La grève des aciéries
Après avoir drainé à son profit tout l’or de l’Europe, après avoir transformé en lingots d’or le sang qui a coulé sur les champs de bataille et les territoires européens, la ploutocratie américaine, constituée par la banque et par tous les trusts du commerce et de l’industrie, veut faire des États libres de l’Amérique du Nord une nation où le despotisme, et la tyrannie régneraient en maîtres absolus. Pour assurer sa toute puissance, il fallait acheter la conscience des grands politiciens, républicains et démocrates, cela est fait depuis longtemps déjà. Il lui fallait encore une puissante armée aussi docile à ses ordres que bien disciplinée. La guerre leur a offert l’occasion de créer une grande armée toute moderne ; cette armé, elle la veut permanente. C’est dans ce but qu’elle a, en dépit de toutes les traditions antimilitaristes du pays, créé le service militaire obligatoire. Ainsi, l’Europe qui a vomi le militarisme avec l’espoir que ce monstre est pour toujours disparu de la surface de notre globe, le voit renaître en Amérique sous une forme aussi hideuse que jadis dans l’empire du Kaiser.
Le trade-unionisme, malgré son esprit conservateur, se voit obligé de changer ou de modifier ses méthodes. Gompers lui-même se montre aujourd’hui imbu de tendance plus modernes. Après avoir, pour une grande part, contribué à la formation de l’oligarchie américaine, tant sur le terrain économique que dans le domaine de la politique, le vieil unionisme est devenu une chose gênante pour le régime ultracapitaliste. Donc, la ploutocratie est résolue de se débarasser de toutes sortes d’unions, vieux ou nouveau style. C’est sur ce terrain que se livre la grande bataille entre les travailleurs des aciéries et les lords qui contrôlent cette vaste industrie, laquelle occupe plus d’un demi-million de prolétaires.
Disons d’abord que, malgré plus d’un quart de siècle d’efforts héroïques et de luttes sanglantes, le trade-unionisme n’avait pu remporter sur le trust de l’acier, que quelques succès partiels d’importance minime ; en réalité, les rois de la finance ne l’avaient jamais reconnu, et ont toujours combattu son activité. Aujourd’hui, les travailleurs des aciéries ont quitté résolument le travail en revendiquant le droit de s’organiser, afin de pouvoir discuter avec leurs maîtres tout ce qui concerne leurs intérêts matériels et moraux. Telle est, réduite à sa plus simple expression, la cause primordiale de ce conflit entre le capital et le travail.
Bien que les grévistes aient été dénoncés d’une façon tapageuse et dramatique par le président Wilson, comme des traîtres envers le pays, il serait impossible d’imaginer une autre grève pouvant inspirer plus de sympathie. Elle a, d’abord, l’assentiment franchement déclaré de toute la presse trade-unioniste et de celle qui, dans les grands moments d’épreuve, se déclare prête à défendre les intérêts du travail organisé. Ces deux catégories du journalisme forment, en Amérique, une force assez respectable et assez modérée dans ses affirmations, pour que nous puissions la citer, sans crainte d’être taxés d’exagération.
Le Labor Herald de Allentown (Pennsylvanie), nous dit qu’il croit que cette grève provoquera une grande effusion de sympathie, et que bientôt des millions de travailleurs feront face à cette poignée de banquiers qui insistent pour le maintien de la journée de 12 heures, le contrôle absolu des grand. compagnies sur les ouvriers, afin de pouvoir établir un régime d’esclavage industriel. La New Majority, de Chicago, relève l’injure du président Wilson envers la classe ouvrière, et lui répond par une contre accusation ; elle accuse la United States Steel Corporation – le trust de l’acier – du crime de haute trahison. Elle affirme que le président de cette puissante association, en niant aux grévistes le droit à la liberté de parole, de la presse et de réunion, a commis un crime envers le Gouvernement et la constitution des États-Unis, qu’il veut profiter de la protection de ce gouvernement pour faire un coup d’État et proclamer la dictature du trust de l’acier. Le Star et la Republic, deux grands quotidiens de Saint-Louis (Missouri), rendent le juge Gary – l’homonyme de l’exécrable et sinistre Gary, du procès des anarchistes de Chicago – président du fameux trust, responsable de la grève. Ils dénoncent comme une provocation coupable son intransigeance à l’égard des revendications ouvrières, et son refus opiniâtre d’entrer en pourparlers avec les représentants du travail organisé.
Samuel Gompers, le président de l’American Federation of Labor, la Fédération Américaine du Travail – dont nous avons plus d’une fois critiqué les méthodes trop conservatrices, proteste énergiquement contre les moyens de répression employés envers les grévistes. On arrête, on assassine, on commet toutes sortes d’attentat, à l’égard des travailleurs, déclare-t-il, devant une commission sénatoriale chargée de faire une enquête sur les causes et les conditions de la grève ; les grévistes ne peuvent se réunir nulle part, ils sont dispersés à coups de gourdin par des voyous, des briseurs de grève et des détectives privés, tous à la solde des richissimes compagnies.
Le Call grand organe du socialisme, est certainement de tout cœur avec les grévistes. Il signale que des journaux républicains, démocrates et indépendants ont mobilisé leurs forces pour écraser les esclaves des aciéries, en créant contre eux un mouvement d’opinion publique pour les forcer à se soumettre aux conditions des maîtres de l’acier.
Les principales revendications des grévistes sont les suivantes : reconnaissance de leur union et du droit de contrat collectif ; la journée de 8 heures, le repos hebdomadaire ; abolition du poste de 24 heures ; augmentation des salaires suffisante pour permettre à tous les ouvriers de vivre d’après les us et coutumes des Américains ; abolition des visites médicales imposées à tous les travailleurs qui demandent à travailler dans les aciéries.
Quelle sera l’issue de cette grève ? Malgré toute la justesse de ses revendications et l’énergie de ses militants, le trust de l’acier reste insensible aux raisonnements les plus sains, ainsi qu’aux protestations les plus énergiques. Souhaitons du plus profond de notre cœur que les camarades qui luttent aujourd’hui soient plus heureux que leurs devancier de 1892, qui furent outrageusement battus dans les régions métallurgiques de la Pennsylvanie.