La Presse Anarchiste

La production agricole

(suite)

En dehors des grandes plaines, la nature du sol impose telle ou telle spé­cia­li­sa­tion cultu­rale. J’ai par­lé plus haut des régions mon­ta­gneuses où, natu­rel­le­ment, l’emporte le régime des forêts et des pâturages.

On ima­gine que les por­tions boi­sées doivent recou­vrir les cimes et les croupes, et que les pâtu­rages, bien abri­tés et bien arro­sés, sont dans les creux et sur les pentes douces.

Dans la réa­li­té, il n’en est pas ain­si ; c’est le dénue­ment com­plet et le ravi­ne­ment des pentes. Le gra­nit, mis à nu, donne une maigre végé­ta­tion de fou­gères, de bruyères, de genêts et de digi­tales. Ces pauvres pâtu­rages peuvent tout au plus ser­vir à faire paître des moutons.

Le pâtu­rage est maigre, et le mou­ton ne pro­fite guère ; mais il n’y a pas d’autre ani­mal qui puisse vivre sur ces landes et aucune culture n’y pros­père. Le mou­ton est ain­si l’in­dice de la pau­vre­té de la région. je ne parle pas des riches prai­ries de la Nor­man­die, du Niver­nais, des Flandres, où on engraisse rapi­de­ment des trou­peaux ovins sélec­tion­nés. J’ai en vue, par exemple, le pla­teau de Mil­le­vache et les autres landes gra­ni­tiques, où le seul remède serait le reboisement.

Ce serait l’en­ri­chis­se­ment de la région. Mais d’a­bord le mou­ton et la chèvre empêchent le reboi­se­ment natu­rel. Brou­tant les jeunes pousses des arbres, ils arrêtent toute végé­ta­tion. Aus­si sont-ils res­pon­sables, plus que l’in­cen­die (ou concur­rem­ment), du dénu­de­ment et de l’ap­pau­vris­se­ment des mon­tagnes du Liban, de Grèce et de Macé­doine, d’Es­pagne, d’Al­gé­rie et de quelques coins des pro­vinces françaises.

Dans ces pays pauvres, le mou­ton est le seul ani­mal de bou­che­rie. Lisant Don Qui­chotte, un Fran­çais ou un Anglais moderne sera peut-être éton­né de voir que la viande de bœuf est mépri­sée, tan­dis que celle du mou­ton est esti­mée. C’est que le bœuf, comme je l’ai vu en Ser­bie, n’est pas un ani­mal de bou­che­rie ; il sert aux trans­ports, et ces bœufs étiques, à la viande dure, ne sont man­gés que par acci­dent. Il n’y a ni pâtu­rages pour les engrais­ser, ni clien­tèle assez riche pour ache­ter cou­ram­ment assez de viande à l’é­tal du bou­clier. En France, l’a­mé­lio­ra­tion et la trans­for­ma­tion des ter­rains gra­ni­tiques, dont je par­le­rai plus loin, ont res­treint le domaine du mou­ton, ce qui explique la dimi­nu­tion pro­gres­sive du chep­tel ovin. Mais il y a des régions où le ravi­ne­ment des pluies empêche tout amen­de­ment cultu­ral. Le reboi­se­ment est la seule res­source. Pour y arri­ver, il fau­drait donc inter­dire ou res­treindre le pâtu­rage des ovi­dés. Assez sou­vent les pay­sans y sont réfrac­taires. Amé­na­ger les com­mu­naux en semis de pins, c’est les pri­ver d’un reve­nu immé­diat, qui est l’é­le­vage du mou­ton, pour le pro­fit, à leurs yeux aléa­toire, dont béné­fi­cie­ra la géné­ra­tion sui­vante. Une telle pré­voyance n’est per­mise qu’à de riches pro­prié­taires, qui font ain­si une spé­cu­la­tion pour leur famille ou à des asso­cia­tions, aux asso­cia­tions des pay­sans eux-mêmes, qui, pro­gres­si­ve­ment et par éche­lons, arri­ve­ront à res­treindre l’é­ten­due des pacages.

Le reboi­se­ment crée une richesse, à longue échéance il est vrai, mais qui devien­dra énorme après les dévas­ta­tions de la guerre et les gas­pillages mili­taires. Le ter­rain sableux de la Sologne a été trans­for­mé et assai­ni par un reboi­se­ment par­tiel ; il a beau­coup aug­men­té de prix. Mais il s’a­git, dans ce cas par­ti­cu­lier, de ter­ri­toires de chasse, amé­na­gés pour le caprice de riches oisifs. Les Landes offrent un exemple plus pro­bant de spé­cia­li­sa­tion agri­cole par le reboi­se­ment. À la fin du XVIIIe siècle, un ins­pec­teur des forêts, Bré­mon­tier, réus­sit à fixer les sables par des semis de pins mari­times. Autre­fois cette région. était une des plus pauvres de France. Aujourd’­hui l’ex­ploi­ta­tion des arbres pour la récolte de la résine et l’in­dus­trie pour le trai­te­ment de cette résine et de ses déri­vés, dont les usages sont de plus en plus impor­tants, ont fait des Landes un dépar­te­ment très riche.

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Si nous lais­sons de côté les plaines propres à la grande culture, et les terres mon­ta­gneuses des­ti­nées au boi­se­ment et aux pâtu­rages, c’est-à-dire les régions d’ex­ploi­ta­tion exten­sive, où domine d’or­di­naire le régime de la grande pro­prié­té, semble qu’a­vec le régime de petite et moyenne pro­prié­té, la culture qui convienne le mieux en France, est la culture inten­sive, ou plu­tôt celle des pro­duits de choix.

La France est le Pays de la bonne cui­sine et des pro­duits renom­més (vins, fro­mages, volailles, fruits, légumes, etc.). Les viti­cul­teurs de l’Hé­rault, en plan­tant des hybrides à grand ren­de­ment et de qua­li­té médiocre, ont peut-être fait fausse route.

Il est plus avan­ta­geux pour la vente de pro­duire des vins de bonne qua­li­té et de crû répu­té. Je ne parle pas, bien enten­du, des temps de guerre et d’après-guerre.

Mais pour que la culture soit rému­né­ra­trice, faut-il encore savoir culti­ver. Le pay­san fran­çais ne le sait pas, ou du moins il ne connaît assez bien qu’une seule culture, celle de la vigne.

D’une façon géné­rale, il n’a aucune notion de bio­lo­gie ni de chi­mie, lui per­met­tant de se gui­der dans les tâton­ne­ments du pro­grès. Alors plu­tôt que de faire des essais désas­treux, il se confine dans la rou­tine, et il com­pense l’in­suf­fi­sance de sa tech­nique par un labeur opiniâtre.

Pour­quoi, en effet, la terre de France, à sol d’or­di­naire fer­tile, donne-t-elle des récoltes de près de moi­tié infé­rieures (comme moyenne), à celles de l’Al­le­magne où beau­coup de terres sont ingrates et où le cli­mat est moins chaud et moins favo­rable ? Là les culti­va­teurs reçoivent des indi­ca­tions impé­ra­tives sur la façon d’ex­ploi­ter les domaines. Des labo­ra­toires pour l’a­na­lyse des terres, pour l’u­ti­li­sa­tion des engrais, pour l’a­li­men­ta­tion du bétail ont per­mis de trans­for­mer les méthodes cultu­rales. Les fer­miers, de Pomé­ra­nie, où la terre sableuse a été amé­lio­rée par la culture du lupin, sont pro­ba­ble­ment d’une intel­li­gence moins vive que le pay­sans fran­çais en géné­ral ; mais leurs pro­cé­dés d’ex­ploi­ta­tion sont impo­sés et sur­veillés par les gros propriétaires.

Des mœurs sem­blables ne nous sont pas sym­pa­thiques ; en tout cas elles ne peuvent pas être accli­ma­tées ici. En France, le fer­mier est indé­pen­dant, à plus forte rai­son les pro­prié­taires qui forment la grande majo­ri­té de la popu­la­tion paysanne.

Rien n’a été fait en France pour l’ins­truc­tion agri­cole. Or, pour sor­tir de l’i­gno­rance, il faut déjà savoir un peu. L’é­cole pri­maire, en dehors de la lec­ture, de l’é­cri­ture et du cal­cul, ne donne que des connais­sances bur­lesques qui ne peuvent avoir aucune action sur le déve­lop­pe­ment intel­lec­tuel du petit pay­san, ni lui être d’au­cun pro­fit. Il n’y a aucune adap­ta­tion de cet ensei­gne­ment popu­laire, d’ailleurs tout à fait insuf­fi­sant, aux condi­tions de la vie ; et les maîtres sont incompétents.

La plu­part des écoles dépar­te­men­tales d’a­gri­cul­ture, et même cer­taines écoles natio­nales, ne valent rien. Beau­coup des pre­mières ont disparu.

Celles que j’ai vues, toutes celles que j’ai vues, sont faites pour le direc­teur, non pour les études ; et jamais le minis­tère ne s’est pré­oc­cu­pé de leur fonctionnement.

Ou bien l’é­cole est créée par les pou­voirs publics ; et le direc­teur s’oc­cupe d’ex­ploi­ter les terres à son pro­fit. Ou bien c’est un phi­lan­thrope qui offre à l’É­tat un domaine pour y ins­tal­ler l’é­cole ; et alors c’est lui qui uti­lise les pro­fes­seurs comme contre­maitres et les élèves comme manœuvres. L’en­sei­gne­ment se borne à des cours théo­riques qui portent davan­tage sur la gram­maire et l’his­toire que sur des notions, vagues et impar­faites, de sciences chi­mique et natu­relle. Et les élèves, en sor­tant de là, deviennent d’or­di­naire com­mis des postes.

Les petits culti­va­teurs ne reçoivent aucun ren­sei­gne­ment que ceux qu’ils se trans­mettent de père en fils. Pour tout pro­cé­dé nou­veau ils sont obli­gés de se débrouiller. S’il y a, par­fois, au chef-lieu du dépar­te­ment, un homme conscien­cieux comme direc­teur des ser­vices agri­coles, ils peuvent obte­nir des infor­ma­tions utiles. Com­bien sont assez curieux pour s’en préoccuper ?

Le tra­vail de la terre, moins rému­né­ra­teur, avant la guerre, que le tra­vail de la ville, a éloi­gné des cam­pagnes la plu­part de ceux qui avaient quelque esprit d’i­ni­tia­tive ou des connais­sances à uti­li­ser. Pour­tant un pro­grès évident s’est len­te­ment déve­lop­pé ; la terre rap­porte peut-être trois fois plus qu’il y a soixante ans, grâce sur­tout à l’emploi des engrais. Un pay­san fran­çais arrive à vivre sur une éten­due de terre où un pay­san russe crè­ve­rait de faim.

Mais com­bien y a‑t-il encore à faire pour mettre les gens au cou­rant des connais­sances actuel­le­ment acquises ? Pour résoudre le pro­blème, je ne vois qu’un moyen, l’as­so­cia­tion, l’as­so­cia­tion des pro­prié­taires pay­sans, créant leur ensei­gne­ment mutuel, leur labo­ra­toire, leurs champs d’essai.

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Pour qu’une terre donne beau­coup de pro­duits et de beaux pro­duits, il faut d’a­bord sélec­tion­ner la varié­té culti­vée, lui four­nir les engrais néces­saires (aux (besoins de chaque plante en par­ti­cu­lier), enfin don­ner à la terre les façons cultu­rales les plus pro­fi­tables à la nature du sol.

Par exemple, le choix des semences a déjà une grande impor­tance pour le ren­de­ment sucrier des bet­te­raves, pour les récoltes de blé, etc. Pour la culture inten­sive et pour celle des pro­duits de choix, cette impor­tance est encore plus grande.

Les culti­va­teurs savent aujourd’­hui qu’il faut ajou­ter de l’en­grais aux terres : fumier, engrais vert, engrais chi­mique. Encore cette notion élé­men­taire n’est-elle pas reçue par­tout. Je deman­dais récem­ment à un petit pro­prié­taire du Péri­gord, gref­fier de son état, qui fait culti­ver son bien par un métayer, quels engrais il employait : « Ah ! bien, oui, me répon­dit-il, l’en­grais, ça ne sert qu’à vider le porte-mon­naie du propriétaire. »

Les culti­va­teurs, en tout cas, ne se rendent pas compte de l’u­ti­li­sa­tion ration­nelle des engrais. Ils savent plus ou moins, bien employer la chaux dans les ter­rains gra­ni­tiques. Mais quels sont ceux par­mi les petits et moyens pro­prié­taires, qui se sont jamais pré­oc­cu­pés de la com­po­si­tion chi­mique de leurs champs ? Qui, la plu­part du temps et sauf excep­tion, aurait pu les aider dans cette recherche ?

Ils savent vague­ment que la pomme de terre réclame sur­tout de la potasse, que les nitrates sont bons pour les choux et les légumes her­ba­cés, que les phos­phates aug­mentent les ren­de­ments en grains et en fruits. Mais quels sont ceux qui se pré­oc­cupent des exi­gences spé­ciales à chaque plante en azote, potasse, phos­phate et chaux ; de façon à lui appor­ter la nour­ri­ture la meilleure à son déve­lop­pe­ment par­ti­cu­lier, connais­sant d’autre part la com­po­si­tion de la terre ensemencée ?

Le tra­vail humain peut trans­for­mer le ter­rain. Autre­fois c’est la fer­ti­li­té natu­relle du sol qui était tout. Actuel­le­ment, cette fer­ti­li­té n’est qu’une vir­tua­li­té tem­po­raire. Un ter­rain médiocre peut être modi­fié par l’in­gé­nio­si­té humaine et arri­ver à don­ner des récoltes supé­rieures à celles d’une terre fer­tile et mal travaillée.

La civi­li­sa­tion. s’est éta­blie par tâton­ne­ments. Pri­mi­ti­ve­ment les cultures n’ont été entre­prises que sur les terres d’al­lu­vion et n’y sont res­tées à demeure qu’en cas de fer­ti­li­sa­tion pério­dique par l’i­non­da­tion d’un fleuve aux eaux limo­neuses (basse val­lée du Nil). Par­tout ailleurs, elles étaient aban­don­nées en friche au fur et à mesure de leur épui­se­ment. La méthode de culture en jachère n’est que le ves­tige de ces anciens pro­cé­dés. Les engrais, ont per­mis de faire tra­vailler conti­nuel­le­ment la terre. On est même arri­vé, à modi­fier le sol par l’ap­port d’élé­ments chi­miques défi­cients (amen­de­ments) [[On est arri­vé aus­si à tirer du sol des ren­de­ments rému­né­ra­teurs, en adap­tant les cultures à la nature du ter­rain, en fai­sant de la spé­cia­li­sa­tion. Autre­fois, une terre était fer­tile parce qu’elle pro­dui­sait du blé. Aujourd’­hui, les Landes, plan­tées en pins rési­neux, ou les prés du Niver­nais, ont une richesse com­pa­rable à toute autre région agricole.]].

L’exemple le plus frap­pant de cette trans­for­ma­tion de terres long­temps ingrates est celle des régions gra­ni­tiques. Long­temps déshé­ri­tées, elles ont eu un com­men­ce­ment de pros­pé­ri­té avec la culture de la pomme de terre. Puis la pra­tique du chau­lage a per­mis de vivi­fier ces terres froides et d’y réus­sir toutes les cultures. La Bre­tagne pos­sède main­te­nant une « cein­ture dorée. », qu’en­ri­chit encore l’en­grais des goé­mons ; le prix de ces terres était deve­nu avant la guerre assez éle­vé (3.000 francs l’hec­tare par exemple).

La fer­ti­li­té de ces terres neuves paraît même l’emporter sur les vieilles régions de culture en ter­rain ter­tiaire. Cette année j!admirais les champs de blé de Bre­tagne, tan­dis que la tra­ver­sée de la Beauce me mon­tait la mai­greur des céréales. Cette consta­ta­tion ne prou­ve­rait rien, si d’autres n’a­vaient fait la même obser­va­tion depuis un cer­tain nombre d’an­nées. D’une façon géné­rale les années sèches et chaudes accen­tuent cette inéga­li­té, les ter­rains ter­tiaires étant très per­méables à l’eau et souf­frant vite de la séche­resse. Des années plu­vieuses don­ne­raient sans doute des résul­tats en sens contraire.

M. Pier­rot

(à suivre)

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