(suite)
Le départ de Prizrend
Jeudi 18 novembre. — Il fait froid, mais beau. Avec deux camarades et notre interprète, je sors de bonne heure pour acheter mulets ou chevaux de montagne. Il faut, en effet, se débrouiller coûte que coûte. Les membres de la mission se sont associés par petits groupes. J’ai lié mon sort à celui de deux confrères, dont l’un a fait route avec moi depuis Jagodina.
Les Albanais ont tout caché, de peur de la réquisition, mais ils vendent très bien aux particuliers et très cher. Au bazar (un bazar de bois, circulaire, avec arcades), situé sur la rive droite, on nous apprend que nous trouverons ce qu’il nous faut dans le faubourg.
Nous passons à côté d’une mosquée peinte en bleu, et de quelques vieilles maisons dont les portes sont ornées de sculptures sur bois. En montant vers le plateau, nous apercevons un magnifique paysage de neige ; les cimes sont ensoleillées.
Longue discussion avec des paysans albanais. Finalement, on nous vend pour 200 francs en or, un bidet blanc qui, en temps normal, aurait coûté 50 à 60 francs. Je remarque que dans le faubourg, les maisons ne sont pas blanchies ; les murs sont de terre rougeâtre. Comme le bois manque par ici, on voit des bouses de vache, collées au mur pour sécher et servir de combustible.
Au retour, nous apprenons que le départ est remis. Le bruit court que nous passerons par le Monténégro en même temps que la mission anglaise. Mikaïlovitch organise le convoi et dispose de 30.000 fr. pour assurer le ravitaillement. Je suis devenu fataliste. J’attendrai la confirmation de cette nouvelle.
Nous retournons à l’hôtel Servia pour le déjeuné qu’on n’apporte qu’à 2 heures de l’après-midi. Cette fois, arrivé les premiers, je me suis emparé d’une assiette, et j’ai attendu trois heures ma pitance avec l’assiette sous le bras.
Le bruit de ce matin était erroné. Nous ne sommes pas partis, il est vrai, parce qu’il était impossible de finir nos préparatifs à temps, et puis, parce qu’il est trop tard pour se mettre en route à midi : l’étape est longue. Mais l’ordre subsiste. Le chef de la mission nous confirme que l’attaché militaire s’oppose au passage par le Monténégro et nous enjoint formellement d’aller à Salonique par Dibra.
Nous sortons pour faire encore quelques achats indispensables ; il faut avoir de l’avoine pour le cheval (il n’y a rien dans la montagne), et tenter d’acheter du saucisson de brebis (nous sommes en pays musulman). Je parcours le quartier de la rive droite ; les artisans sont groupés par métier : au bord de l’eau, les forgerons, avec une installation primitive ; dans une rue perpendiculaire, les marchands de fer ouvragé ; plus loin, les marchands de peaux, etc.
En revenant, je rencontre un ami serbe qui m’affirme que la route de Dibra est coupée et m’adjure de ne pas la prendre. En tout cas, je pars demain matin ; on verra en route. Nous hâtons nos préparatifs.
Des prisonniers autrichiens, misérables et affamés, errent dans la ville, lamentablement. Un de nos camarades a l’idée d’en prendre un comme ordonnance. Bientôt, d’autres se présentent au couvent. Notre petit groupe en choisit un ; c’est un Tchèque, cordonnier de son métier ; nous lui donnons un peu d’argent et du linge, car il n’a plus de chemise et est dépourvu de tout.
Le soir, au dîner, si j’ose ainsi appeler le repas en commun à l’hôtel Servia, nous recevons l’ordre du suspendre notre départ. L’état-major serbe a fini par avouer que la route du sud est coupée ; et l’attaché militaire nous dirige sur Scutari ; au lieu de prendre la route la plus courte vers l’ouest en suivant le Drin, à travers l’Albanie, nous passerons par le Monténégro : Diakova, Ipek, Vélika, Andrévitza, Podgoritza. Cet itinéraire, qui passe par la haute montagne, décrit les trois quarts d’un cercle dont la route d’Albanie (que suivra l’attaché), forme la corde. Notre départ est reculé au surlendemain samedi, et nous partirons tons ensemble, soit 48 médecins et 25 infirmières environ.
I1 fait beau ce soir-là. Les lumières marquent de points brillants là cité en amphithéâtre. Les rues sont encombrées d’une foule grouillante. Les nouvelles sont de plus en plus mauvaises. L’armée serbe est presque encerclée ; elle n’a plus pour refuge désolé que les montagnes de l’Albanie ; et elle est sans ressources, sans munitions, qui, pis est, sans nourriture ; elle est réduite à la famine.
Vendredi 19 novembre. — C’est le dégel ; on patauge dans la boue.
Arrivée des 17 camarades qui avaient quitté Mitrovitza. avec des chars à bœufs. Nous ne les attendions plus. Ils ont été arrêtés par la tempête de neige et ont beaucoup souffert du froid. Ils racontent quelques scènes d’horreur auxquelles ils ont assisté : la débandade des soldats serbes à la recherche d’un gîte et de nourriture, et pénétrant de force chez les Arnautes, l’hostilité de ces dentiers allant jusqu’à l’assassinat, la rencontre de sept cadavres de soldats serbes, victimes du froid, etc.
Nous faisons les derniers préparatifs, ce qui consiste à jeter les derniers bagages et à nous dépouiller du peu de linge qui nous reste. Je conserve un nécessaire de toilette avec savon, brosse à dents, trousse de couture, une chemise de rechange, deux paires de chaussettes, une paire de pantoufles, des notes (mes clichés photographiques sont restés dans. mes cantines). Malheureusement, j’emporte aussi des poux. La benzine a peut-être tué les adultes, mais probablement ils avaient déjà pondu. J’imbibe encore une fois mon linge avec le reste du flacon, mais cette fois, avec plus de précaution, pour ne pas être mis à vif.
J’ai, en outre, un bidon, une timbale plate, mon manteau et un manteau serbe acheté à la foire d’empoigne. Je donne ma vareuse de rechange à une infirmière, et mon linge au prisonnier. Nous avons en commun des cordes, une lanterne, des bougies, un sac d’avoine, une demi-toile de tente, une vingtaine de biscuits et quelques boules de pain. Je crois que c’est tout.
Notre groupe sera de cinq personnes : mes deux camarades, l’interprète et le prisonnier. Nous n’avons pas de femmes avec nous. Nous espérons aller vite. Les Allemands sont signalés à Mitrovitza, au Nord-Est, et nous devons, à cause du détour inutile qui nous a menés à Prizrend, remonter jusqu’à Ipek, au Nord-Ouest, pour trouver un chemin qui pénètre dans le chaos du Monténégro.
Samedi 20 novembre. — Nous sommes debout à 4 h. du matin. Il fait nuit noire. Pour comble de malchance, il pleut. Et ce n’est pas tout : il faut charger le bidet. O vous qui avez lu les récits d’explorateurs, vous n’avez attaché qu’une attention distraite à la ligne qui revient chaque jour : « On bâte les animaux et on part. » C’est un art de bâter les bêtes de charge, et nous en ignorons le premier principe ; l’animal n’a pas fait deux pas que la charge s’écroule. Au milieu des jurons, et dans l’obscurité, sous la pluie, il faut recommencer la besogne. Heureusement, un vieux factionnaire quitte son fusil pour nous aider. Il nous montre l’art de disposer les cordes autour des colis ; ceux-ci doivent être équilibrés parfaitement des deux côtés et ne pas être attachés trop haut. Tout va bien ; on descend avec précaution la ruelle glissante qui conduit vers la grande mosquée. Hélas ! nouveau désastre : la sous-ventrière s’est rompue ; et il faut rebâter le cheval avec des moyens de fortune.
Nous trouvons des camarades au carrefour de la grande mosquée. Avec eux nous passons sur la rive droite pour remonter à travers le faubourg jusqu’aux baraquements des cholériques où a lieu le rassemblement. Le jour se lève au moment où nous y arrivons. Les missions médicales française, anglaise et russe, sans compter un certain nombre de Serbes, y sont réunies. Mais le départ tarde ; on perd deux heures, sous prétexte que nous devons partir tous ensemble. Or, nous. n’avons pas les mêmes moyens de transport. Comme il y a encore une route relativement bonne jusqu’à Diakova, deux camions automobiles emmèneront les femmes et les moins valides ; les camarades, venus avec leurs chars à bœufs, continuent avec le même mode de locomotion.
Je regarde encore une fois le paysage. Le fonds est formé par les montagnes albanaises. Les maisons de Prizrend sont accrochées jusqu’à mi-hauteur ; la vieille citadelle turque avec son minaret, s’érige au-dessus, tout en haut. Un rideau de peupliers, tout près de nous, sur le plateau, produit une bizarre impression visuelle ; des corbeaux se sont perchés en grand nombre sur les branches supérieures qui, sous le poids, se sont courbées et donnent l’illusion de palmiers funèbres.
De prizrend à Diakova
Nous partons enfin vers 8 heures, laissant notre interprète, qui s’est mis dans la tête d’acheter un second cheval. Les autos filent en avant ; et nous remarquons qu’elles transportent, en même temps que les femmes et les plus âgés d’entre nous, quelques-uns de nos camarades qui sont parmi les plus jeunes et les plus ingambes.
La route parcourt un plateau dénudé qui, plus loin, se relève en mamelons couverts de genévriers et de buissons de chênes. Nous rejoignons la vallée du Drin ; mais faut passer les affluents à gué ; nous pataugeons dans l’eau jusqu’au mollet.
Vers midi, notre petite troupe s’arrête pour déjeuner : du biscuit, un peu de mauvais saucisson de brebis que nous ménageons, et l’eau du ruisseau. Je suis assez fatigué ; je porte mon manteau, un gros manteau de cavalerie alourdi par la pluie, et le sac qui contient mon bagage. J’avise un bidet sans charge, et je me débarrasse sur lui du manteau et du sac. Il était temps ; je n’aurais jamais pu faire l’étape.
Le hasard de l’allure a groupé une douzaine de bidets de charge, leurs propriétaires et quelques interprètes ou prisonniers. Mais la fatigue empêche tout entrain ; nous marchons, moroses, sans aucun goût pour échanger des paroles.
J’ai voulu ménager mon unique paire de bottines, et j’ai mis des snow-boots pour les préserver de l’humidité. Mais ces caoutchoucs sont trop petits, et je n’avais pas prévu les gués et le bain de pieds. Je me décide à retirer ces snow-boots qui sont devenus une torture, et ne pouvant me résigner à les abandonner, je les lave avant de les placer dans mon sac. L’eau est glacée et j’attrape une onglée douloureuse.
C’est la succession de ces petites misères qui forme pour moi tout le souvenir de cette étape. Cependant, je retrouve dans ma mémoire l’image de deux longs ponts albanais en dos d’âne ou, plus exactement, en forme d’accent circonflexe. Quelques-unes des arches inégales sont en ruine ; on a réparé les ponts, tant bien que mal, avec des planches.
Le plus grand de ces ponts est jeté sur le Drin, et forme la frontière entre la Serbie actuelle (sandjak de Novi-Bazar) et le Monténégro. L’endroit est tout à fait sauvage et pittoresque ; côté (à gauche), c’est une large vallée ; de l’autre (à droite), c’est une gorge resserrée avec des falaises taillées à pic. Les montagnes couvertes de neige que nous apercevons à l’Ouest forment un magnifique panorama.
La nuit tombe. La plupart de mes camarades sont exténués. Chose bizarre, ma fatigue a disparu, ou, du moins, je ne la sens plus. Enfin, on aperçoit des lumières au-devant de nous ; c’est Diakova ou Diakovitza, ville albanaise du sandjak qui, depuis 1893, appartient au Monténégro.
Nous nous arrêtons machinalement à une boutique encore éclairée. Quelques camarades nous y ont précédés ; on y vend des pommes et du vin. Je remplis mon bidon et je secoue mes camarades, dont l’un s’est affalé sur le sol. On nous a dit qu’il y a un campement préparé pour nous quelque part.
Après quelques tâtonnements et quelques erreurs, nous finissons par trouver une âme charitable qui nous conduit dans l’obscurité jusqu’en dehors de la ville, à un grand bâtiment qui n’est autre qu’une ancienne caserne turque. Les camarades, arrivés en auto, sont déjà installés dans la grande salle du rez-de-chaussée, où nous coucherons tous, hommes et femmes, au petit bonheur.
Mais les premiers arrivés, dont les jeunes gens que nous avons remarqués au départ, ont accaparé les lits, faits avec des planches et du foin. Nous, qui avons fait l’étape à pied, devons nous résigner à coucher sur les dalles, étendus sur les manteaux humides. Pourtant, l’un de mes camarades, celui qui est malade de fatigue, a trouvé un lit, grâce à la pitié des femmes. Mon autre compagnon et moi échouons entre deux lits, dont la haute couche de foin, bien tassée, forme, une épaisseur d’au moins soixante centimètres. Ce sont deux confrères, multigalonnés, deux vieux grigous, les plus ladres et les plus égoïstes de toute la mission, qui se sont octroyé cette couche moelleuse. Nous sommes trop las pour protester. Mais cette inégalité provoque l’indignation de deux infirmières qui, de leur propre autorité, nous font une litière de fortune avec quelques brassées enlevées aux lits des deux avares.
Nous nous étendons, après une distribution de pain et de viande en ragoût. Pour ma part, j’ai bu presque tout le vin acheté à la boutique. La nuit se passe assez bien, malgré le vacarme des derniers arrivants, ceux de la caravane à bœufs.
De Diakova à Detchani
Dimanche 21 novembre. — L’interprète est arrivé la veille au soir avec un autre cheval, un petit bidet brun, qu’il n’a payé que cent francs, grâce à des marchandages infinis et la mise en œuvre de toute sa rouerie orientale. Ce renfort allégerai la première bête, et nous permettra de nous débarrasser de nos manteaux pour une marche plus rapide.
Nous sommes debout à 6 heures. Mais les préparatifs traînent un peu. Nous découvrons dans le pays des boulangers qui vendent un pain doré, à mie noire, qui ressemble à de la brioche. Nous nous en régalons ; et nous entrons dans un café pour boire chacun deux petites tasses de café turc, sans oublier le prisonnier.
Enfin, nous partons à 8 heures ½. Nous suivons de nouveau le plateau, qui est bordé à l’ouest par les montagnes monténégrines. Le chemin est coupé de. fondrières invraisemblables. Bientôt même, nous rencontrons une rivière, sur laquelle une équipe d’Albanais est en train d’établir un pont de fortune ; mais le pont n’est pas fait. Nous passons à la queue leuleu sur une poutre, jetée en travers, tandis que les bêtes franchissent le guet. Au passage, le petit bidet brun fait un faux pas, et voilà tout le bagage à l’eau. Cris, jurons ; on repêche le matériel, on rebâte l’animal et on repart.
Vers midi, nous rattrapons quatre de nos camarades qui sont partis avant nous. Ils viennent de déjeuner au bord. d’un ruisseau, dans un joli site boisé de taillis. Nous prenons leur place ; et nous poussons le feu pour faire rôtir trois poulets, achetés en chemin par l’interprète. Pendant ce temps, nous faisons au ruisseau un brin de toilette.
Nous dévorons un des poulets et nous reprenons la route. Le chemin est de plus en plus mauvais à cause des fondrières ; on passe sur des pistes à travers les prés. De temps en temps, on trouve des maisons, dont quelques-unes suffisent à former un village. Ce sont des constructions de pierre à un étage et fortement barricadées. Les portes de la cour sont hautes et pleines, et faites, soit de planches renforcées de barres de fer, soit de grands panneaux d’osier. La maison ne prend jour que par des lucarnes qui paraissent faire office de meurtrières. Le premier étage sert de logement, et reçoit même les latrines ; la chute de vidange est protégée. pur des planches ou une large gouttière d’osier appliquée contre le mur.
Les arbres sont ici des chênes, dont plusieurs portent du gui, comme je l’avais constaté assez souvent en Serbie, et des châtaigniers. On vend, en effet, dans les localités, depuis Mitrovitza, de petites châtaignes grillées ou cuites à l’eau. On rencontre aussi des cerisiers, dont quelques-uns, très vieux, sont énormes. Malheureusement, comme en Serbie d’ailleurs, les pâtres ont l’habitude d’établir leurs feux au pied ou dans le creux des arbres, qui en crèvent naturellement.
Nous traversons encore deux gués, et nous arrivons un peu après 4 heures aux premières maisons de Detchani. C’est un petit bourg, je veux dire le village le plus important que nous ayons rencontré depuis Diakova. Nous décidons de ne pas aller plus loin et d’y passer la nuit. Il s’agit de trouver l’hospitalité quelque part ; mais notre interprète a rencontré un paysan avec un cochon, et s’est mis, par manie commerciale, à marchander l’animal. Nous nous impatientons, car les pourparlers, comme toujours en Orient, n’en finissent plus.
Enfin l’achat est conclu, et nous voici devant un fonctionnaire monténégrin, à casquette plate, que le gouvernement de Cettigné a imposé comme chef de village à ce bourg albanais. À proprement parler, il fait les fonctions de chef d’étapes. Après de longs palabres, il décide une famille musulmane à nous donner l’hospitalité.
Ces Albanais musulmans sont des paysans cossus. Nous pénétrons avec eux, trois frères bien découplés, dans l’enceinte d’où s’élève leur maison de pierre à deux étages. Mais notre interprète manque de tout gâter en voulant y entrer avec son cochon. Haro sur l’animal impur ! Nous chassons cochon et interprète. Ce dernier ira faire cuire son compagnon chez un indigène orthodoxe.
De Detchani à Ipek
Nos hôtes nous conduisent au deuxième étage et nous font entrer dans une grande pièce, où des paquets de feuilles de tabac sèchent au plafond. Un parquet, surélevé de quelques centimètres, occupe les deux côtés de la salle, laissant un passage qui conduit à la cheminée. Sur ce parquet, il y a des nattes et des coussins nous comprenons que c’est là où nous passerons la nuit.
On nous fait signe de quitter nos chaussures et de les laisser à l’entrée. Nous nous asseyons, tout réjouis de détendre nos membres fatigués, pendant qu’un des musulmans se hâte d’aviver le feu.
Nous entreprenons d’y faire cuire à la ficelle les poulets qui nous restent, mais nos hôtes se chargent de faire eux-mêmes le rôtissage à la cuisine. Ils reviennent avec une table ronde, haute de vingt centimètres environ, une jatte de lait, des oignons crus, du mouton rôti avec des boulettes de riz, les poulets, du fromage blanc et une jarre d’eau fraîche. Mais d’abord chacun doit faire ses ablutions à l’eau d’une aiguière, puis nous nous accroupissons à la turque autour de la table basse — position singulièrement incommode et fatigante pour des Occidentaux.
Après le repas, nous assistons aux prières de nos hôtes, qui nous laissent ensuite coucher seuls dans la pièce.
Le lendemain matin, lundi (22 novembre), nous partons vers 8 h. ½, après congratulations mutuelles. Nous faisons d’abord un crochet pour aller chercher le cochon qui, la veille, avait failli gâter l’accueil de nos hôtes musulmans. Il est rôti et même un peu carbonisé d’un côté.
Nous reprenons la route ou plutôt la piste qui va vers le Nord, à Ipek. Elle suit le bord occidental de la plaine qui forme ce qu’on appelait autrefois. le sandjak de Novi Bazar, et longe le pied des Montagnes Noires qui constituent, à notre gauche, le massif du Monténégro. Aussi est-elle coupée à chaque instant par des ruisseaux et des torrents qu’il faut franchir à gué. On cherche en ce moment, sinon à améliorer la route, du moins à jeter des ponts de bois sur les rivières un peu fortes. Je me souviens dans cette étape, d’une rivière assez grande que nos chevaux eurent du mal à traverser, tandis que nous passions un par un sur les poutres d’un pont en construction.
La campagne paraît assez riche ; elle est cultivée ; on voit les vestiges des champs de maïs et de nombreux vergers d’arbres fruitiers. Les villages sont moins rares et moins pauvres. J’ai quelquefois l’impression de traverser un petit village français ; mais le minaret remplace le clocher, et le cimetière est toujours un terrain vague sans clôture, où quelques pierres blanches et quelques renflements épars indiquent les tombes.
Nous traversons le lit immense d’un torrent presque à sec en ce moment. C’est un oued, un désert de cailloux et de blocs roulés, qui ai bien un kilomètre de large.
Et le chemin continue ensuite sur une piste très large, assez marécageuse. Nous faisons halte vers 11 heures, sur le bord d’un pré humide, pour prendre hâtivement un repas froid, alourdi par du pain de maïs, et nous repartons. Bientôt apparaissent devant nous plusieurs minarets ; un bourg paraît peu à peu sortir du repli de terrain où il est caché ; c’est une ville, c’est Ipek ; nous ne le croyions pas si près.
Le chemin prend l’apparence d’une route nationale mal entretenue. Nous croisons des soldats monténégrins, portant des vestes d’artilleurs français et la calotte plate nationale, des femmes sans voile avec le costume occidental, c’est-à-dire avec des jupes, mais portant, elles aussi, sur le chignon, la calotte monténégrine.
Nous retrouvons des camarades arrivés avant nous. Ils nous apprennent que la mission campe à la caserne et que les repas ont lien à la Croix-Rouge. Cette proposition ne nous séduit pas. Nous voudrions nous reposer tranquillement, et nous avons besoin de confort. Quoique l’étape ait été courte, puisqu’il est à peine 1 heure de l’après-midi, je me sens fatigué ; il a fait du soleil toute la journée, et j’éprouve un accablement comme après une marche d’été.
Au lieu de nous arrêter à la caserne pour y coucher sur la dure dans une salle commune, où plusieurs de nos camarades ont déjà été volés, nous descendons vers le Drin, torrent aux flots verts, nous passons le pont et nous remontons vers les hauts quartiers où se trouve le siège de la municipalité.
M. Pierrot
(à suivre)