(suite) [[Voir les numéros 4 et 5.]]
Moins cultiver pour mieux cultiver, telle devrait être la formule du paysan, surtout si l’on a en vue la culture intensive, la culture des produits de choix.
Au lieu de cela, avant la guerre, le paysan s’échinait à mettre tout son bien en labour ; il obtenait, faute de façon convenable, faute d’engrais, des rendements médiocres.
La guerre a modifié un peu cette conception culturale. Devant l’élévation des prix des produits laitiers et des produits de boucherie, et aussi à cause du manque de main-d’œuvre, beaucoup de paysans ont converti une partie de leurs champs en prés.
Qu’on ne croie pas cependant, comme le pensent ingénument les citadins, qu’un pré est simplement une terre en friche où l’herbe pousse naturellement et où le paysan n’a rien à faire.
Sans doute en est-il parfois ainsi. Mais ces pâturages maigres sont une anomalie à l’époque actuelle. Il devrait y avoir une spécialisation pour les pâturages comme pour toute autre branche de l’agriculture. Et, en principe, il ne devrait exister que des pâturages gras.
Rendre au boisement les terres ingrates, transformer les autres. Des adaptations peu connues peuvent être faites. Certaines landes granitiques pourraient être cultivées en ajoncs, lesquels y croissent spontanément. Cette plante dédaignée et encombrante, qui ne sert guère, ça et là, que comme clôture, est employés dans quelques régions (pays de Galles, etc) comme fourrage frais d’hiver. C’est un fourrage très nutritif, qui exige pourtant un travail supplémentaire, le broyage, pour enlever les épines ; il existe des machines à broyer l’ajonc.
Un pré doit être soigné pour donner un rendement rémunérateur, c’est-à-dire une herbe abondante et nutritive.
En premier lieu, la question de l’irrigation. Sans eau, pas d’herbe. Il s’agit donc de donner à boire au pré, à certaines époques, pas trop non plus. Les Latins le savaient déjà. J’ai vu dans le Limousin des canaux d’irrigation savamment entretenus ; j’en ai rarement vus en Auvergne.
L’irrigation a pour contre-partie le drainage des prés humides ou marécageux, pour faire disparaître mousses, prêles, rumex, etc. Dans ces prés humides, à terreau acide, le chaulage ou l’apport de cendres devient nécessaire pour aider au développement des espèces herbacées utiles (graminées et légumineuses). Je me souviens d’avoir vu sur les bords de la Dore des monceaux de sciure, destinés à s’en aller à vau-l’eau, pour débarrasser la scierie, alors que les prés avoisinants en eussent tiré grand profit.
Non seulement les amendements, mais les engrais sont utiles pour faire donner aux prairies leur maximum de rendement.
Il y a même utilité à faire parfois passer le scarificateur. Enfin, il y a intérêt à enrichir la fenaison en valeur nutritive, en apportant au sol un mélange de semences de bonnes espèces, choisies d’après la nature du terrain.
On voit, qu’on passe insensiblement des prairies naturelles aux prairies artificielles, disons plus simplement des prairies maigres, capables tout juste de nourrir des moutons ou de faire l’élève des veaux, aux prairies grasses dans lesquelles on peut faire soit l’industrie laitière, soit l’engraissement des adultes.
Mais quelques soins que demande un bon pré, un cultivateur y consacrera moins de temps qu’à une culture sarclée. Il a donc tout avantage à réduire l’étendue cultivée de ses champs à ce qu’il peut faire, et bien faire, sans trop de peine, et à transformer le reste en prairies bien entretenues.
Que faire d’un pré dans un petit domaine ? En réalité le pré naturel ou la prairie artificielle existe presque toujours ; mais son. étendue est limitée aux besoins du paysan, qui, je le répète, a surtout pour ambition de se suffire à lui-même. Une extension des herbages change l’économie de son exploitation.
Je suppose qu’il se décide à faire une plus grande quantité de beurre, c’est l’utilisation la plus habituelle du lait ; on donne le reste aux cochons pour l’engraissement. Quant au fromage, au fromage de vente, au fromage fin, sa fabrication est moins répandue (par ignorance souvent).
Voici donc le cultivateur amené à faire du commerce, non un commerce occasionnel, mais un commerce courant, puisque sa production. est plus importante. Or, si la fermière est capable de vendre au marché de la ville voisine un peu de beurre aux consommateurs, elle est incapable d’en vendre une grande quantité. Pour l’écoulement de ce produit, elle deviendra la proie assurée des intermédiaires (des « leveurs », comme on dit en Auvergne).
Dans ce cas, il n’y a qu’un moyen de se tirer d’affaire, c’est l’association des cultivateurs en syndicat de vente.
L’association s’impose d’ailleurs pour d’autres raisons. Le cultivateur peut-il continuer à faire son beurre lui-même avec les anciens procédés ? Ainsi il continuera à faire du beurre de mauvaise conservation et de mauvaise qualité, et qui sera de plus en plus déprécié sur le marché, quand les conditions économiques seront redevenues normales. La recherche de la qualité devient nécessaire, si l’on veut sortir de la routine et faire un commerce rémunérateur.
Lorsqu’ils furent ruinés par le phylloxéra, les vignerons du nord de la Charente-Inférieure qui faisaient du cognac de deuxième ou troisième zone, au lieu de reconstituer les vignobles à grands frais avec des plants américains, établirent tout d’abord des prairies artificielles sur l’emplacement de leurs vignes. Un essai de coopérative beurrière fut fait ; et peu à peu cette industrie s’étendit dans la Charente-Inférieure, la Vendée, les Deux-Sèvres et les départements avoisinants ; on y comptait, en 1917, 129 coopératives beurrières associées en fédération Ainsi une calamité force souvent les gens à sortir de la routine et à faire un effort pour tenter une nouvelle adaptation. Toute transformation, tout progrès sont des risques ; les gens aisés ne risquent pas.
En Charente, ce n’est plus la paysanne qui fait le beurre. Le lait est transporté à la Coopérative. Là existe une installation moderne dans un local propre et bien agencé. La force électrique est fournie par une machine à vapeur ; rien ne se fait à la main. Le lait une fois centrifugé, la crème est pasteurisée à 70°C, elle subit ensuite l’acidification avec des ferments sélectionnés, puis elle est barattée et malaxée. Le beurre ainsi produit est d’un goût excellent et d’une conservation prolongée.
À visiter une beurrerie ainsi installée, un cultivateur se rendrait compte, de ses propres yeux, des conditions nécessaires à une bonne fabrication ; il comprendrait le peu d’intérêt qu’il y a à faire du beurre en petite quantité et l’inconvénient de se servir de procédés primitifs [[Pour alimenter convenablement une fabrique de beurre, il faut un minimum quotidien de 1.000 litres de lait en hiver et 2.000 litres en été.]]. Mais qui s’en doute dans la plupart des campagnes ?
Que faites-vous du petit lait ? demandai-je au directeur de la coopérative, lors de ma visite en 917. Tout d’abord, on donnait ce petit lait aux cochons pour les engraisser. Puis des sociétés allemandes s’établirent autour des coopératives et firent l’extraction industrielle de la caséine. Celle-ci, coagulée par présure, est séchée (l’industrie de la sécherie s’était fort développée en Allemagne pour toute sorte de produits alimentaires), puis moulue. Elle est vendue, soit pour être incorporée dans des spécialités alimentaires, dites de régime (sur le prospectus desquelles on ne lit pas le nom de caséine), soit pour servir à la fabrication de colle spéciale, de papier couché, ou encore de simili-ivoire (galalithe), comme manches de parapluies, de porte-plume, etc.
La caséine enlevée du petit lait, reste le sérum. De celui-ci on. pourrait encore extraire le lactose (sucre de lait). On l’utilise simplement à la nourriture des cochons. Notez que les cultivateurs de l’endroit n’ont pas voulu se charger de cet engraissement ; ils ont eu peur des épidémies, et ce risque n’est pas négligeable avec la routine des paysans sur l’hygiène des porcs et leur logement.
On vend donc le sérum à des éleveurs plus audacieux qui engraissent une centaine de cochons dans une porcherie, établie sur un plan très simple, où règne la propreté et où les animaux sont isolés à deux ou trois dans des boxes. Il n’y a jamais eu d’épidémie ; et le profit de ces éleveurs pendant la guerre a été énorme.
Les coopératives fabriquent leur glace et possèdent des wagons spéciaux pour le transport du beurre aux centres de consommation. Elles sont fédérées pour l’organisation de la vente ; aucune partie du bénéfice n’est prélevée par des intermédiaires, celui-ci est réparti an prorata du lait apporté et de sa richesse en beurre.
Ce qui se fait pour la fabrication du beurre dans l’Ouest, se fait depuis très longtemps en Franche-Comté pour la fabrication du fromage. Dans presque toutes les communes existe une coopérative ; les paysans portent leur lait à la « fruitière » où un fromager appointé fabrique le gruyère. Même organisation en Savoie. Toutefois, j’ignore si les coopérateurs ont réussi à organiser un service de vente. Lorsque je visitai la Franche-Comté, il y a une vingtaine d’années, ce service n’existait pas ; et les paysans producteurs étaient la dupe des marchands intermédiaires qui venaient sur place rafler la production.
Avec une organisation coopérative, les cultivateurs obtiennent un meilleur produit. En Auvergne et dans le Velay, pays d’industrie laitière, il n’existe actuellement aucune coopérative ; le beurre n’est pas de la meilleure qualité, et des fromages, comme le Saint-Nectaire, qui pourraient être excellents, sont assez souvent gâtés par des fermentations secondaires. Chacun produit individuellement, et suivant la vieille routine, sans aucun soin de propreté, sans le guide du thermomètre, sans aucune idée de ce que peut être une bonne fabrication. Et la plus grande partie du bénéfice passe dans la poche du « leveur ».
La coopérative permet aux cultivateurs d’avoir moins de travail. Ils se déchargent sur elle de la fabrication du beurre ou du fromage. Ainsi, ils ont avantage, comme je disais plus haut, à donner plus de place dans leur domaine aux prairies ou aux pâturages. Ils peuvent alors, sans trop de peine, se livrer sur une étendue plus réduite à la culture intensive ou à celle des produits de choix, c’est-à-dire mieux cultiver.
M. Pierrot
(à suivre.)