La Presse Anarchiste

Le mensonge du « protectionnisme »

( suite) [[Voir le numé­ro 5.]]

L’exemple du blé que je donne, s’il est frap­pant, parce que, en France, le pain est la base de l’a­li­men­ta­tion des pauvres et des tra­vailleurs, ne donne pas les pires effets du « pro­tec­tion­nisme », ses effets s’é­tei­gnant avec la consom­ma­tion du pain ou des pâtes qu’il sert à fabriquer.

Mais lorsque la « pro­tec­tion » est impo­sée à des matières pre­mières entrant, par exemple, dans la fabri­ca­tion des machines, l’aug­men­ta­tion ne s’ar­rête pas à la machine fabri­quée ; de celle-ci elle passe aux objets qu’elle-même fabri­que­ra. Comme le péché ori­gi­nel, elle se trans­met­tra d’un objet à l’autre ; à des objets qui, n’é­tant pas impo­sés eux-mêmes, n’en subi­ront pas moins la tache ori­gi­nelle, met­tant leurs pro­duc­teurs en mau­vaise situa­tion vis-a-vis de leurs concur­rents étran­gers. Ce qui démontre que les uns ne sont « pro­té­gés » qu’au détri­ment des autres. Ou bien, ce qui est pis encore, qu’il faut étendre la « pro­tec­tion » sur tout ce que l’on pro­duit, sur tout ce que l’on fabrique, ce qui ferait mon­ter le coût de la vie à un taux impossible.

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Dans- son livre, Le Bilan du Pro­tec­tion­nisme en France [[Un volume, 2 francs chez Alcan, 108, Bou­le­vard Saint-Ger­main.]], M. Schelle, à côté de nom­breux exemples, cite un cal­cul de M. Mil­le­rand, alors qu’il était Ministre du Com­merce, consta­tant que les droits de douane sur les pro­duits métal­lur­giques avaient une réper­cus­sion néfaste sur une quan­ti­té de pro­duits qui, à leur tour, réper­cu­taient leur cher­té sur les objets qu’ils aidaient à fabri­quer. Je rac­cour­cis la liste. Quelques exemples suffiront :

Les droits sur les pro­duits métal­lur­giques aug­mentent de 33 % le prix des wagons à voya­geurs ; de 9 % le prix des voi­tures de tram­ways ; de 6 % le prix des machines hydrau­liques ; de 33 % le prix des machines dyna­mo-élec­trique ; de 4 % le prix des machines à impri­mer ; de 5 % le prix des construc­tions navales.

Pour les construc­tions navales, il semble que les choses auraient beau­coup empi­ré depuis les cal­culs de M. Mil­le­rand, si nous en croyons des chiffres que M. G. Téry donne dans l’Œuvre, du 31 jan­vier 1919. Il nous parle de bou­lons qui, tout fabri­qués, coû­te­raient, en France, 2 francs le kilo, et 0 fr. 85 en Bel­gique. Ces bou­lons entrant dans la fabri­ca­tion des navires en un nombre tel qu’ils aug­men­te­raient le prix du navire bien au-delà des 4 % de M. Millerand.

Mais ceci n’est qu’une diver­sion, reve­nons à nos chiffres :

Il va de soi que, si les Com­pa­gnies de Tram­ways et de Che­mins de fer, paient leur maté­riel plus cher, elles feront payer plus cher aux voya­geurs pour les trans­por­ter, eux ou leurs marchandises.

Admet­tons que, pour quelques-unes de ces machines, l’aug­men­ta­tion soit minime ; mais lorsque cette aug­men­ta­tion se trans­met à d’autres objets qui, à leur tour, la trans­met­tront à d’autres, on convien­dra que cela finit par deve­nir onéreux.

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Dans cet ordre d’i­dées, M. Y. Guyot donne l’exemple des che­mins de fer russes.

Par suite des droits doua­niers sur les pro­duits métal­lur­giques, le kilo­mètre de voie fer­rée coûte, en Rus­sie, 20 % plus cher qu’il ne devrait nor­ma­le­ment coûter !

Or, comme elle avait 200.000 kilom. à construire, à 100.000 francs le kilom., cela lui a coû­té 20 mil­liards au lieu de 16. C’est-à-dire quatre mil­liards de plus, dont l’in­té­rêt devra être payé pen­dant des années et des années à ceux qui avan­cèrent l’argent, por­tant, ain­si, le coût de la construc­tion au double du prix nor­mal si les actions ne sont rem­bour­sables qu’au bout de 80 ans ; à condi­tion que le taux de l’in­té­rêt ne soit que de 5 %; beau­coup d’emprunts russes, si je ne me trompe, ayant été émis à 6 %.

Ce qui fait que, du fait d’a­voir payé un quart de plus la construc­tion de leurs lignes, les Com­pa­gnies de che­min de fer seront entraî­nées à taxer les trans­ports, le double de leur valeur pen­dant près d’un siècle.

Avec les voya­geurs, le mau­vais effet, pour la plu­part, finit avec leur voyage. Pour les mar­chan­dises il n’en est pas de même. L’aug­men­ta­tion vient s’in­cor­po­rer à leur coût, et à celui des objets qu’elles contri­bue­ront à pro­duire, si, au lieu d’être consom­mables, elles entrent dans la fabri­ca­tion de l’outillage.

C’est que, à côté des effets « directs » de la « pro­tec­tion », il y a ce que l’on pour­rait appe­ler les effets « indirects ».

Nous avons vu, par exemple, que la fabri­ca­tion des machines à impri­mer coû­tait 4 % plus cher par suite de la « pro­tec­tion » des pro­duits métallurgiques.

Or, si nous nous en tenons à l’in­dus­trie du livre, nous voyons que déjà gre­vé par suite du coût des machines, l’ef­fet est encore gre­vé dans le papier, les pâtes de bois entrant dans sa fabri­ca­tion payant, en France, tin droit de 50 %. (avant la guerre.)

Mais ce n’est pas tout. Le Bul­le­tin de la Ligue du Libre-Échange (numé­ro de mars 1917), auquel j’emprunte le ren­sei­gne­ment, explique que la per­ca­line employés dans la reliure est frap­pée d’un droit « pro­tec­teur » à son entrée en France, et que ce droit ne pro­fite qu’à la seule usine qui existe en France fabri­quant ce genre de per­ca­line ; et que cette usine ne pro­duit pas 10 % de la quan­ti­té consommée.

Ain­si, l’in­dus­trie du livre a trois causes de ren­ché­ris­se­ment, rien que du fait du « pro­tec­tion­nisme », l’im­pôt sur les machines, l’im­pôt sur la pâte de bois, l’im­pôt sur la per­ca­line. Et, peut-être, ça ne serait pas tout, si nous pou­vions consul­ter la liste des pro­duits « pro­té­gés ». N’y a‑t-il pas, par exemple, la colle de pâte, avec le droit sur les blés !

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Autres faits :

En 1892, la France s’a­vi­sa, après un régime de presque liber­té com­mer­ciale avec la Suisse, de vou­loir impo­ser très dure­ment les pro­duits que celle-ci lui envoyait.

La Suisse, pour ne pas être en reste de poli­tesse, ripos­ta par des tarifs plus hauts. Effet à pré­voir : les impor­ta­tions de France en Suisse qui, en 1890, dépas­saient 200 mil­lions de francs, tom­bèrent 171 ; les expor­ta­tions de Suisse en France qui tour­naient autour de 124 mil­lions, tom­bèrent à 71 mil­lions [[ Le Bilan du Pro­tec­tion­nisme en France.]].

Depuis, les deux pays semblent être reve­nus à une meilleure com­pré­hen­sion de ce que doivent être les rela­tions com­mer­ciales, l’en­tente et non la guerre, et semblent s’être fait des conces­sions mutuelles : les choses semblent s’être amé­lio­rées ; mais l’aug­men­ta­tion des échanges qui s’en est sui­vie n’a pas, jus­qu’i­ci, réus­si à atteindre les chiffres de 1880.

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Quant au relè­ve­ment des salaires que, soi-disant, le « Pro­tec­tion­nisme » aide­rait à main­te­nir, C’est éga­le­ment un mensonge.

En Angle­terre, pays de libre-échange, les salaires sont plus hauts, et on y tra­vaille moins d’heures par semaine qu’en France, pays « pro­té­gé ». Le coût de la vie y est moins cher.

En Amé­rique, pays de pro­tec­tion­nisme, les salaires, il est vrai sont encore plus hauts qu’en Angle­terre ; mais la vie y est beau­coup plus chère, en ce qui concerne les pro­duits manu­fac­tu­rés, surtout.

Et encore, d’a­près le Bul­le­tin de la Ligue du Libre-Échange (numé­ro de décembre 1918), y aurait-il des réserves à faire. Il cite le Pré­sident Wil­son. qui, dans une publi­ca­tion amé­ri­caine New Free­dom (La Liber­té Nou­velle) aurait écrit :

« Savez-vous que 90 % des tra­vailleurs de ce pays (l’A­mé­rique) ne sont pas employés dans les indus­tries pro­té­gées et que leurs salaires sont plus éle­vés que ne le sont ceux don­nés par les indus­tries pro­té­gées ? Il n’y a pas un cor­ner pour les char­pen­tiers, pour les poseurs de briques, pour les ving­taines de caté­go­ries d’in­di­vi­dus, ouvriers de métier. Mais il y a un cor­ner pour les ouvriers métal­lur­gistes et pour les mineurs ; ils sont pris dans l’é­tau de la puis­sance qui com­mande la marche des salaires aux États-Unis. Le seul tra­vail hau­te­ment payé en Amé­rique est le tra­vail libre.

Si le « Pro­tec­tion­nisme » n’y pro­duit pas tous ses mau­vais effets, cela tient à l’é­ten­due de son ter­ri­toire qui, pour les pro­duits de l’a­gri­cul­ture sur­tout, lui four­nit, et au-delà, pour sa consommation.

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Il est un autre côté du sys­tème doua­nier qui, en plus d’être désa­gréable, entraîne perte de temps pour le public, exige un nom­breux per­son­nel qui semble être payé, tout sim­ple­ment pour embê­ter le public.

Tous ceux qui ont eu à expé­dier par la douane, et sur­tout, à aller y cher­cher des mar­chan­dises venant de l’é­tran­ger, peuvent se rendre compte du tas de pape­rasses à rem­plir, du nombre de cor­ri­dors à cou­rir pour aller de bureau en bureau, sans comp­ter les rebuffes et l’in­so­lence de cer­tains fonctionnaires.

À ce point de vue, les octrois ne sont pas moins aga­çants. Que de fois, il faut se tenir à quatre pour ne pas foutre son poing sur la gueule du gou­jat qui semble se plaire à vous énerver.

Je n’ai pas trou­vé les chiffres du nombre de com­mis qui, dans les bureaux de la douane, perdent leur temps à faire perdre celui du public ; ni de l’ar­mée de doua­niers qui encombrent côtes et fron­tières, mais cela doit mon­ter à un chiffre res­pec­table. Rien que les octrois emploient un per­son­nel de 25 à 30.000 hommes [[ La Vie Chère, bro­chure, 0 fr. 40, à la Ligue des Droits de l’Homme, rue de l’U­ni­ver­si­té.]], et d’a­près L’Œuvre, coûte 18 mil­lions de frais pour per­ce­voir 70 millions.

J. Grave

P.-S. — La Ligue vient de publier une lettre à ses membres : La poli­tique éco­no­mique depuis l’ar­mis­tice et les élec­tions, qui est excel­lente, et contient des faits et chiffres que, non seule­ment les élec­teurs, mais tous feront bien de médi­ter. S’a­dres­ser à:Mme Lesport, 44, rue de Rennes, pour la recevoir.

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