Quand j’entendis pour la première fois mentionner le nom de Domela Nieuwenhuis, c’était avec moquerie et dédain.
La bourgeoisie hollandaise était profondément offensée qu’un des leurs l’eut abandonnée pour se tourner vers le peuple. C’était « incompréhensible », qu’un homme distingué pût quitter un milieu où il était des plus appréciés, où il tenait une large place à la table de la vie. Certes, il fallait être déséquilibré, pour se montrer si peu « pratique ».
Que pouvaient donc faire de mieux les bourgeois que de le contrarier autant que possible dans ses desseins criminels de « partager tout entre tout le monde » ? Alors commença contre lui une campagne de médisance, de pair avec la persécution matérielle.
C’était d’ailleurs pour la jeunesse bourgeoise, une occupation aussi utile qu’amusante, que d’aller chahuter dans les réunions du « pasteur déserteur », comme on appelait Domela Nieuwenhuis, et maintes fois la grange délabrée ou la salle enfumée, où cet apôtre du socialisme prêchait le nouvel évangile d’égalité et d’amour, voyait des scènes révoltantes. Mais je, me rappelle aussi que des jeunes gens, partis avec l’intention de faire des « actions d’éclat » dans ces réunions socialistes, en revenaient honteux de leurs intentions à l’égard de cet homme qui, malgré eux, les impressionnait et qui forçait l’admiration d’un jeune cœur encore capable de s’enthousiasmer.
Ah, les réunions de ces premiers temps du socialisme ! Peut-il exister encore un tel feu de sacrifice, un tel amour des misérables, un tel dévouement à la cause, comme le montraient ces premiers prédicateurs du socialisme dans leur lutte contre l’ignorance, le fanatisme et la méchanceté qui les entouraient de tous les côtés ?
Oui, Domela, dans ce temps-là, était avant tout un apôtre. Comme tel, il était adoré par ses adeptes et haï par ses adversaires. Il occupait une place à part. La masse, à laquelle il s’était voué, l’idolâtrait. Ses paroles et ses actes n’étaient jamais jugé comme ceux d’un autre mortel. Ce qu’il faisait était bien, même quand on ne le comprenait pas. Les pauvres, les simples, les malheureux qui, en Hollande, et surtout dans les provinces du Nord, vivaient encore comme des bêtes, témoignaient une reconnaissance sans bornes à l’homme qui leur avait montré le chemin vers une meilleure vie.
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Domela Nieuwenhuis avait quitté l’église luthérienne où il était pasteur, en 1879.
À partir de cette date, toute sa vie appartint à la cause socialiste. C’est lui, qui le premier, porta la pensée socialiste avec éclat dans le monde ouvrier de Hollande. Il fut, lui aussi, le premier rédacteur d’un organe socialiste, le premier socialiste au Parlement, le premier coopérateur, et, enfin, sinon le premier, en tout cas le plus énergique anti-parlementaire.
Pendant de longues années, l’existence de Domela ne fut rien que luttes. Il vivait seulement pour la propagande, et le mouvement révolutionnaire avait en lui l’agitateur par excellence. Tenir des réunions, écrire des articles de propagande, ce fut sa raison d’être pendant plus de vingt ans.
Il n’a pas seulement souffert dans ses efforts quotidiens des persécutions de ses adversaires : il connut aussi la prison sous des conditions exceptionnellement cruelles. Ce fut plutôt un acte de vengeance de la classe capitaliste désirant frapper en lui la masse du prolétariat qui commençait à se réveiller et à se révolter.
Mais c’était mal compter. À la sortie de prison, Domela, blanchi par la souffrance, fut fêté et acclamé plus qu’un roi. La graine socialiste, semée par lui, n’avait que mieux germé.
Quelques mois plus tard, en 1888, les électeurs des provinces du Nord élirent Domela député au Parlement.
Ce fut l’apogée de sa popularité.
Mais il aperçut vite l’impossibilité d’influencer ce corps législatif et depuis il resta convaincu que l’affranchissement de l’ouvrier de son esclavage matériel et moral, doit être l’œuvre de l’ouvrier lui-même. Ainsi, il se séparait du socialisme parlementaire, ce qui lui attira de nouveaux ennemis, lesquels ne demandaient pas mieux, eux, que d’entrer dans la carrière d’un député ouvrier.
C’est Domela Nieuwenhuis qui, au Congrès de Bruxelles, en 1891, défendit la résolution hollandaise, concernant la grève générale en cas de guerre, résolution que Liebknecht désignait comme de la phraséologie. L’anti-militarisme fut de même défendu par lui au Congrès international suivant (Zurich, 1893).
Cependant, dans le courant des années, les conceptions de Domela s’inclinaient de plus en plus vers la gauche. Anarchiste, il penchait bientôt vers l’individualisme : « L’homme le plus puissant du monde, c’est celui qui est le plus seul. »
Le grand solitaire, était-il satisfait de son isolement ? Quoiqu’il en soit, d’anciens amis et camarades le plaignaient.
C’est ainsi que, dans la dernière dizaine d’années, on ne voyait presque plus le nom de Domela en rapport avec les événements du jour. Néanmoins, il ne s’était pas entièrement retiré de la vie politique. C’est seulement la guerre qui lui a porté un coup dont il ne put se remettre.
Dans une interview, à l’occasion de son 70e anniversaire, Domela disait : « Malgré les années, je me sentais encore jeune, courageux et en état de travailler, jusqu’en 1914… Je me sentis alors envahir d’un grand vide. Le déchaînement de la guerre m’a vieilli. Jamais, je n’aurais cru que les hommes pouvaient s’abrutir à ce point… Néanmoins, je n’ai pas perdu mon idéal ! »
Son idéal, c’était là la grande force de cet homme. Il a vécu et il a souffert pour cet idéal.
Domela Nieuwenhuis fut le premier et le plus aimé des leaders du prolétariat hollandais.
La jeune génération profita de son courage moral et de sa ténacité. Tout le peuple hollandais et pas seulement l’ouvrier, lui doit de la reconnaissance.
Comme champion fidèle et désintéressé, pour lequel tous ceux qui s’appellent socialistes, ne peuvent que ressentir de l’admiration et du respect, il vivra dans le souvenir du mouvement hollandais et international.
L. Cornélissen-Rupertus