era ses com­munes…; d’autres, pen­dant ce temps, ne se con­cen­treront et ne se for­ti­fieront sournoise­ment con­tre elle. »

(La Fédéra­tion et l’U­nité en Ital­ie, page 132.)

D’Élisée Reclus :

« Quoi qu’on en dise et quoi qu’on ait pris l’habi­tude de répéter, surtout en France, par réac­tion con­tre les illu­sions d’an­tan, il y a pour­tant entre la République et la monar­chie, plus qu’une dif­férence de mots, plus qu’un con­traste de sym­bol­es. En monar­chie, la logique, aus­si bien que la loi, ramène tous les citoyens à s’oc­cu­per de la per­son­ne offi­cielle, qu’elle qu’en soit la valeur, taud­is qu’en République, on peut nég­liger cet indi­vidu, s’il est vrai­ment nég­lige­able, mal­gré la rou­tine et la cen­tral­i­sa­tion des pou­voirs hiérar­chisés. C’est déjà un très grand débar­ras, que la dis­pari­tion d’une absur­dité tra­di­tion­nelle momi­fiée en un homme qui se gère en dieu et que la foule prend comme tel ; délivré de ce kyste gênant, le corps social a plus de chances de fonc­tion­ner en san­té, et l’e­sprit dégagé de ce cauchemar, passe à la solu­tion d’autres problèmes. »

(L’Homme et la Terre, V. 434)

De Bak­ou­nine :

«… Ah ! si la France était envahie par une armée de pro­lé­taires alle­mands, anglais, belges, espag­nols, ital­iens, por­tant haut le dra­peau du social­isme révo­lu­tion­naire et annonçant au monde l’é­man­ci­pa­tion finale du tra­vail et du pro­lé­tari­at, j’au­rais été le pre­mier à crier aux ouvri­ers de France : « Ouvrez-leur vos bras, ce sont vos frères, et unis­sez-vous à eux pour bal­ay­er les restes pour­ris­sant du monde bour­geois ! » Mais l’in­va­sion qui déshon­ore la France aujour­d’hui, ce n’est point une inva­sion démoc­ra­tique et sociale, c’est une inva­sion aris­to­cra­tique, monar­chiste et mil­i­taire. Les cinq ou six cent mille sol­dats alle­mands qui égor­gent la France à cette heure, sont les sujets obéis­sants, les esclaves d’un despote qui est tout entiché de son droit divin, et dirigés, com­mandés, poussés comme des auto­mates, par des généraux sor­tis de la noblesse la plus inso­lente du monde, ils sont — deman­dez-le à vos frères les ouvri­ers de l’Alle­magne — les enne­mis les plus féro­ces du pro­lé­tari­at. En les rece­vant paci­fique­ment, en restant indif­férents et pas­sifs devant cette inva­sion du despo­tisme, de l’aris­to­cratie et du mil­i­tarisme alle­mands sur le sol de la France, les ouvri­ers français ne trahi­raient pas seule­ment leur pro­pre dig­nité, leur pro­pre lib­erté, leur pro­pre prospérité, avec toutes leurs espérances en un meilleur avenir, ils trahi­raient encore la cause du pro­lé­tari­at du monde entier, la cause sacrée du social­isme révolutionnaire.

Car celui-ci leur com­mande, dans l’in­térêt des tra­vailleurs de tous les pays, de détru­ire ces ban­des féro­ces du despo­tisme alle­mand, comme elles-mêmes ont détru­it les ban­des armées du despo­tisme français [[Napoléon Ier en 1813 – 1815.]] d’ex­ter­min­er jusqu’au dernier sol­dat du roi de Prusse et de Bis­mar­ck, au point qu’au­cun ne puisse quit­ter vivant ou armé le sol de France.

Les ouvri­ers, par cette atti­tude pas­sive, veu­lent-ils se venger des bour­geois ? Ils se sont déjà vengés ain­si une fois, en décem­bre [[Coup d’é­tat de Napoléon III le 2 décem­bre 1851.]] et ils ont-eux-mêmes payé cette vengeance par vingt ans d’esclavage et de mis­ère. Ils ont puni l’af­freux atten­tat de juin, en devenant eux-mêmes les vic­times de Napoléon III qui les a livrés, pieds et mains liés, à l’ex­ploita­tion des bour­geois. Cette leçon ne leur aurait-elle point paru suff­isante, et veu­lent-ils, pour se venger encore une fois des bour­geois, devenir aujour­d’hui pour vingt ans de plus et davan­tage peut-être, les esclaves et les vic­times du despo­tisme prussien qui ne man­querait pas de les livr­er à son tour à l’ex­ploita­tion de cette même bourgeoisie ?

Se venger tou­jours sur son pro­pre dos et au prof­it de ceux-là dont ou se pro­pose de tir­er vengeance ne me paraît pas très spir­ituel, et c’est pourquoi il m’est impos­si­ble de croire à la vérac­ité des rap­ports des cor­re­spon­dants alle­mands. Les ouvri­ers si intel­li­gents de Paris peu­vent-ils ignor­er que la vic­toire défini­tive des Prussiens sig­ni­fierait la mis­ère et l’esclavage du pro­lé­tari­at français beau­coup plus encore que l’hu­mil­i­a­tion et la ruine de la bour­geoisie de la France ? Pourvu que la mis­ère force le tra­vailleur à ven­dre son tra­vail à bas prix au bour­geois, la bour­geoisie se relève, et toutes ses pertes, momen­tanées, finis­sent tou­jours par retomber sur le pro­lé­tari­at. Mais le pro­lé­tari­at français une fois enchaîné par les Prussiens, ne se relèvera pas de longtemps, à moins que les tra­vailleurs de quelque pays voisin, plus énergiques et plus capa­bles que lui, ne pren­nent l’ini­tia­tive de la révo­lu­tion sociale. »

(Œuvres, tome II, pages 257–59, chez Stock, 255, rue Saint-Honoré.)

«…Enfin, je suis con­va­in­cu que la défaite et l’asservisse­ment de la France, et le tri­om­phe de l’Alle­magne assu­jet­tie aux Prussiens, ferait retomber toute l’Eu­rope dans les ténèbres, dans la mis­ère et dans l’esclavage des siè­cles passés. J’en suis telle­ment con­va­in­cu, que je pense que c’est aujour­d’hui un devoir sacré pour tout homme qui aime la lib­erté, et qui veut le tri­om­phe de l’hu­man­ité sur la bru­tal­ité, de venir, quel que soit son pays, qu’il soit Anglais, Espag­nol, Ital­ien, Polon­ais, Russe — même Alle­mand — pren­dre part à cette lutte démoc­ra­tique du peu­ple français con­tre l’in­va­sion du despo­tisme germanique. »

(Œuvres, tome IV, page 153, Stock. éditeur.)

De Fer­nand Pell­outi­er, le père de la C.G.T.:

« Quant aux citoyens des villes, nous accor­dons que beau­coup d’en­tre eux, pous­sant à l’ex­cès le culte de la terre natale, ne craig­nent point de proclamer qu’il faut aimer les hommes nés en deçà de la fron­tière et haïr les autres. Mais com­bi­en ont, depuis longtemps, per­du cette exal­ta­tion dont la philoso­phie leur a révélé le néant et le dan­ger ! Con­sid­érez la gra­da­tion d’idées qui s’est faite. dans les esprits : d’abord, oppo­si­tion aux con­quêtes nou­velles, déter­minée par la con­vic­tion que les chefs d’État doivent se mon­tr­er avares du sang des citoyens ; puis, obser­va­tion que les intérêts économiques des peu­ples sont con­nex­es et que la guerre est nuis­i­ble à leur développe­ment [[Ce qui prou­verait qu’on peut très bien soutenir que le cap­i­tal­isme n’avait pas intérêt à la guerre et qu’il n’en est pas la cause (note des rédac­teurs de cet arti­cle).]]. De là à penser que la civil­i­sa­tion a pour devoir pri­mor­dial de sup­primer la guerre, il n’y avait qu’un pas, et il a été franchi. Notez, Mon­sieur le Général, que cette réac­tion ne vise que la guerre offen­sive. Si, par exem­ple, l’empereur d’Alle­magne se jetait sur la France, soyez per­suadé que les antipa­tri­otes marcheraient vail­lam­ment con­tre lui [[Pré­dic­tion qu’a réal­isée l’odieuse agres­sion dont nous avons été vic­times. En 1914, ne vit-on pas toutes les dis­cordes se taire spon­tané­ment entre les citoyens français, et tous les cœurs s’u­nir dans le devoir qui s’im­po­sait d’op­pos­er la force à la force, pour à la fois, main­tenir l’in­tégrité de notre sol et défendre le pat­ri­moine sacré de nos lib­ertés (Note de son frère Mau­rice Pell­outi­er).]]. pourquoi ? par haine des Ger­mains ? Non pas. Pour notre pro­pre sûreté voilà tout, pour la sauve­g­arde de notre exis­tence, de nos lib­ertés et de nos droits. »

(Let­tre sur la Guerre (réfu­ta­tion); œuvre posthume pub­liée par son frère, Mau­rice Pell­outi­er, Nantes, Imprimerie Nan­taise, 1 quai Duquesne.)

Enfin à la veille de la guerre, Kropotkine dont tous admirent la vie toute con­sacrée à la classe ouvrière, dis­ait au ban­quet que ses amis lui avaient offert au moment de son pas­sage à Paris, milieu de l’an­née 1913

« Et la guerre ? J’ai dit, lors d’un précé­dent pas­sage à Paris, à un moment où il était ques­tion de guerre aus­si, que je regret­tais d’avoir 62 ans — j’avais 62 ans à ce moment, je crois et de ne pas pou­voir pren­dre un fusil pour défendre la France, dans le cas où elle serait envahie ou men­acée d’in­va­sion par l’Allemagne.

Je n’ai pas changé d’opin­ion sur ce point. Je n’ad­mets point qu’un pays soit vio­len­té par un autre et je défendrais la France, con­tre n’im­porte quel pays d’ailleurs, Russie, Angleterre, Ital­ie, Japon, aus­si bien que l’Allemagne. »

J. Guérin et A. Depré

(à suiv­re)


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