La Presse Anarchiste

Ferdinand Domela Nieuwenhuis (31 décembre 1846 – 18 novembre 1919)

Quand j’en­ten­dis pour la pre­mière fois men­tion­ner le nom de Dome­la Nieu­wen­huis, c’é­tait avec moque­rie et dédain.

La bour­geoi­sie hol­lan­daise était pro­fon­dé­ment offen­sée qu’un des leurs l’eut aban­don­née pour se tour­ner vers le peuple. C’é­tait « incom­pré­hen­sible », qu’un homme dis­tin­gué pût quit­ter un milieu où il était des plus appré­ciés, où il tenait une large place à la table de la vie. Certes, il fal­lait être dés­équi­li­bré, pour se mon­trer si peu « pratique ».

Que pou­vaient donc faire de mieux les bour­geois que de le contra­rier autant que pos­sible dans ses des­seins cri­mi­nels de « par­ta­ger tout entre tout le monde » ? Alors com­men­ça contre lui une cam­pagne de médi­sance, de pair avec la per­sé­cu­tion matérielle.

C’é­tait d’ailleurs pour la jeu­nesse bour­geoise, une occu­pa­tion aus­si utile qu’a­mu­sante, que d’al­ler cha­hu­ter dans les réunions du « pas­teur déser­teur », comme on appe­lait Dome­la Nieu­wen­huis, et maintes fois la grange déla­brée ou la salle enfu­mée, où cet apôtre du socia­lisme prê­chait le nou­vel évan­gile d’é­ga­li­té et d’a­mour, voyait des scènes révol­tantes. Mais je, me rap­pelle aus­si que des jeunes gens, par­tis avec l’in­ten­tion de faire des « actions d’é­clat » dans ces réunions socia­listes, en reve­naient hon­teux de leurs inten­tions à l’é­gard de cet homme qui, mal­gré eux, les impres­sion­nait et qui for­çait l’ad­mi­ra­tion d’un jeune cœur encore capable de s’enthousiasmer.

Ah, les réunions de ces pre­miers temps du socia­lisme ! Peut-il exis­ter encore un tel feu de sacri­fice, un tel amour des misé­rables, un tel dévoue­ment à la cause, comme le mon­traient ces pre­miers pré­di­ca­teurs du socia­lisme dans leur lutte contre l’i­gno­rance, le fana­tisme et la méchan­ce­té qui les entou­raient de tous les côtés ?

Oui, Dome­la, dans ce temps-là, était avant tout un apôtre. Comme tel, il était ado­ré par ses adeptes et haï par ses adver­saires. Il occu­pait une place à part. La masse, à laquelle il s’é­tait voué, l’i­do­lâ­trait. Ses paroles et ses actes n’é­taient jamais jugé comme ceux d’un autre mor­tel. Ce qu’il fai­sait était bien, même quand on ne le com­pre­nait pas. Les pauvres, les simples, les mal­heu­reux qui, en Hol­lande, et sur­tout dans les pro­vinces du Nord, vivaient encore comme des bêtes, témoi­gnaient une recon­nais­sance sans bornes à l’homme qui leur avait mon­tré le che­min vers une meilleure vie.

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Dome­la Nieu­wen­huis avait quit­té l’é­glise luthé­rienne où il était pas­teur, en 1879.

À par­tir de cette date, toute sa vie appar­tint à la cause socia­liste. C’est lui, qui le pre­mier, por­ta la pen­sée socia­liste avec éclat dans le monde ouvrier de Hol­lande. Il fut, lui aus­si, le pre­mier rédac­teur d’un organe socia­liste, le pre­mier socia­liste au Par­le­ment, le pre­mier coopé­ra­teur, et, enfin, sinon le pre­mier, en tout cas le plus éner­gique anti-parlementaire.

Pen­dant de longues années, l’exis­tence de Dome­la ne fut rien que luttes. Il vivait seule­ment pour la pro­pa­gande, et le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire avait en lui l’a­gi­ta­teur par excel­lence. Tenir des réunions, écrire des articles de pro­pa­gande, ce fut sa rai­son d’être pen­dant plus de vingt ans.

Il n’a pas seule­ment souf­fert dans ses efforts quo­ti­diens des per­sé­cu­tions de ses adver­saires : il connut aus­si la pri­son sous des condi­tions excep­tion­nel­le­ment cruelles. Ce fut plu­tôt un acte de ven­geance de la classe capi­ta­liste dési­rant frap­per en lui la masse du pro­lé­ta­riat qui com­men­çait à se réveiller et à se révolter.

Mais c’é­tait mal comp­ter. À la sor­tie de pri­son, Dome­la, blan­chi par la souf­france, fut fêté et accla­mé plus qu’un roi. La graine socia­liste, semée par lui, n’a­vait que mieux germé.

Quelques mois plus tard, en 1888, les élec­teurs des pro­vinces du Nord élirent Dome­la dépu­té au Parlement.

Ce fut l’a­po­gée de sa popularité.

Mais il aper­çut vite l’im­pos­si­bi­li­té d’in­fluen­cer ce corps légis­la­tif et depuis il res­ta convain­cu que l’af­fran­chis­se­ment de l’ou­vrier de son escla­vage maté­riel et moral, doit être l’œuvre de l’ou­vrier lui-même. Ain­si, il se sépa­rait du socia­lisme par­le­men­taire, ce qui lui atti­ra de nou­veaux enne­mis, les­quels ne deman­daient pas mieux, eux, que d’en­trer dans la car­rière d’un dépu­té ouvrier.

C’est Dome­la Nieu­wen­huis qui, au Congrès de Bruxelles, en 1891, défen­dit la réso­lu­tion hol­lan­daise, concer­nant la grève géné­rale en cas de guerre, réso­lu­tion que Liebk­necht dési­gnait comme de la phra­séo­lo­gie. L’an­ti-mili­ta­risme fut de même défen­du par lui au Congrès inter­na­tio­nal sui­vant (Zurich, 1893).

Cepen­dant, dans le cou­rant des années, les concep­tions de Dome­la s’in­cli­naient de plus en plus vers la gauche. Anar­chiste, il pen­chait bien­tôt vers l’in­di­vi­dua­lisme : « L’homme le plus puis­sant du monde, c’est celui qui est le plus seul. »

Le grand soli­taire, était-il satis­fait de son iso­le­ment ? Quoi­qu’il en soit, d’an­ciens amis et cama­rades le plaignaient.

C’est ain­si que, dans la der­nière dizaine d’an­nées, on ne voyait presque plus le nom de Dome­la en rap­port avec les évé­ne­ments du jour. Néan­moins, il ne s’é­tait pas entiè­re­ment reti­ré de la vie poli­tique. C’est seule­ment la guerre qui lui a por­té un coup dont il ne put se remettre.

Dans une inter­view, à l’oc­ca­sion de son 70e anni­ver­saire, Dome­la disait : « Mal­gré les années, je me sen­tais encore jeune, cou­ra­geux et en état de tra­vailler, jus­qu’en 1914… Je me sen­tis alors enva­hir d’un grand vide. Le déchaî­ne­ment de la guerre m’a vieilli. Jamais, je n’au­rais cru que les hommes pou­vaient s’a­bru­tir à ce point… Néan­moins, je n’ai pas per­du mon idéal ! »

Son idéal, c’é­tait là la grande force de cet homme. Il a vécu et il a souf­fert pour cet idéal.

Dome­la Nieu­wen­huis fut le pre­mier et le plus aimé des lea­ders du pro­lé­ta­riat hollandais.

La jeune géné­ra­tion pro­fi­ta de son cou­rage moral et de sa téna­ci­té. Tout le peuple hol­lan­dais et pas seule­ment l’ou­vrier, lui doit de la reconnaissance.

Comme cham­pion fidèle et dés­in­té­res­sé, pour lequel tous ceux qui s’ap­pellent socia­listes, ne peuvent que res­sen­tir de l’ad­mi­ra­tion et du res­pect, il vivra dans le sou­ve­nir du mou­ve­ment hol­lan­dais et international.

L. Cor­né­lis­sen-Ruper­tus

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