La Presse Anarchiste

L’échec de la Révolution allemande et hongroise. Les difficultés de la Révolution russe

Trois empires détruits et, rien qu’en Alle­magne, 23 cou­ronnes de grands et petits poten­tats enle­vées dans la bourrasque !

Et pour­tant nous nous per­met­tons aujourd’­hui de dire qu’en Alle­magne et en Autriche-Hon­grie la révo­lu­tion a échoué et que, s’il n’en est pas encore de même en Rus­sie, la révo­lu­tion y ren­contre des dif­fi­cul­tés sérieuses et se trouve dans une extrême détresse.

Les insur­rec­tions qui ont balayé les poten­tats, n’ont por­té qu’un carac­tère poli­tique ; l’é­ti­quette impé­riale, tsa­riste ou sim­ple­ment prin­cière, a fait place à l’é­ti­quette répu­bli­caine, mais l’an­cien régime conti­nue, à peu près avec la même bureau­cra­tie, le même machi­nisme admi­nis­tra­tif, et sous la même tyran­nie dans la vie sociale.

Cela est exact, rigou­reu­se­ment exact, hélas ! pour l’Eu­rope cen­trale ; et, bien qu’en Rus­sie il s’a­git non pas seule­ment d’une simple insur­rec­tion poli­tique, mais d’une véri­table révo­lu­tion sociale, que reste-t-il, après deux années de révo­lu­tion, des liber­tés sociales du début, sous ce qu’on a vou­lu bap­ti­ser de « Dic­ta­ture dit Pro­lé­ta­riat », mais qui n’est, pour nous, que la cari­ca­ture de la révo­lu­tion pro­lé­taire et de l’Au­rore d’un ave­nir de bien-être et de liber­té pour tous.

Lorsque, en 1789, tom­bait la Bas­tille, les pay­sans avaient déjà, dans plu­sieurs régions de la France, com­men­cé l’as­saut des châ­teaux féo­daux ; or, dès le moment où, à l’est de l’Elbe et à tra­vers l’Al­le­magne entière, les pay­sans sui­vront l’exemple don­né, il y a plus d’un siècle, par la France, nous consi­dé­re­rons la révo­lu­tion éco­no­mique comme enga­gée dans l’Em­pire allemand.

On ne sau­rait nier qu’en Hon­grie, dans les cam­pagnes comme dans la capi­tale, la révo­lu­tion a por­té un carac­tère éco­no­mique et social qui a, de loin, dépas­sé le cadre de tout ce qu’on a atteint en Alle­magne. Mais c’est pour cette rai­son même que le mou­ve­ment a échoué, et ce sont pré­ci­sé­ment les causes de son insuc­cès qui nous inté­ressent ici.

En Rus­sie, où la révo­lu­tion sociale a été aus­si pro­fonde qu’en Hon­grie, les armées bol­che­vistes tiennent encore tête aux troupes de la Contre-révo­lu­tion. Les forces de résis­tance de la Révo­lu­tion y sont plu­tôt four­nies par les pay­sans prêts à défendre éner­gi­que­ment la pro­prié­té des terres jadis pos­sé­dées par leurs maîtres, que par le pro­lé­ta­riat des villes, exté­nué par la misère et tenu actuel­le­ment — nous ne par­lons pas des pre­miers mois de la révo­lu­tion bol­che­viste — sous une tutelle éco­no­mique et poli­tique aus­si rigou­reuse que celle de l’an­cien régime.

Est-ce le Socialisme qui est réalisé dans les campagnes russes ?

En ce qui concerne les pay­sans, du reste, la ques­tion est de savoir si le but pour lequel ils se battent est bien la réa­li­sa­tion de de que socia­listes et com­mu­nistes se sont tou­jours repré­sen­té, lors­qu’ils pen­saient à une révo­lu­tion agraire en Russie !

Lorsque, avant la Guerre, les révo­lu­tion­naires russes par­laient de la Révo­lu­tion sociale et s’a­dres­saient au pro­lé­ta­riat des cam­pagnes, ils visaient la socia­li­sa­tion des terres et leur pas­sage de le pro­prié­té par­ti­cu­lière en pro­prié­té com­mu­niste, sur le modèle de l’an­cien Mir, main­te­nu dans nom­breuses régions du pays.

Ils n’é­taient contre­dits, dans cette pro­pa­gande, que par les Mar­xistes, en grande par­tie les mêmes qui se pré­sentent actuel­le­ment sous le nom de Bol­che­vi­ki, et dont le dogme pré­voyait le pas­sage de la petite pro­prié­té rurale actuelle en pro­prié­té capi­ta­liste, et l’ex­pro­pria­tion des petits pay­sans par l’u­su­rier de la ville, avant qu’il y ait lieu – selon le même dogme – de pen­ser à la socia­li­sa­tion des terres.

Les concep­tions com­mu­nistes de la pro­prié­té fon­cière étaient sur­tout repré­sen­tées par les « socia­listes révo­lu­tion­naires » (pro­gramme de Tcher­nof). Mais ceux-ci ont été évin­cés parce que les Bol­che­vi­ki savaient mieux qu’eux faire la sur­en­chère et se prê­ter aux ten­dances majo­ri­taires des masses. Et lorsque, en pleine déban­dade des armées, les mou­jiks reve­naient par dizaines de mil­liers du front, empor­tant fusils et mitrailleuses, se hâtant, de peur de ne pas arri­ver assez tôt dans leur vil­lage, le nou­veau gou­ver­ne­ment bol­che­vik oubliant tous les prin­cipes socia­listes, a lais­sé les pay­sans prendre les terres comme ils le vou­laient. Et par­tout où l’an­cienne ins­ti­tu­tion du Mir n’é­tait pas pro­fon­dé­ment enra­ci­née dans les mœurs, le « par­tage des terres » a pris ain­si la même tour­nure en Rus­sie qu’en France au début de la Grande Révo­lu­tion. Cela est si vrai que quelques mois plus tard, la lutte s’en­ga­geait dans plu­sieurs régions entre les « pay­sans riches » et les « pay­sans pauvres », ces der­niers étant, en grande par­tie, des pro­lé­taires des villes, venus trop tard pour rece­voir leur part du butin. Les gou­ver­ne­ments bol­che­viks pre­naient alors le plus sou­vent par­ti contre les pay­sans riches. Quelle iro­nie de l’His­toire que de voir ces Mar­xistes qui avaient condam­né le petit pay­san à la ruine, col­la­bo­rer à la créa­tion de quelques dizaines de mil­lions d’exis­tences petit-paysannes !

Pour nous autres, com­mu­nistes liber­taires, il y a là une décep­tion amère, un véri­table échec, que nous attri­buons, d’une part, à l’é­goïsme et au manque d’é­du­ca­tion com­mu­niste des masses du pro­lé­ta­riat rural de la Rus­sie, d’autre part à la volon­té inébran­lable des Bol­che­vi­ki de res­ter au pou­voir mal­gré tout, fût-il néces­saire pour cela, de sacri­fier à la fois leur propre théo­rie et les prin­cipes fon­da­men­taux du socialisme !

Les désillusions dans les industries

Dans le domaine de l’in­dus­trie, les dés­illu­sions n’ont pas été moins pro­fondes. D’a­près les nou­velles qui nous sont par­ve­nues, la « prise en pos­ses­sion » des indus­tries par les tra­vailleurs s’est mani­fes­tée, au début de la révo­lu­tion éco­no­mique, sous deux formes : Sous la forme la plus pri­mi­tive, les ouvriers s’emparaient des entre­prises sans se rendre compte de ce que c’est de diri­ger une indus­trie ; le per­son­nel des tram­ways se par­ta­geait, à la fin de la jour­née, les recettes, sans même pen­ser aux répa­ra­tions néces­saires, à l’a­mor­tis­se­ment du maté­riel, et se défen­dait à son tour contre les voya­geurs, qui refu­saient de payer. Sous l’autre forme de prise en pos­ses­sion de la pro­duc­tion, les ouvriers n’exi­geaient que le « contrôle » des usines, grands ate­liers, che­mins de fer, etc., en obli­geant sou­vent, par la force, le fabri­cant de res­ter à son poste de direc­teur tech­nique de leur établissement.

Mais bien­tôt la presse russe et les cama­rades ren­trant de Rus­sie nous rap­por­taient que même cette der­nière méthode ne don­nait pas de résul­tats satis­fai­sants : ou bien le contrôle ouvrier n’exer­çait aucune influence, le patron res­tant, de fait, omni­po­tent, ou bien c’é­tait le Comi­té ouvrier qui rem­pla­çait le « capi­ta­liste » d’au­tre­fois, et agis­sait comme celui-ci. C’est alors que com­men­çait « l’or­ga­ni­sa­tion » des indus­tries par le haut gou­ver­ne­ment bol­che­vik, c’est-à-dire un régime de « cen­tra­li­sa­tion indus­trielle » à outrance, selon les théo­ries mar­xistes sacrées, et qui trans­for­mait une indus­trie après l’autre en « entre­prise de l’État ».

Ain­si, à une com­pa­gnie de che­mins de fer du sud de la Rus­sie, le « contrôle ouvrier » exer­cé pat une com­mis­sion mixte, fut rem­pla­cé par la nomi­na­tion d’un « dic­ta­teur ». (Récit d’un des direc­teurs de la Compagnie.)

Les rap­ports offi­ciels de Mos­cou nous ont éton­nés, pen­dant cette période, par le manque effroyable de connais­sances tech­niques et de science sociale réelle dont ils témoignaient.

Nous pos­sé­dons les « dis­po­si­tions prises par le Conseil Supé­rieur russe d’É­co­no­mie Sociale », qui ont été repro­duits par le Vor­waerts de Ber­lin, numé­ro du 16 juillet 1918 ; nous avons aus­si sous la main deux rap­ports de Larine, d’a­bord Com­mis­saire du Peuple pour le Tra­vail, deve­nu ensuite l’âme du « Conseil Supé­rieur » sus­nom­mé. Ces rap­ports ont été publiés par l’or­gane offi­ciel du Comi­té exé­cu­tif cen­tral des Soviets, Izvies­tia, numé­ros des 20 mars et 17 avril 1918 (tra­duits en fran­çais, par le Bureau d’In­for­ma­tion Russe dans les numé­ros 37 (19 nov. 1918) et 44 (24 déc. 1918).

Or, la légè­re­té avec laquelle les fonc­tion­naires du Conseil Supé­rieur d’É­co­no­mie Sociale ont édic­té dans leurs dis­po­si­tions, la natio­na­li­sa­tion des banques en pleine guerre ; la non­cha­lance qui leur a fait « ouvrir à toutes les entre­prises un cré­dit dans les cadres du bud­get de l’É­tat », ou rem­pla­cer, dans la livrai­son des matières pre­mières « l’argent comp­tant » par « des opé­ra­tions de vire­ment et des lettres de change sur les banques» ; la téna­ci­té dog­ma­tique qui les a pous­sés à vou­loir orga­ni­ser, à Mos­cou, le mono­pole d’É­tat pour toutes les indus­tries et pour le pays entier, avec la créa­tion de « Bureaux cen­traux de com­mandes» ; etc., — cette légè­re­té, cette non­cha­lance et cette téna­ci­té dog­ma­tique dépassent toute mesure et font croire à une absence com­plète du sens de la responsabilité.

Après avoir lu et relu les dis­po­si­tions sus­dites du Conseil Supé­rieur, nous sommes arri­vés tout d’a­bord à la conclu­sion sui­vante : Les indi­vi­dus qui ont rédi­gé ces dis­po­si­tions, avons-nous dit, n’ont pas une concep­tion claire de ce qu’est une entre­prise indus­trielle, ni des condi­tions aux­quelles une telle entre­prise doit répondre — de quelque forme de socié­té qu’il s’a­gisse — pour pou­voir pro­duire sans perte et pour méri­ter d’être conser­vée. Ces indi­vi­dus n’ont de même aucune idée du rôle de l’argent et des condi­tions dans les­quelles « l’argent comp­tant » peut être rem­pla­cé par la mon­naie-papier, en sorte que le pay­san donne libre­ment sa vache ou son blé pour un billet de banque.

Mais lorsque, plus tard, nous avons lu les rap­ports de Larine, notre stu­pé­fac­tion s’est chan­gée fran­che­ment en hos­ti­li­té : « La natio­na­li­sa­tion des banques, dit-il par exemple (2e Rap­port) doit être ache­vée par la réunion en un seul des comptes cou­rants de « chaque entre­prise ». Même si une telle « natio­na­li­sa­tion » (lisez mono­pole d’É­tat) était réa­li­sable, elle ne serait autre chose que l’af­freux escla­vage de toute une popu­la­tion indus­trielle sous la bureau­cra­tie éta­tiste ! La seule idée de voir toute entre­prise indus­trielle dans l’im­mense Rus­sie, for­cée de dépo­ser ses comptes cou­rants dans la même banque d’É­tat à Mos­cou, cette seule idée suf­fit pour condam­ner un régime qui se réclame de la révo­lu­tion libé­ra­trice et de le qua­li­fier de contre révolutionnaire.

Ah, ce Mar­xisme éta­tiste et centralisateur !

À l’heure qu’il est, le gou­ver­ne­ment des soviets, après les dures leçons que l’ex­pé­rience lui a infli­gées, a dû faire appel, dans ses ser­vices se rat­ta­chant au ravi­taille­ment, aux trans­ports, aux besoins les plus directs de la vie, sociale, à un capi­ta­liste de marque, régnant véri­ta­ble­ment comme « dic­ta­teur », qui fait dis­tri­buer des pro­fits d’en­tre­prise et, par contre, viole sans scru­pule toute la légis­la­tion pro­tec­trice du travail.

Et les ouvriers ? Un ami de Kro­pot­kine, récem­ment arri­vé à Paris, nous raconte qu’un extrait d’un des livres de notre véné­rable ami, publié à plu­sieurs dizaines de mil­liers d’exem­plaires, a été épui­sé en trois jours, les syn­di­cats ouvriers ayant ache­té l’é­di­tion. Les ouvriers, après tant d’é­checs, dési­rent plus que jamais « lire, pour savoir que faire afin d’é­vi­ter de nou­velles déceptions ».

Les gains de la Révolution russe

Heu­reu­se­ment, il y a aus­si à enre­gis­trer d’é­normes avan­tages, des tré­sors inap­pré­ciables pour les popu­la­tions et pour l’hu­ma­ni­té entière, à l’ac­tif de la Révo­lu­tion russe, et il en est de même des révo­lu­tions de l’Eu­rope centrale.

Le plus heu­reux de tous, le résul­tat essen­tiel, est que les esprits sont réveillés et que l’an­cienne doci­li­té ser­vile des masses a fait place à une heu­reuse viva­ci­té et à des ini­tia­tives merveilleuses.

Pour la pre­mière fois dans l’His­toire, les pay­sans et ouvriers russes se sentent des hommes libres, les égaux de leurs maîtres d’an­tan. On n’en sau­rait dire autant du pay­san alle­mand ; en cela la Révo­lu­tion russe à tout autre­ment réus­si que la Révo­lu­tion allemande.

L’é­tat d’es­prit régnant actuel­le­ment en Rus­sie est plein de pro­messes pour l’a­ve­nir ; à condi­tion qu’on ne pousse pas les masses ouvrières au déses­poir, en les fai­sant tom­ber d’er­reur en erreur !

Car il faut cher­cher les rai­sons prin­ci­pales des dés­illu­sions et des échecs aux­quels la Révo­lu­tion russe a don­né lieu, dans la com­plète igno­rance, le manque de culture chez les masses, et, d’autre part, dans le fait que les quelques mil­liers d’in­di­vi­dus qui se sont pré­sen­tés, en qua­li­té de « dic­ta­teurs du Pro­lé­ta­riat » (le terme est bon dans deux sens dif­fé­rents) ont trop peu de connais­sance de la vie réelle et sont trop dog­ma­ti­que­ment bor­nés, pour pou­voir pré­si­der aux des­ti­nées de grandes populations.

Le manque d’hommes capables se pré­sente par­tout comme un obs­tacle, même dans les grands centres.

Il a été, en Alle­magne comme en Hon­grie et en Rus­sie, une entrave au suc­cès du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire, et ce fac­teur devait plus encore détour­ner les apôtres de la Révo­lu­tion de faire la sur­en­chère et les enga­ger à cher­cher sérieu­se­ment jus­qu’où on pour­ra aller, où il faut s’ar­rê­ter et com­ment nous pou­vons nous entendre entre cama­rades de lutte au moment du danger.

Faut-il épargner la critique aux Bolcheviki ?

Est-il utile de, trai­ter ici, et à l’heure qu’il est, les échecs des révo­lu­tions en Rus­sie et dans l’Eu­rope cen­trale ? Les Bol­che­vi­ki sont, en somme, chair de notre chair. Ils ont sérieu­se­ment ten­té la réa­li­sa­tion du socia­lisme, et leurs erreurs sont tou­jours dues, en grande par­tie, à leur dog­ma­tique sur­an­née, datant du père Marx, et vieille de quelques quatre-vingts années.

On pour­rait pré­tendre qu’à l’heure actuelle où les puis­sances réac­tion­naires de l’En­tente essaient, à l’aide de leur cri­mi­nel blo­cus, de maî­tri­ser, par la famine, ces popu­la­tions russes qu’ils n’ont pu vaincre par les armes, qu’à cette heure la parole doit être uni­que­ment aux témoi­gnages de soli­da­ri­té et aux éloges du régime bolchevik.

Eh bien, ce n’est pas là notre concep­tion, du moins pas aus­si long­temps que nous ne sommes pas appe­lés à agir nous-mêmes, et que l’u­ni­té s’im­pose par la néces­si­té de la lutte effec­tive. Jus­qu’a­lors, au contraire, la cri­tique hon­nête et rai­son­nable s’im­pose. Nous autres, inter­na­tio­na­listes révo­lu­tion­naires, nous nous ran­geons aux côtés des Bol­che­vi­ki s’il nous faut choi­sir entre eux et les réac­tion­naires, les Kolt­chak-Deni­kine-You­dé­nitch, visant à la res­tau­ra­tion de l’an­cien régime.

Mais nous ne sau­rions oublier les fautes immenses com­mises par les Bol­che­vi­ki, car ce sont pré­ci­sé­ment ces fautes qui ont été et sont encore le meilleur ali­ment de la réac­tion inter­na­tio­nale, et qui le seraient éga­le­ment si demain les mêmes fautes, les mêmes erreurs étaient com­mises dans l’Eu­rope occidentale.

Les cama­rades fré­quen­tant les mul­tiples réunions publiques révo­lu­tion­naires qui se tiennent à Paris s’in­quiètent du ver­biage, des bavar­dages dont ces réunions résonnent, et de la légè­re­té avec laquelle on y parle de la prise en pos­ses­sion de toute la pro­duc­tion par le Pro­lé­ta­riat, sans qu’on entende jamais trai­ter de toutes les dif­fi­cul­tés que repré­sente la direc­tion d’une seule usine, d’un seul réseau de che­min de fer.

« Vivent les soviets ! » « Vive la Dic­ta­ture du Pro­lé­ta­riat ! » Les cama­rades qui poussent ces cris ne se rendent pas compte que les deux termes s’ex­cluent, que le vote des soviets doit exclure l’i­dée même de l’exis­tence d’une dic­ta­ture, et que la « Dic­ta­ture » exer­cée par quelques cen­taines d’in­di­vi­dus, au nom du Pro­lé­ta­riat, ain­si que la Dic­ta­ture mili­taire, qui rem­place l’autre de plus en plus en Rus­sie, exclut la pos­si­bi­li­té d’o­béir à la volon­té des soviets. Pour autant qu’on demande encore en Rus­sie l’o­pi­nion des soviets des ouvriers, on dis­sout ces corps aus­si­tôt que les Bol­che­viks n’y ont plus la majorité.

« Vive le Com­mu­nisme ! » Les Bol­che­vi­ki tiennent, depuis quelques mois, à s’ap­pe­ler com­mu­nistes, d’a­près les termes du Mani­feste com­mu­niste de Marx et Engels. Cepen­dant, à l’é­poque de Mark, les mots « com­mu­niste » et « col­lec­ti­viste » avaient un sens abso­lu­ment oppo­sé à leur sens actuel, les « com­mu­nistes » étant les cen­tra­li­sa­teurs par­le­men­taires et les « col­lec­ti­vistes » étant ce qu’on appelle actuel­le­ment des com­mu­nistes libertaires.

Et voi­là qu’en France, qua­rante ans après cette « Com­mune » de Paris, qui était tout excep­té un mou­ve­ment cen­tra­li­sa­teur, on imite jus­qu’à la ter­mi­no­lo­gie des social-démo­crates russes, sans réflé­chir un ins­tant que la vie démo­cra­tique après tout un siècle serait, en France comme en Angle­terre et aux États-Unis, incom­pa­tible avec la cen­tra­li­sa­tion poli­tique et sociale dont rêvent les Bol­che­vi­ki, et avec la « dic­ta­ture » de n’im­porte quel grou­pe­ment d’individus.

Certes, il est non seule­ment per­mis, mais il est abso­lu­ment néces­saire d’é­clair­cir les esprits et de faire la cri­tique des dogmes et des erreurs du Bol­che­visme — avant qu’il soit trop tard.

Chris­tian Cornélissen

La Presse Anarchiste