[[Voir les numéros précédents.]]
(suite)
Prizrend
Nous nous coucherons sans manger. Mais il faut savoir où se coucher. Nous sommes désorientés. On nous indique le séminaire orthodoxe. Après bien des détours, dans des ruelles obscures et montueuses, nous arrivons au couvent où nous sommes bien accueillis. On met un grand dortoir à notre disposition. Nous y tiendrons tous. Les femmes se groupent dans un coin. C’est l’obscurité qui sert de rideau. Chacun se couche à peu près tout habillé.
Mardi 16 novembre. – Prizrend est une grande ville, et la plus pittoresque de celles que j’ai vues dans les Balkans. C’est la vieille cité musulmane que n’a pas touchée la civilisation européenne. Quel touriste se serait égaré en cet endroit, loin de toute communication ?
Prizrend a donc conservé son cachet oriental ; c’est une importante agglomération albanaise (probablement de 40 à 50.000 habitants). Il n’y a guère que Scutari qui puisse lui être comparé et, qui la dépasse comme chiffre de population. Cette ville albanaise, les Serbes l’ont annexée après la guerre de 1913. Mais combien y ici de Serbes ? Une poignée, même en comptant comme Serbes les habitants de religion orthodoxe. La masse de la population est mahométane, avec une forte minorité de catholiques ; un archevêque romain réside à Prizrend.
La ville est bâtie dans la vallée resserrée d’un affluent du Drin ; elle remonte en amphithéâtre sur le flanc de la montagne jusqu’à mi-hauteur. Au-dessus, une vieille citadelle turque avec son minaret, couronne le sommet.
La cité s’étend aussi sur l’autre rive, la rive droite, qui n’est autre que la pente assez rapide qui termine brusquement le plateau par lequel nous sommes arrivés. Mais la pente, de ce côté, est moins accusée et beaucoup moins élevée. Les bâtisses s’étendent jusque sur le plateau.
La rivière qui traverse Prizrend est un torrent aux eaux abondantes et tumultueuses. Des canaux de chaque côté s’amorcent, sans qu’il y ait besoin de barrage, pour amener l’eau à plusieurs moulins ; même de petites rigoles de dérivation conduisent l’eau courante aux écuries et aux latrines des maisons riveraines.
Je parcours, sur la rive gauche, la vieille ville bourgeoise, si j’ose dire, celle qui s’accole à la montagne.
Les quartiers du bas sont commerçants;la rue qui commence au-dessous du séminaire est une suite de boutiques : épiciers, cordonniers, tailleurs, bijoutiers, rôtisseurs, marchands de fruits. Les petites échoppes, souvent en contrebas, se succèdent le long de la rue pavée et assez propre, qui mène à la grande mosquée, puis, un peu plus loin, à un carrefour avec fontaine de pierre. La rue qui continue est ornée d’énormes pieds de vigne qui s’élèvent en piliers à la hauteur du premier étage pour se ramifier au-dessus de la rue. Ici, les boutiques sont plus cossues ; il y a des pharmaciens, des barbiers, des boulangers, mais pas de cafés. Le café européen, où nous étions allés la veille en arrivant, est à l’écart dans une impasse ; un autre est au coin du quai et d’un pont.
Cependant nous découvrons au carrefour un petit café turc au premier étage d’une maison en bois ; on y grimpe par un escalier raide et étroit ; la pièce en haut est minuscule et encombrée ; nous nous installons sur le balcon de bois pour voir la foule grouillante et bariolée comme celle de Mitrovitza. Mais là-bas ce n’était qu’un gros bourg, ici c’est une ville.
Les jours suivants, nous dénichons un autre petit café turc, tout près du couvent. II est installé dans une étroite maison rose au coin du quai, avec pointe en saillie, comme la proue d’un navire. Il faut aussi monter quelques marches branlantes pour arriver à un entresol où opère un barbier ; le fond de la pièce est occupé par les buveurs de café, et un petit coin surélevé correspond au rostre vu du dehors ; c’est là que nous prenons place.
Le haut de la ville n’est occupé que par des demeures particulières. On y voit une mosquée bleue, et aussi une église catholique de style roman. Au moment où nous passons devant celle ci, en sortent des hommes habillés à la turque et des femmes qui, malgré leur religion, se voilent devant nous en hâte avec la grande serviette blanche, brodée d’ornements rouges aux deux extrémités, qu’elles portent sur la tête.
Elles ont aussi le pantalon à la turque, blousant en avant, laissant voir en arrière des chaussettes brodées. Elles sont revêtues d’une sorte de redingote, serrée à la taille et tombant comme une jupe à plis, avec des ornements de passementerie.
La coiffure est en pyramide et recouverte d’un voile, les cheveux très relevés au-dessus des oreilles, le visage encadré par des anglaises.
D’une façon générale, les costumes sont de couleurs vives. J’ai encore le souvenir visuel de groupes de femmes en noir et rouge écarlate. Mais ce ne sont pas les seules couleurs ; et les teintes les plus variées chatoyent dans les costumes.
Le soir, arrivée des aéroplanes, des automobilistes et du grand état-major. En même temps, se répandent de mauvaises nouvelles ; les Allemands sont à Rachka, les Bulgares à Tétovo ; ceux-ci menacent la route de Monastir.
On nous informe aussi que dès demain, il nous faudra déguerpir pour laisser le couvent au grand état-major (C’est toujours la même chose) et aller camper aux baraquements des cholériques dans le faubourg de la rive droite. Notre départ de Prizrend serait fixé apparemment à vendredi.
Il y a parmi les Serbes un abattement général, d’ailleurs, assez compréhensible. J’ai déjeuné par hasard au restaurant, à côté d’un colonel serbe ; on comprend très bien sous ses réticences, que le moral de l’armée a été très éprouvé ; les troupes ont fondu dans la retraite ; les soldats, débandés, sont rentrés chez eux. On comptait sur les Grecs qui n’ont pas bougé ; les Alliés ont débarqué trop tard à Salonique, et en trop petit nombre. Cependant, d’après le colonel, la simple présence de quelques renforts français aurait suffi à relever le moral des Serbes. — Mais, hélas ! pour combien de temps ?
Mercredi 17 novembre. — Il pleut à torrents ; mais le mauvais temps ne nous préoccupe guère. Il s’agit plutôt de trouver à manger. La ville est encombrée de fugitifs, les minuscules restaurants sont pris d’assaut et commencent à manquer de vivres. D’ailleurs, les marchand n’acceptent que de la monnaie sonnante et trébuchante ; le papier ne passe plus. Heureusement j’ai rencontré l’ancien préfet de Kragoujevatz, qui, devant ma détresse, se démunit, à mon profit, de dix dinars en argent, moyennant une coupure en papier. C’est pour moi un service inestimable.
Un camarade a trouvé un rôtisseur musulman ; nous nous asseyons à quelques-uns, dans la boutique, devant quelques plaquettes de viande de mouton en rondelles ; nous avons apporté un gâteau feuilleté, farci de kaïmak (beurre fermenté) acheté ailleurs.
Le froid est brusquement devenu plus vif. La neige tombe maintenant (1 heure de l’après-midi), à gros flocons. C’est une bourrasque glaciale. Un messager se présente au séminaire pour nous apprendre que les membres de la mission doivent se réunir à 3 h. aux pavillons des cholériques.
Nous voici en route sous la rafale de neige, et nous arrivons au faubourg. Une partie de nos camarades, ceux qui sont arrivés après nous, campent dans les baraques de l’hôpital sur un peu de paille ; ils sont plus mal partagés que nous, qui habitons encore le couvent.
La réunion a pour objet de nous faire savoir que nous partons demain vers midi sur Monastir par Dibra ; c’est l’ordre de l’attaché militaire français à notre chef de mission.
Il n’y a pas à parler de transport quelconque ; nous devons faire le chemin « par nos propres moyens ». Les routes n’existent pas, il y a de simples sentiers de montagne. Mais ce n’est pas le pis : le bruit court, en effet, que la route est coupée par les Bulgares du côté de Dibra.
On décide de partir par groupes échelonnés. Je me fais inscrire dans le premier groupe. Il faudra acheter des petits chevaux de montagne, moins pour le transport des bagages que pour celui des provisions.
Mais, pour la plupart, nous n’avons pas les moindres provisions, ni de monnaie pour en acheter. On ne peut guère compter sur autrui. Passé le cercle d’un des petits groupes de trois ou quatre camarades qui se sont formés souvent par hasard, on ne rencontre qu’égoïsme et indifférence. L’humanité s’est rétrécie. Nous devenons des étrangers les uns pour les autres.
Le soir, on apprend de source sûre que la route de Dibra est coupée. Quelques camarades vont trouver l’attaché militaire ; qui ne veut rien entendre. Il affirme son autorité en renouvelant son ordre. Quant à lui, nous savons qu’il a déjà fait acheter des chevaux et qu’il prend la route de l’Ouest ; il s’en va vers Scutari avec l’état-major de l’année serbe.
Nous partirons donc vers Monastir, sans espoir d’y arriver ; mais nous sommes bien décidés, au moins pour quelques-uns, à obliquer vers l’Ouest, à travers les montagnes albanaises, pour gagner Vallona ou Durazzo. Nous préférons le risque des souffrances physiques à la sottise de nous laisser faire prisonniers.
En attendant, où mangerons-nous ce soir ? Au départ de Mitrovitza, on nous avait promis de pourvoir à notre subsistance pendant la retraite. Il est vrai qu’à l’impossible nul n’est tenu. Cependant, ce soir-là, on nous fait dire d’aller à un hôtel abandonné, l’hôtel Servia, au bord de la rivière, et qu’on nous y donnera à manger.
Nous nous trouvons réunis avec les membres des missions sanitaires anglaise et russe, dans une salle nue et ruinée. Le rata est apporté de l’hôpital dans une grande bassine où chacun va pêcher un morceau de viande et prendre un peu de légumes ; les assiettes sont en nombre insuffisant. J’hérite de celle d’une infirmière anglaise, et je mange avec mes doigts dans l’assiette non lavée. Ce repas en collectivité ressemble, en pis, à celui des miséreux dans le réfectoire d’une bouchée de pain. Le défraîchi des costumes ajoute à la ressemblance.
M. Pierrot
(à suivre)