Le rôle des militants révolutionnaires a toujours été très difficile dans le livre. En effet, alors que dans la plupart des autres branches d’industrie les réformistes de tout poil se montraient nettement inférieurs à leur tâche, ceux du livre ne présentent pas un bilan entièrement négatif. En général, et c’est surtout vrai dans la région parisienne, les salaires sont plus élevés, les conditions de travail, les relations entre employeurs et salariés moins mauvaises que dans le plus grand nombre des secteurs industriels. Nous prenons cette position dans un souci d’objectivité et il n’est aucunement question pour nous de soutenir la tendance réformiste du livre. Échelle mobile avant 1930, journée de six heures pour la presse et le labeur-presse en 1936 — n’oublions pas que le service était de sept heures avant 1914 — tous ces avantages ont été maintenus vaille que vaille jusqu’à maintenant. Il faut dire que dans le livre, et particulièrement dans la presse, le rapport de forces est favorable aux travailleurs, à la fois parce que le produit fabriqué est périssable et ne peut être stocké, à la fois parce que les travailleurs du livre sont bien organisés et possèdent une conscience de classe développée… quoique réformiste [[À part quelques syndicats, surtout à Paris, typos unitaires, correcteurs, etc., les diverses directions syndicales ou fédérales ont toujours été réformistes.]].
Une pratique de la collaboration de classes bien rodée permettait aux ouvriers comme aux patrons du livre de se croire quelque peu en dehors de l’affrontement des intérêts de classe ; à Paris, les travailleurs du livre peuvent faire mettre à genoux le patronat sans grandes difficultés ; ils peuvent faire disparaître tous les quotidiens et tous les hebdomadaires. Cette menace perpétuelle est constamment présente dans le rapport de forces et a assoupli l’intransigeance des patrons, qui durent lâcher les avantages précités. Le livre est en France le meilleur exemple de « trade-unionisme » sans parti politique. Objectivement, les travailleurs du livre sont une grande force inemployée, inemployée dans la mesure où cette force ne sert qu’à arracher des conditions de travail meilleures pour eux-mêmes, sans jamais intervenir, ou presque, dans le combat général de la classe ouvrière vers son émancipation.
Ce schéma, globalement positif, est en passe de devenir du passé. Cet état des forces en présence était vrai pour un certain type d’industrie, avec une technologie donnée et des rapports de forces qui en découlaient. Aujourd’hui, un nombre important d’applications de la photocomposition et de l’électronique modifie qualitativement ce moment de l’équilibre des forces.
>Une industrie en transformation
Dans une certaine mesure, l’industrie de l’imprimerie ne s’est que peu modifiée depuis le début du siècle, après l’invention de la linotype et de la rotative. Les procédés d’impression plus récents — héliogravure et offset —ont réussi à être cantonnés dans les très grandes entreprises jusqu’aux alentours de 1960. Ils n’ont touché jusqu’à cette date qu’une petite partie des travailleurs. C’était le début de l’offensive.
1. Structures de l’industrie.
Traditionnellement, le livre est composé de trois grands types d’entreprises, classées en fonction du genre de publications fabriquées.
a) Les grandes imprimeries confectionnant les livres proprement dits jusqu’aux petites « tôles » quasi artisanales sont classées dans le « labeur ». On verra que ce secteur a réussi peu à peu à absorber un grand nombre de publications hebdomadaires détruisant le secteur intermédiaire du labeur-presse ;
b) Celui-ci confectionne les hebdomadaires comme « l’Express », ancienne manière, etc.;
c) La presse, dont la tâche consiste essentiellement dans la fabrication des quotidiens.
Deux conventions collectives régissent les rapports salariés-employeurs. Celle de la presse — labeur-presse compris — est nettement la meilleure. Les ouvriers n’y sont pas payés à l’heure mais au service, forfait pour la confection d’un journal, de six heures dont une demi-heure de pause ; les salaires sont d’une fois et demie à deux fois et demie ceux du labeur ; le droit de réunion est reconnu officiellement sur le lieu du travail pendant les heures de présence ; il existe un embryon de salaire unique : tous les ouvriers professionnels gagnent la même somme inter-professionnellement dans la même entreprise, etc.
2. Structure syndicale.
Le taux de syndicalisation est très élevé, il est de cent pour cent dans la presse et le labeur-presse. La fédération française des travailleurs du livre (F.F.T.L.), confédérée à la C.G.T., exerce un contrôle sur l’embauche dans la presse par l’intermédiaire de ses syndicats (à Paris, syndicat général du livre, chambre typographique, syndicat des mécaniciens-linos, syndicat des correcteurs). On a beaucoup polémiqué sur ce contrôle de l’embauche ; son côté positif est surtout la suppression de l’offre et la demande dans le marché du travail : alors que dans les autres industries le salaire et les conditions de travail sont théoriquement libres, compte tenu des conventions collectives et de divers autres facteurs — rareté ou pléthore relative de la main‑d’œuvre, qualification professionnelle, etc. —, dans la, presse un travailleur est payé comme tous ses camarades, au même taux, et il n’existe pas d’augmentation individuelle. Une assez grande cohérence et une solidarité effective naissent de cette pratique, car c’est ensemble qu’on revendique, pas de démerdage individuel. En outre, elle permet de résorber le chômage, les travailleurs sans travail effectuant des services dans les équipes de presse. Notons aussi qu’elle n’a pas permis au patronat d’introduire dans le livre et surtout la presse des maisons d’intérim. Par exemple, le Bulletin des correcteurs de Paris a inséré la motion suivante dans son numéro de juin :
[(Le comité confédéral (C.G.T.) a pris nettement position contre les sociétés d’intérimaires. Nous ne pouvons que l’approuver ; pourtant, condamner cette nouvelle forme d’exploitation n’est pas suffisant. Ce qu’il faut, c’est la faire disparaître. Or notre syndicat et la presse parisienne en général ont en ce domaine une expérience sans pareil qui peut prouver, les faits en main, que les organisations syndicales peuvent empêcher la naissance d’officines de louage de main‑d’œuvre et a fortiori les faire disparaître. Un rapport pourrait être adressé au comité confédéral tirant, sur ce point, le bilan de l’expérience de la presse et montrant que les syndicats sont à même d’organiser leurs propres services de remplacement et de travail temporaire. Ce qui serait la meilleure manière de démanteler cette nouvelle exploitation, particulièrement dangereuse. »)]
Son côté négatif est l’obligation de se syndiquer, surtout dans un contexte de pluralisme syndical, car le contrôle — arme contre le patronat — devient un moyen de combattre les autres centrales, créant une redoutable scission parmi les travailleurs. Sa condition de bon fonctionnement est la plus grande démocratie possible, et si d’autres sections naissent (F.O., C.F.D.T.), c’est dans la mesure où cette démocratie n’est pas réelle. Ainsi, on trouve dans ces syndicats nombre de radiés des sections où la démocratie n’est pas respectée et dans lesquelles l’exclusion est rapide pour les opposants. On ne peut s’étendre dans le cadre d’un article général sur cette pratique du livre. Nous dirons en conclusion que pour les travailleurs du livre son bilan est positif, compte tenu des réserves ci-dessus.
3. Les modifications techniques.
Un certain nombre d’innovations techniques sont apparues depuis peu ; elles consistent surtout dans la suppression du plomb comme matière première dans la composition des textes et son remplacement par des films. En outre, les machines à composer sont reliées à des ordinateurs. En gros, de toutes ces modifications résulte la possibilité d’une importante augmentation de la productivité.
Une politique de collaboration de classes
Les directions syndicales du livre ont toujours suivi une politique de collaboration de classes qui, dans leur optique de sociaux-démocrates et dans un secteur économique en expansion, pouvait se justifier. Bien évidemment, le salarié reste salarié et ne peut avoir un droit de regard sur le contenu du journal qu’il fabrique. Pour les dirigeants syndicaux du livre, il suffit de tirer le plus possible — sans trop de casse — du patron, sans remettre en question sa position de patron.
Pourtant, depuis plusieurs années, cette collaboration ne joue plus qu’en faveur des patrons du livre. L’impression des hebdomadaires en offset a été pour ceux-ci une excellente opération dans la mesure où le journal voit sa présentation s’améliorer et où le passage du labeur-presse au labeur — où le travail est effectué dans de plus mauvaises conditions pour les ouvriers — diminue les frais de fabrication.
Le processus est donc le suivant : disparition progressive du labeur-presse par la fabrication en offset des hebdomadaires, concentration des grandes imprimeries, concentration de la presse. Tout cela est évidemment créateur de chômage. Aujourd’hui, plus de mille chômeurs de l’imprimerie cherchent du travail.
Augmentation de la productivité égale chômage
Il serait fastidieux d’énumérer la liste des imprimeries qui depuis quelques années ferment leurs portes. Les patrons du livre ont d’ailleurs préparé avec soin leur offensive. Ainsi, il a été admis par les deux parties en présence que le règlement des fermetures de boites ou des « compressions de personnel » se ferait par entreprise ; évidemment, les travailleurs y sont toujours les dupes. Un problème général suppose des solutions générales ; le patronat tente également d’introduire chez les opérateurs composant les textes du personnel peu qualifié, qu’il embauche en dehors des circuits syndicaux et paie bien au-dessous des tarifs exigés par le syndicat.
Les travailleurs du livre ont donc à subir une offensive générale, sur tous les plans ; celui de la formation professionnelle, celui des salaires, celui de la sécurité de l’emploi. C’est une tactique habituelle du capitalisme de se servir des découvertes scientifiques et techniques pour battre en brèche les acquis du prolétariat. Aujourd’hui c’est le tour du livre. Proudhon avait déjà remarqué cette contradiction Insoluble du système de production capitaliste : les progrès techniques qui devraient servir à réduire la peine du travailleur et le temps qu’il passe dans la production sont au contraire générateurs de chômage et de perte des avantages acquis (« Les contradictions économiques »).
L’offensive nécessaire
La politique de collaboration n’est donc aujourd’hui plus possible, même dans une optique réformiste ; le patronat doit briser les entraves syndicales à l’augmentation de la productivité et tenter de rétablir l’offre et la demande dans le marché du travail. D’ailleurs, Amaury, secrétaire adjoint du syndicat patronal de la presse, ne demande pas autre chose dans une luxueuse brochure de propagande. Il doit les faire disparaître pour résister à la concurrence internationale et combattre pour sa survie. N’oublions pas que les divers plans d’équipement à l’échelon européen ne classent pas la France comme un pays d’imprimerie.
La collaboration n’étant plus objectivement possible, les travailleurs du livre doivent passer à la contre-offensive générale et coordonnée et ce à l’échelle européenne.
Il nous faut imposer la réduction du temps de travail dans le labeur, tendre à égaliser les conditions de travail et les salaires entre ce secteur et la presse, obliger le patronat à reconnaître que le problème du chômage est son œuvre et repousser les règlements par entreprise.
Ce ne peut qu’être une lutte de longue haleine dont l’issue sera ou le démantèlement du livre comme secteur organisé de la classe ouvrière ou un renforcement des acquis.
Ce peut être aussi, par la démonstration vivante du caractère aléatoire des avantages acquis dans le système capitaliste, une radicalisation de la conscience des ouvriers du livre, radicalisation dans son sens exact, c’est-à-dire qui va jusqu’aux racines du mal ; et ce mal, c’est le système capitaliste tout entier. Nous verrons peut-être cette grande force organisée des travailleurs du livre rejoindre les autres secteurs du prolétariat qui luttent pour la destruction du capitalisme et la construction du socialisme.