La Presse Anarchiste

La fin d’une mission

(suite)

Le départ de Prizrend

Jeu­di 18 novembre. — Il fait froid, mais beau. Avec deux cama­rades et notre inter­prète, je sors de bonne heure pour ache­ter mulets ou che­vaux de mon­tagne. Il faut, en effet, se débrouiller coûte que coûte. Les membres de la mis­sion se sont asso­ciés par petits groupes. J’ai lié mon sort à celui de deux confrères, dont l’un a fait route avec moi depuis Jagodina.

Les Alba­nais ont tout caché, de peur de la réqui­si­tion, mais ils vendent très bien aux par­ti­cu­liers et très cher. Au bazar (un bazar de bois, cir­cu­laire, avec arcades), situé sur la rive droite, on nous apprend que nous trou­ve­rons ce qu’il nous faut dans le faubourg.

Nous pas­sons à côté d’une mos­quée peinte en bleu, et de quelques vieilles mai­sons dont les portes sont ornées de sculp­tures sur bois. En mon­tant vers le pla­teau, nous aper­ce­vons un magni­fique pay­sage de neige ; les cimes sont ensoleillées.

Longue dis­cus­sion avec des pay­sans alba­nais. Fina­le­ment, on nous vend pour 200 francs en or, un bidet blanc qui, en temps nor­mal, aurait coû­té 50 à 60 francs. Je remarque que dans le fau­bourg, les mai­sons ne sont pas blan­chies ; les murs sont de terre rou­geâtre. Comme le bois manque par ici, on voit des bouses de vache, col­lées au mur pour sécher et ser­vir de combustible.

Au retour, nous appre­nons que le départ est remis. Le bruit court que nous pas­se­rons par le Mon­té­né­gro en même temps que la mis­sion anglaise. Mikaï­lo­vitch orga­nise le convoi et dis­pose de 30.000 fr. pour assu­rer le ravi­taille­ment. Je suis deve­nu fata­liste. J’at­ten­drai la confir­ma­tion de cette nouvelle.

Nous retour­nons à l’hô­tel Ser­via pour le déjeu­né qu’on n’ap­porte qu’à 2 heures de l’a­près-midi. Cette fois, arri­vé les pre­miers, je me suis empa­ré d’une assiette, et j’ai atten­du trois heures ma pitance avec l’as­siette sous le bras.

Le bruit de ce matin était erro­né. Nous ne sommes pas par­tis, il est vrai, parce qu’il était impos­sible de finir nos pré­pa­ra­tifs à temps, et puis, parce qu’il est trop tard pour se mettre en route à midi : l’é­tape est longue. Mais l’ordre sub­siste. Le chef de la mis­sion nous confirme que l’at­ta­ché mili­taire s’op­pose au pas­sage par le Mon­té­né­gro et nous enjoint for­mel­le­ment d’al­ler à Salo­nique par Dibra.

Nous sor­tons pour faire encore quelques achats indis­pen­sables ; il faut avoir de l’a­voine pour le che­val (il n’y a rien dans la mon­tagne), et ten­ter d’a­che­ter du sau­cis­son de bre­bis (nous sommes en pays musul­man). Je par­cours le quar­tier de la rive droite ; les arti­sans sont grou­pés par métier : au bord de l’eau, les for­ge­rons, avec une ins­tal­la­tion pri­mi­tive ; dans une rue per­pen­di­cu­laire, les mar­chands de fer ouvra­gé ; plus loin, les mar­chands de peaux, etc.

En reve­nant, je ren­contre un ami serbe qui m’af­firme que la route de Dibra est cou­pée et m’ad­jure de ne pas la prendre. En tout cas, je pars demain matin ; on ver­ra en route. Nous hâtons nos préparatifs.

Des pri­son­niers autri­chiens, misé­rables et affa­més, errent dans la ville, lamen­ta­ble­ment. Un de nos cama­rades a l’i­dée d’en prendre un comme ordon­nance. Bien­tôt, d’autres se pré­sentent au couvent. Notre petit groupe en choi­sit un ; c’est un Tchèque, cor­don­nier de son métier ; nous lui don­nons un peu d’argent et du linge, car il n’a plus de che­mise et est dépour­vu de tout.

Le soir, au dîner, si j’ose ain­si appe­ler le repas en com­mun à l’hô­tel Ser­via, nous rece­vons l’ordre du sus­pendre notre départ. L’é­tat-major serbe a fini par avouer que la route du sud est cou­pée ; et l’at­ta­ché mili­taire nous dirige sur Scu­ta­ri ; au lieu de prendre la route la plus courte vers l’ouest en sui­vant le Drin, à tra­vers l’Al­ba­nie, nous pas­se­rons par le Mon­té­né­gro : Dia­ko­va, Ipek, Véli­ka, André­vit­za, Pod­go­rit­za. Cet iti­né­raire, qui passe par la haute mon­tagne, décrit les trois quarts d’un cercle dont la route d’Al­ba­nie (que sui­vra l’at­ta­ché), forme la corde. Notre départ est recu­lé au sur­len­de­main same­di, et nous par­ti­rons tons ensemble, soit 48 méde­cins et 25 infir­mières environ.

I1 fait beau ce soir-là. Les lumières marquent de points brillants là cité en amphi­théâtre. Les rues sont encom­brées d’une foule grouillante. Les nou­velles sont de plus en plus mau­vaises. L’ar­mée serbe est presque encer­clée ; elle n’a plus pour refuge déso­lé que les mon­tagnes de l’Al­ba­nie ; et elle est sans res­sources, sans muni­tions, qui, pis est, sans nour­ri­ture ; elle est réduite à la famine.

Ven­dre­di 19 novembre. — C’est le dégel ; on patauge dans la boue.

Arri­vée des 17 cama­rades qui avaient quit­té Mitro­vit­za. avec des chars à bœufs. Nous ne les atten­dions plus. Ils ont été arrê­tés par la tem­pête de neige et ont beau­coup souf­fert du froid. Ils racontent quelques scènes d’hor­reur aux­quelles ils ont assis­té : la déban­dade des sol­dats serbes à la recherche d’un gîte et de nour­ri­ture, et péné­trant de force chez les Arnautes, l’hos­ti­li­té de ces den­tiers allant jus­qu’à l’as­sas­si­nat, la ren­contre de sept cadavres de sol­dats serbes, vic­times du froid, etc.

Nous fai­sons les der­niers pré­pa­ra­tifs, ce qui consiste à jeter les der­niers bagages et à nous dépouiller du peu de linge qui nous reste. Je conserve un néces­saire de toi­lette avec savon, brosse à dents, trousse de cou­ture, une che­mise de rechange, deux paires de chaus­settes, une paire de pan­toufles, des notes (mes cli­chés pho­to­gra­phiques sont res­tés dans. mes can­tines). Mal­heu­reu­se­ment, j’emporte aus­si des poux. La ben­zine a peut-être tué les adultes, mais pro­ba­ble­ment ils avaient déjà pon­du. J’im­bibe encore une fois mon linge avec le reste du fla­con, mais cette fois, avec plus de pré­cau­tion, pour ne pas être mis à vif.

J’ai, en outre, un bidon, une tim­bale plate, mon man­teau et un man­teau serbe ache­té à la foire d’empoigne. Je donne ma vareuse de rechange à une infir­mière, et mon linge au pri­son­nier. Nous avons en com­mun des cordes, une lan­terne, des bou­gies, un sac d’a­voine, une demi-toile de tente, une ving­taine de bis­cuits et quelques boules de pain. Je crois que c’est tout.

Notre groupe sera de cinq per­sonnes : mes deux cama­rades, l’in­ter­prète et le pri­son­nier. Nous n’a­vons pas de femmes avec nous. Nous espé­rons aller vite. Les Alle­mands sont signa­lés à Mitro­vit­za, au Nord-Est, et nous devons, à cause du détour inutile qui nous a menés à Priz­rend, remon­ter jus­qu’à Ipek, au Nord-Ouest, pour trou­ver un che­min qui pénètre dans le chaos du Monténégro.

Same­di 20 novembre. — Nous sommes debout à 4 h. du matin. Il fait nuit noire. Pour comble de mal­chance, il pleut. Et ce n’est pas tout : il faut char­ger le bidet. O vous qui avez lu les récits d’ex­plo­ra­teurs, vous n’a­vez atta­ché qu’une atten­tion dis­traite à la ligne qui revient chaque jour : « On bâte les ani­maux et on part. » C’est un art de bâter les bêtes de charge, et nous en igno­rons le pre­mier prin­cipe ; l’a­ni­mal n’a pas fait deux pas que la charge s’é­croule. Au milieu des jurons, et dans l’obs­cu­ri­té, sous la pluie, il faut recom­men­cer la besogne. Heu­reu­se­ment, un vieux fac­tion­naire quitte son fusil pour nous aider. Il nous montre l’art de dis­po­ser les cordes autour des colis ; ceux-ci doivent être équi­li­brés par­fai­te­ment des deux côtés et ne pas être atta­chés trop haut. Tout va bien ; on des­cend avec pré­cau­tion la ruelle glis­sante qui conduit vers la grande mos­quée. Hélas ! nou­veau désastre : la sous-ven­trière s’est rom­pue ; et il faut rebâ­ter le che­val avec des moyens de fortune.

Nous trou­vons des cama­rades au car­re­four de la grande mos­quée. Avec eux nous pas­sons sur la rive droite pour remon­ter à tra­vers le fau­bourg jus­qu’aux bara­que­ments des cho­lé­riques où a lieu le ras­sem­ble­ment. Le jour se lève au moment où nous y arri­vons. Les mis­sions médi­cales fran­çaise, anglaise et russe, sans comp­ter un cer­tain nombre de Serbes, y sont réunies. Mais le départ tarde ; on perd deux heures, sous pré­texte que nous devons par­tir tous ensemble. Or, nous. n’a­vons pas les mêmes moyens de trans­port. Comme il y a encore une route rela­ti­ve­ment bonne jus­qu’à Dia­ko­va, deux camions auto­mo­biles emmè­ne­ront les femmes et les moins valides ; les cama­rades, venus avec leurs chars à bœufs, conti­nuent avec le même mode de locomotion.

Je regarde encore une fois le pay­sage. Le fonds est for­mé par les mon­tagnes alba­naises. Les mai­sons de Priz­rend sont accro­chées jus­qu’à mi-hau­teur ; la vieille cita­delle turque avec son mina­ret, s’é­rige au-des­sus, tout en haut. Un rideau de peu­pliers, tout près de nous, sur le pla­teau, pro­duit une bizarre impres­sion visuelle ; des cor­beaux se sont per­chés en grand nombre sur les branches supé­rieures qui, sous le poids, se sont cour­bées et donnent l’illu­sion de pal­miers funèbres.

De prizrend à Diakova

Nous par­tons enfin vers 8 heures, lais­sant notre inter­prète, qui s’est mis dans la tête d’a­che­ter un second che­val. Les autos filent en avant ; et nous remar­quons qu’elles trans­portent, en même temps que les femmes et les plus âgés d’entre nous, quelques-uns de nos cama­rades qui sont par­mi les plus jeunes et les plus ingambes.

La route par­court un pla­teau dénu­dé qui, plus loin, se relève en mame­lons cou­verts de gené­vriers et de buis­sons de chênes. Nous rejoi­gnons la val­lée du Drin ; mais faut pas­ser les affluents à gué ; nous patau­geons dans l’eau jus­qu’au mollet.

Vers midi, notre petite troupe s’ar­rête pour déjeu­ner : du bis­cuit, un peu de mau­vais sau­cis­son de bre­bis que nous ména­geons, et l’eau du ruis­seau. Je suis assez fati­gué ; je porte mon man­teau, un gros man­teau de cava­le­rie alour­di par la pluie, et le sac qui contient mon bagage. J’a­vise un bidet sans charge, et je me débar­rasse sur lui du man­teau et du sac. Il était temps ; je n’au­rais jamais pu faire l’étape.

Le hasard de l’al­lure a grou­pé une dou­zaine de bidets de charge, leurs pro­prié­taires et quelques inter­prètes ou pri­son­niers. Mais la fatigue empêche tout entrain ; nous mar­chons, moroses, sans aucun goût pour échan­ger des paroles.

J’ai vou­lu ména­ger mon unique paire de bot­tines, et j’ai mis des snow-boots pour les pré­ser­ver de l’hu­mi­di­té. Mais ces caou­tchoucs sont trop petits, et je n’a­vais pas pré­vu les gués et le bain de pieds. Je me décide à reti­rer ces snow-boots qui sont deve­nus une tor­ture, et ne pou­vant me rési­gner à les aban­don­ner, je les lave avant de les pla­cer dans mon sac. L’eau est gla­cée et j’at­trape une onglée douloureuse.

C’est la suc­ces­sion de ces petites misères qui forme pour moi tout le sou­ve­nir de cette étape. Cepen­dant, je retrouve dans ma mémoire l’i­mage de deux longs ponts alba­nais en dos d’âne ou, plus exac­te­ment, en forme d’ac­cent cir­con­flexe. Quelques-unes des arches inégales sont en ruine ; on a répa­ré les ponts, tant bien que mal, avec des planches.

Le plus grand de ces ponts est jeté sur le Drin, et forme la fron­tière entre la Ser­bie actuelle (sand­jak de Novi-Bazar) et le Mon­té­né­gro. L’en­droit est tout à fait sau­vage et pit­to­resque ; côté (à gauche), c’est une large val­lée ; de l’autre (à droite), c’est une gorge res­ser­rée avec des falaises taillées à pic. Les mon­tagnes cou­vertes de neige que nous aper­ce­vons à l’Ouest forment un magni­fique panorama.

La nuit tombe. La plu­part de mes cama­rades sont exté­nués. Chose bizarre, ma fatigue a dis­pa­ru, ou, du moins, je ne la sens plus. Enfin, on aper­çoit des lumières au-devant de nous ; c’est Dia­ko­va ou Dia­ko­vit­za, ville alba­naise du sand­jak qui, depuis 1893, appar­tient au Monténégro.

Nous nous arrê­tons machi­na­le­ment à une bou­tique encore éclai­rée. Quelques cama­rades nous y ont pré­cé­dés ; on y vend des pommes et du vin. Je rem­plis mon bidon et je secoue mes cama­rades, dont l’un s’est affa­lé sur le sol. On nous a dit qu’il y a un cam­pe­ment pré­pa­ré pour nous quelque part.

Après quelques tâton­ne­ments et quelques erreurs, nous finis­sons par trou­ver une âme cha­ri­table qui nous conduit dans l’obs­cu­ri­té jus­qu’en dehors de la ville, à un grand bâti­ment qui n’est autre qu’une ancienne caserne turque. Les cama­rades, arri­vés en auto, sont déjà ins­tal­lés dans la grande salle du rez-de-chaus­sée, où nous cou­che­rons tous, hommes et femmes, au petit bonheur.

Mais les pre­miers arri­vés, dont les jeunes gens que nous avons remar­qués au départ, ont acca­pa­ré les lits, faits avec des planches et du foin. Nous, qui avons fait l’é­tape à pied, devons nous rési­gner à cou­cher sur les dalles, éten­dus sur les man­teaux humides. Pour­tant, l’un de mes cama­rades, celui qui est malade de fatigue, a trou­vé un lit, grâce à la pitié des femmes. Mon autre com­pa­gnon et moi échouons entre deux lits, dont la haute couche de foin, bien tas­sée, forme, une épais­seur d’au moins soixante cen­ti­mètres. Ce sont deux confrères, mul­ti­ga­lon­nés, deux vieux gri­gous, les plus ladres et les plus égoïstes de toute la mis­sion, qui se sont octroyé cette couche moel­leuse. Nous sommes trop las pour pro­tes­ter. Mais cette inéga­li­té pro­voque l’in­di­gna­tion de deux infir­mières qui, de leur propre auto­ri­té, nous font une litière de for­tune avec quelques bras­sées enle­vées aux lits des deux avares.

Nous nous éten­dons, après une dis­tri­bu­tion de pain et de viande en ragoût. Pour ma part, j’ai bu presque tout le vin ache­té à la bou­tique. La nuit se passe assez bien, mal­gré le vacarme des der­niers arri­vants, ceux de la cara­vane à bœufs.

De Diakova à Detchani

Dimanche 21 novembre. — L’in­ter­prète est arri­vé la veille au soir avec un autre che­val, un petit bidet brun, qu’il n’a payé que cent francs, grâce à des mar­chan­dages infi­nis et la mise en œuvre de toute sa roue­rie orien­tale. Ce ren­fort allé­ge­rai la pre­mière bête, et nous per­met­tra de nous débar­ras­ser de nos man­teaux pour une marche plus rapide.

Nous sommes debout à 6 heures. Mais les pré­pa­ra­tifs traînent un peu. Nous décou­vrons dans le pays des bou­lan­gers qui vendent un pain doré, à mie noire, qui res­semble à de la brioche. Nous nous en réga­lons ; et nous entrons dans un café pour boire cha­cun deux petites tasses de café turc, sans oublier le prisonnier.

Enfin, nous par­tons à 8 heures ½. Nous sui­vons de nou­veau le pla­teau, qui est bor­dé à l’ouest par les mon­tagnes mon­té­né­grines. Le che­min est cou­pé de. fon­drières invrai­sem­blables. Bien­tôt même, nous ren­con­trons une rivière, sur laquelle une équipe d’Al­ba­nais est en train d’é­ta­blir un pont de for­tune ; mais le pont n’est pas fait. Nous pas­sons à la queue leu­leu sur une poutre, jetée en tra­vers, tan­dis que les bêtes fran­chissent le guet. Au pas­sage, le petit bidet brun fait un faux pas, et voi­là tout le bagage à l’eau. Cris, jurons ; on repêche le maté­riel, on rebâte l’a­ni­mal et on repart.

Vers midi, nous rat­tra­pons quatre de nos cama­rades qui sont par­tis avant nous. Ils viennent de déjeu­ner au bord. d’un ruis­seau, dans un joli site boi­sé de taillis. Nous pre­nons leur place ; et nous pous­sons le feu pour faire rôtir trois pou­lets, ache­tés en che­min par l’in­ter­prète. Pen­dant ce temps, nous fai­sons au ruis­seau un brin de toilette.

Nous dévo­rons un des pou­lets et nous repre­nons la route. Le che­min est de plus en plus mau­vais à cause des fon­drières ; on passe sur des pistes à tra­vers les prés. De temps en temps, on trouve des mai­sons, dont quelques-unes suf­fisent à for­mer un vil­lage. Ce sont des construc­tions de pierre à un étage et for­te­ment bar­ri­ca­dées. Les portes de la cour sont hautes et pleines, et faites, soit de planches ren­for­cées de barres de fer, soit de grands pan­neaux d’o­sier. La mai­son ne prend jour que par des lucarnes qui paraissent faire office de meur­trières. Le pre­mier étage sert de loge­ment, et reçoit même les latrines ; la chute de vidange est pro­té­gée. pur des planches ou une large gout­tière d’o­sier appli­quée contre le mur.

Les arbres sont ici des chênes, dont plu­sieurs portent du gui, comme je l’a­vais consta­té assez sou­vent en Ser­bie, et des châ­tai­gniers. On vend, en effet, dans les loca­li­tés, depuis Mitro­vit­za, de petites châ­taignes grillées ou cuites à l’eau. On ren­contre aus­si des ceri­siers, dont quelques-uns, très vieux, sont énormes. Mal­heu­reu­se­ment, comme en Ser­bie d’ailleurs, les pâtres ont l’ha­bi­tude d’é­ta­blir leurs feux au pied ou dans le creux des arbres, qui en crèvent naturellement.

Nous tra­ver­sons encore deux gués, et nous arri­vons un peu après 4 heures aux pre­mières mai­sons de Det­cha­ni. C’est un petit bourg, je veux dire le vil­lage le plus impor­tant que nous ayons ren­con­tré depuis Dia­ko­va. Nous déci­dons de ne pas aller plus loin et d’y pas­ser la nuit. Il s’a­git de trou­ver l’hos­pi­ta­li­té quelque part ; mais notre inter­prète a ren­con­tré un pay­san avec un cochon, et s’est mis, par manie com­mer­ciale, à mar­chan­der l’a­ni­mal. Nous nous impa­tien­tons, car les pour­par­lers, comme tou­jours en Orient, n’en finissent plus.

Enfin l’a­chat est conclu, et nous voi­ci devant un fonc­tion­naire mon­té­né­grin, à cas­quette plate, que le gou­ver­ne­ment de Cet­ti­gné a impo­sé comme chef de vil­lage à ce bourg alba­nais. À pro­pre­ment par­ler, il fait les fonc­tions de chef d’é­tapes. Après de longs palabres, il décide une famille musul­mane à nous don­ner l’hospitalité.

Ces Alba­nais musul­mans sont des pay­sans cos­sus. Nous péné­trons avec eux, trois frères bien décou­plés, dans l’en­ceinte d’où s’é­lève leur mai­son de pierre à deux étages. Mais notre inter­prète manque de tout gâter en vou­lant y entrer avec son cochon. Haro sur l’a­ni­mal impur ! Nous chas­sons cochon et inter­prète. Ce der­nier ira faire cuire son com­pa­gnon chez un indi­gène orthodoxe.

De Detchani à Ipek

Nos hôtes nous conduisent au deuxième étage et nous font entrer dans une grande pièce, où des paquets de feuilles de tabac sèchent au pla­fond. Un par­quet, sur­éle­vé de quelques cen­ti­mètres, occupe les deux côtés de la salle, lais­sant un pas­sage qui conduit à la che­mi­née. Sur ce par­quet, il y a des nattes et des cous­sins nous com­pre­nons que c’est là où nous pas­se­rons la nuit.

On nous fait signe de quit­ter nos chaus­sures et de les lais­ser à l’en­trée. Nous nous asseyons, tout réjouis de détendre nos membres fati­gués, pen­dant qu’un des musul­mans se hâte d’a­vi­ver le feu.

Nous entre­pre­nons d’y faire cuire à la ficelle les pou­lets qui nous res­tent, mais nos hôtes se chargent de faire eux-mêmes le rôtis­sage à la cui­sine. Ils reviennent avec une table ronde, haute de vingt cen­ti­mètres envi­ron, une jatte de lait, des oignons crus, du mou­ton rôti avec des bou­lettes de riz, les pou­lets, du fro­mage blanc et une jarre d’eau fraîche. Mais d’a­bord cha­cun doit faire ses ablu­tions à l’eau d’une aiguière, puis nous nous accrou­pis­sons à la turque autour de la table basse — posi­tion sin­gu­liè­re­ment incom­mode et fati­gante pour des Occidentaux.

Après le repas, nous assis­tons aux prières de nos hôtes, qui nous laissent ensuite cou­cher seuls dans la pièce.

Le len­de­main matin, lun­di (22 novembre), nous par­tons vers 8 h. ½, après congra­tu­la­tions mutuelles. Nous fai­sons d’a­bord un cro­chet pour aller cher­cher le cochon qui, la veille, avait failli gâter l’ac­cueil de nos hôtes musul­mans. Il est rôti et même un peu car­bo­ni­sé d’un côté.

Nous repre­nons la route ou plu­tôt la piste qui va vers le Nord, à Ipek. Elle suit le bord occi­den­tal de la plaine qui forme ce qu’on appe­lait autre­fois. le sand­jak de Novi Bazar, et longe le pied des Mon­tagnes Noires qui consti­tuent, à notre gauche, le mas­sif du Mon­té­né­gro. Aus­si est-elle cou­pée à chaque ins­tant par des ruis­seaux et des tor­rents qu’il faut fran­chir à gué. On cherche en ce moment, sinon à amé­lio­rer la route, du moins à jeter des ponts de bois sur les rivières un peu fortes. Je me sou­viens dans cette étape, d’une rivière assez grande que nos che­vaux eurent du mal à tra­ver­ser, tan­dis que nous pas­sions un par un sur les poutres d’un pont en construction.

La cam­pagne paraît assez riche ; elle est culti­vée ; on voit les ves­tiges des champs de maïs et de nom­breux ver­gers d’arbres frui­tiers. Les vil­lages sont moins rares et moins pauvres. J’ai quel­que­fois l’im­pres­sion de tra­ver­ser un petit vil­lage fran­çais ; mais le mina­ret rem­place le clo­cher, et le cime­tière est tou­jours un ter­rain vague sans clô­ture, où quelques pierres blanches et quelques ren­fle­ments épars indiquent les tombes.

Nous tra­ver­sons le lit immense d’un tor­rent presque à sec en ce moment. C’est un oued, un désert de cailloux et de blocs rou­lés, qui ai bien un kilo­mètre de large.

Et le che­min conti­nue ensuite sur une piste très large, assez maré­ca­geuse. Nous fai­sons halte vers 11 heures, sur le bord d’un pré humide, pour prendre hâti­ve­ment un repas froid, alour­di par du pain de maïs, et nous repar­tons. Bien­tôt appa­raissent devant nous plu­sieurs mina­rets ; un bourg paraît peu à peu sor­tir du repli de ter­rain où il est caché ; c’est une ville, c’est Ipek ; nous ne le croyions pas si près.

Le che­min prend l’ap­pa­rence d’une route natio­nale mal entre­te­nue. Nous croi­sons des sol­dats mon­té­né­grins, por­tant des vestes d’ar­tilleurs fran­çais et la calotte plate natio­nale, des femmes sans voile avec le cos­tume occi­den­tal, c’est-à-dire avec des jupes, mais por­tant, elles aus­si, sur le chi­gnon, la calotte monténégrine.

Nous retrou­vons des cama­rades arri­vés avant nous. Ils nous apprennent que la mis­sion campe à la caserne et que les repas ont lien à la Croix-Rouge. Cette pro­po­si­tion ne nous séduit pas. Nous vou­drions nous repo­ser tran­quille­ment, et nous avons besoin de confort. Quoique l’é­tape ait été courte, puis­qu’il est à peine 1 heure de l’a­près-midi, je me sens fati­gué ; il a fait du soleil toute la jour­née, et j’é­prouve un acca­ble­ment comme après une marche d’été.

Au lieu de nous arrê­ter à la caserne pour y cou­cher sur la dure dans une salle com­mune, où plu­sieurs de nos cama­rades ont déjà été volés, nous des­cen­dons vers le Drin, tor­rent aux flots verts, nous pas­sons le pont et nous remon­tons vers les hauts quar­tiers où se trouve le siège de la municipalité.

M. Pier­rot

(à suivre)

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