La Presse Anarchiste

À propos de notre attitude pendant la guerre

[(Comme on l’a vu dans le dernier arti­cle Kropotkine, dès 1913 et même avant, avait pris net­te­ment posi­tion sur la ques­tion de la guerre.

Les let­tres inédites à Jacques Guérin, durant celle-ci, mon­trent la par­faite con­ti­nu­ité de vues de notre grand ami.

Nous nous per­me­t­trons, en les com­men­tant un peu, d’en pub­li­er quelques fragments:)]

[/Brighton, 27 novem­bre 1914./]

…Nous vivons avec vous. Tout le reste dis­paraît, et depuis bon matin lorsque les jour­naux arrivent, C’est tou­jours là où l’his­toire se forge pour tout un siè­cle à venir, que sont nos pen­sées et. nos cœurs. C’est hor­ri­ble d’être vieux et quoique jeune de sen­ti­ment de sen­tir sa car­casse délabrée.

J’écris du matin au soir, de tous les côtés, ces derniers temps-ci c’é­tait l’Amérique, le Cana­da. Il y a des cama­rades qui m’en veu­lent pour ce que j’écris. Mais il y en a bien d’autres qui recon­nais­sent que je n’ai pas tort — et plus la lutte gigan­tesque se développe, mieux on com­mence à com­pren­dre com­bi­en toute cette attaque con­tre la France et la Bel­gique avait été pré­parée de longue date, com­bi­en la Ser­bie, l’Autriche et tout le bat­a­clan de la Russie, n’é­tait que prétexte.

C’est vers la Cham­pagne, vers les côtes de la mer du Nord, vers Calais, vers l’Al­gérie, que les regards alle­mands étaient dirigés depuis au moins 15 ou 20 ans. Au fond depuis 1875 on voit main­tenant com­ment tout était préparé.

Vous par­lez, cher ami, des cléri­caux et de l’in­flu­ence qu’ils se refont. C’est tou­jours ain­si lors des épo­ques de grande calamité. Mais cela passera En tout cas, en Russie, et même en Alle­magne, ils n’ont pas une grande influ­ence et il est cer­tain qu’après la guerre, ce sera partout un renou­veau de sci­ence pos­i­tive.

La civil­i­sa­tion bour­geoise, telle qu’elle se dévelop­pait pen­dant ces dernières vingt années, nous a amenés à la cat­a­stro­phe présente et for­cé­ment elle va être révisée. Le « cha­cun, pour soi » et « l’É­tat pour tous » avec l’in­di­vid­u­al­isme et le je m’en fichisme bour­geois, sont en fail­lite com­plète. Quelque chose de nou­veau doit for­cé­ment venir.

Et dès qu’on analy­sera les caus­es de la guerre présente on arrivera for­cé­ment à élim­in­er, d’abord les caus­es sec­ondaires, telles que la méchante volon­té ou l’ab­sur­dité de tels gou­ver­nants, et on arrivera à la cause fon­da­men­tale : le désir d’une par­tie assez nom­breuse de la société de vivre dans l’ai­sance et la richesse par le tra­vail d’autrui.

Lorsqu’on s’aperce­vait qu’on était arrivé à peu près jusqu’à la lim­ite de l’ex­ploita­tion dans son pays, on décidait de marcher à la con­quête de l’Inde, de l’É­gypte, de la Pologne, de l’Asie Mineure, des steppes de la Russie, de la Chine, de la Mand­chourie, etc., pour s’en­richir aux dépens de ces populations.

Et main­tenant, on va voir que cela coûte cher. Les Alle­mands en étaient arrivés à faire croire à leurs tra­vailleurs que de cette façon ils s’en­richi­raient eux aus­si, mais main­tenant on va voir ce que cela coûte de bâtir sur les conquêtes.

For­cé­ment ce sera une impul­sion don­née à l’idée social­iste anti-autori­taire, et avec cela, la réac­tion ne sera pas à crain­dre. Elle ne pour­ra jamais gag­n­er la force qu’elle avait gag­né après l’écrase­ment de la France, avec un empire jeune comme l’Alle­magne, s’imag­i­nant qu’elle allait con­quérir le monde et amenant ses tra­vailleurs à le croire.

Tout porte à croire que la pire péri­ode d’ar­rêt ou plutôt de recul, est passée, vécue.

Quant aux nation­al­istes dont vous me par­lez et qui s’at­taque­nt aux arts et aux let­tres alle­mands, notre ami Rock­er, qui est alle­mand, l’a si bien dit en deux mots : Il y a deux Alle­magnes ; celle d’a­vant 1870 et celle d’après. Le Wag­n­er que nous aimons, Beethoven, Goethe, Schu­bert, Heine, tout cela c’est l’Alle­magne d’a­vant 1870. Wag­n­er c’est le cama­rade de Bak­ou­nine, com­bat­tant à ses côtés à Dres­de en 1849, écrivant en 1850 ses superbes essais sur l’Art et l’Avenir et écrivant entre 1850 et 1870 son cer­cle des Nibelun­gen et son Siegfried dans lequel — comme le dit moitié en plaisan­tant et moitié sérieuse­ment Bernard Shaw — il per­son­nifia l’homme ne con­nais­sant pas la peur, Bak­ou­nine. C’est pourquoi l’aime Brunehilde.

Goethe ! Mais l’autre jour on a pub­lié un pas­sage de lui où il dis­ait car­ré­ment qu’il était Français. Et c’est vrai. Il devint un Staat­srat alle­mand, lorsqu’il n’é­tait plus le grand Goethe qui dis­ait après la bataille de Valmy : « Aujour­d’hui une ère nou­velle de l’his­toire s’est ouverte. »

Vous con­nais­sez Tcherke­soff. Il est venu me voir il y a deux jours (je me fais vieux, je ne vais pas à Lon­dres cet hiv­er… poumons, etc.) et je l’en­cour­ageai beau­coup à écrire un arti­cle sur la « cul­ture » allemande.

Il dit vrai : « Enlevez tout, mais absol­u­ment tout ce que nous a don­né l’Alle­magne : qu’y per­dons-nous ? La loi de grav­i­ta­tion, New­ton ; l’équiv­a­lent mécanique de la chaleur, Séguin ; la mécanique céleste, Laplace ; la, philoso­phie induc­tive (Bacon), le cal­cul dif­féren­tiel la machine à vapeur, le poids de l’at­mo­sphère, la chimie (Liebig même dis­ait : « C’est Dumas qui m’a fait »); la biolo­gie, Lamark, Dar­win ; la philoso­phie pos­i­tive les Saints-Simoniens et Thier­ry), etc., etc., etc., bref tout. Rien n’y manque.

J’ai beau­coup tra­vail­lé dans ma vie, pour suiv­re le pro­grès des sci­ences, et je suis du même avis. Les Alle­mands font beau­coup pour pro­duire des cours uni­ver­si­taires, des manuels, mais c’est trop mécanique, la pen­sée ne se réveille pas.

Enfin — prenons-les pour ce qu’ils valent. Mais pen­dant ces dernières trente ou quar­ante années, je les voy­ais en Russie, on avait nég­ligé les Uni­ver­sités français­es et ital­i­ennes pour les Uni­ver­sités alle­man­des ; on n’ap­pré­ci­ait plus les Français, les savants alle­mands fai­saient la loi — et la sci­ence n’y gag­nait pas.

Et quant au social­isme alle­mand dont Marx salu­ait en 1871, le tri­om­phe sur le « social­isme français ! » — c’é­tait PURE PERTE — la mort du social­isme pour le tri­om­phe de l’É­tat faisant la lég­is­la­tion ouvrière, qui pro­tège le patronat, le cap­i­tal­isme.

Pour affranchir le social­isme, la défaite de l’Alle­magne aurait une immense signification.

Pierre Kropotkine

[|* * * * *|]

Dans le prochain numéro, nous con­tin­uerons la pub­li­ca­tion des let­tres de notre ami que nous con­sid­érons comme étant d’une impor­tance capitale.

J.Guérin et A. Depré


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