La Presse Anarchiste

« Prisien Libéré », grève de journalistes

Au début de la dernière semaine du mois écoulé, la direc­tion du « Parisien libéré », sec­tion des édi­tions départe­men­tales, autrement dit l’im­primerie de la rue d’Enghien, décidait d’une manière uni­latérale de chang­er les con­di­tions de tra­vail des jour­nal­istes qu’elle y emploie :

Des ordres « étant venus d’en haut », c’est-à-dire du patron, son représen­tant aux édi­tions départe­men­tales sor­tit de ses tiroirs une cir­cu­laire admin­is­tra­tive vieille de quelque deux années et dont on n’avait pas osé appli­quer le con­tenu jusqu’alors. Cela représentait :

Un nom­bre plus élevé de pages à pré­par­er ; sup­pres­sion de l’in­dem­nité de panier — représen­tant la valeur d’un repas ; et la sup­pres­sion de cer­taines indem­nités inhérentes à la pro­fes­sion et accep­tées partout : déplace­ments, entre autres.

Ces déplace­ments sont jus­ti­fiés par l’ex­er­ci­ce même de la pro­fes­sion. Mais la direc­tion du jour­nal, peu soucieuse des sources de l’in­for­ma­tion qu’elle livre à sa trop peu exigeante clien­tèle, veut oblig­er ses jour­nal­istes à ne tra­vailler que sur dépêch­es d’a­gence ou de cor­re­spon­dants. Ces jour­nal­istes sont ain­si frap­pés dans ce qui est l’essence même de leur méti­er et réduits au rôle de robots. Leur réac­tion est donc légitime.

Ce fut une sur­prise de con­stater une réplique à ces pré­ten­tions. Jusqu’i­ci, les choses se pas­saient autrement. Mais là, il y eut réac­tion. Et sans préavis, fit remar­quer la direction.

Cepen­dant, la grève s’or­gan­i­sait, plutôt mal que bien, en dépit du fait que sa durée peut être con­sid­érée comme inhab­ituelle dans cette pro­fes­sion. il faut tenir compte qu’il y a là plusieurs syn­di­cats : F.O., C.F.D.T. et quelques élé­ments à la C.G.T., ce qui rend l’en­tente dif­fi­cile. Il faut savoir aus­si que le syn­di­cat prin­ci­pal est le S.N.J. (syn­di­cat des jour­nal­istes), autonome.

Les ini­ti­a­teurs de la grève de la rue d’Enghien, pour ne pas être seuls, alertèrent leurs con­frères de la rue Réau­mur. Il s’en­suiv­it une réu­nion qui se prononça en faveur de la grève dans la pro­por­tion des deux tiers, mais en présen­tant des reven­di­ca­tions nouvelles.

Ce qui indique qu’un cer­tain nom­bre d’in­téressés voulaient bien agir pour leurs pro­pres reven­di­ca­tions, mais étaient réti­cents quant aux motifs ini­ti­aux de la grève.

Cette majorité en faveur de la lutte se con­firme dans deux autres réu­nions au moins. Mais la direc­tion des édi­tions départe­men­tales bat­tit le rap­pel des « jour­nal­istes » des bureaux régionaux et réus­sit ain­si à ren­vers­er la majorité.

Il est à remar­quer ici que les tra­vailleurs des syn­di­cats du livre ne furent pas infor­més ou le furent mal. Dis­ons aus­si que ceux-ci ne firent pas grand-chose pour l’être.

À la fin de la semaine, il était patent que la grève était battue, la direc­tion ayant su divis­er une frac­tion des jour­nal­istes, les plus hiérar­chisés con­tre les moins élevés, en par­ti­c­uli­er les moins anciens.

Le statut des jour­nal­istes est très com­plexe : avant de devenir secré­taire de rédac­tion, secteur à demi pro­tégé par des con­ven­tions col­lec­tives plus ou moins respec­tées, il y a les « pigistes », autrement dit, les débu­tants, lesquels sont payés à la fan­taisie de la direction.

« Mais, dis­ent cer­tains typos — acar­iâtres sans doute —, que ne feraient-ils pas pour s’en­ten­dre dire qu’ils sont journalistes ? »

Et voilà un des can­cers qui ron­gent la presse : les jour­nal­istes ne sont pas admis comme des cama­rades de tra­vail ; le con­cept de la syn­thèse de classe [[Nous reprenons ici une propo­si­tion que Pierre Besnard a large­ment dévelop­pée dans ses œuvres : oppos­er la notion de classe à tout ce qui n’est pas d’o­rig­ine ouvrière. Mais cette notion de classe exige que la classe se recon­naisse. Pour Besnard, tous les élé­ments qui par­ticipent à l’œuvre de créa­tion des richess­es et qui n’ex­ploitent pas leurs prochains, appar­ti­en­nent à la même classe, c’est la syn­thèse de classe. Cette expli­ca­tion est évidem­ment bien som­maire. Elle peut être étudiée de nou­veau à la lumière de l’ap­pari­tion de la nou­velle classe.]] ne joue pas ; le « jour­naleux » reste celui qui fait « boss­er » l’autre. C’est une sorte de patron pour ce dernier, « l’autre », le typo. Sit­u­a­tion dont prof­i­tent toutes les directions.

Il s’en­suiv­it que la com­po­si­tion tra­vail­la comme il est de cou­tume en pareil cas. Et que le jour­nal parut, puisque la direc­tion put utilis­er les « ser­vices » des jour­nal­istes les mieux payés, briseurs cer­tains de la grève de leurs confrères.

Certes, le nom­bre de pages fut abais­sé : de vingt-trois on pas­sa à huit ; puis à dix-huit pages.

Mais la grève fut un pré­texte à des déci­sions autori­taires per­me­t­tant à la direc­tion de met­tre de l’or­dre dans ses pro­jets ; elle en prof­i­ta pour sup­primer l’édi­tion de Rouen, défici­taire, selon ses dires. Et puisque cette édi­tion n’ex­is­tait plus d’en­voy­er des préavis de licen­ciement, sans, astuce de maquignon, pré­cis­er de date, et non pas pour fait de grève, mais pour com­pres­sion de personnel…

Car cette grève a plus une valeur d’en­seigne­ment pour l’avenir de la pro­fes­sion que pour ce qu’elle fut en elle-même. Le patron du « Parisien libéré » est un patron de com­bat, cer­taine­ment le plus décidé de tous, à bris­er la puis­sance syn­di­cale imposée par les manuels et aboutis­sant au con­trôle de l’embauche.

Un patron de combat

Les ambi­tions de ce mon­sieur sont grandes. Il veut con­stituer une « chaîne » à la manière améri­caine. Il crée — ou achète — des jour­naux en province. Et son grand souci est de ramen­er les salaires de ses ouvri­ers parisiens à la « hau­teur » de ceux qu’il accorde en province, un rap­port d’au moins trois fois moin­dre, avec le dou­ble de temps de présence, et d’obtenir une aug­men­ta­tion de la production.

Une de ses astuces (la plus courante) est de dire qu’il n’a pas besoin du « Parisien libéré » pour vivre ; qu’il peut d’une minute à l’autre sup­primer le jour­nal. Il laisse enten­dre que sa for­tune est faite. (Il sem­ble oubli­er que cer­tains savent d’où vient cette for­tune ; notre ami Fauci­er en toucha quelques mots dans son livre sur la presse.) En rai­son de cette for­tune, si son jour­nal paraît, ce n’est que pure man­i­fes­ta­tion d’humanité.

Donc, ce mag­nat phil­an­thrope, qui veut régn­er d’une main de fer sur son empire de salariés et, dans sa volon­té de puis­sance, dis­pos­er d’un moyen de pres­sion sur l’opin­ion publique, n’hésite pas à utilis­er les argu­ments les plus sor­dides pour arriv­er à ses fins. Doit-on rap­pel­er ici que s’il pos­sède la majorité des actions de la firme, il n’est pas cer­tain pour autant qu’il soit le pro­prié­taire du titre. Celui-ci appar­tiendrait à un groupe issu de la Résis­tance (ce qui pour­rait amen­er des révéla­tions cocass­es). Ce qui est cer­tain, c’est que le titre trou­verait rapi­de­ment d’autres com­man­di­taires, le « Parisien libéré » étant le canard ayant le plus gros tirage du matin.

Pour réus­sir son opéra­tion, il compte sur le matériel mod­erne ; car la mai­son fait un gros effort d’in­vestisse­ment. Il faut croire que celui-ci est mal ori­en­té, les résul­tats n’é­tant pas probants, bien au con­traire. La valse du pognon ver­sé pour ce matériel acheté à coups de mil­lions com­mence à l’in­quiéter et il faut bien se rat­trap­er quelque part. Comme il n’a pas l’imag­i­na­tion féconde, il suit la règle d’or du patronat de ce pays : ten­ter de com­primer les salaires et les con­di­tions de tra­vail. L’at­taque con­tre le secteur le plus faible, les jour­nal­istes, en apporte la preuve.

Il vient de réus­sir avec ce secteur. Nous avons bien peur qu’il puisse aus­si réus­sir avec la com­po­si­tion, car — il faut le dire — les respon­s­ables syn­di­caux des tra­vailleurs manuels don­nent l’im­pres­sion qu’ils « com­pren­nent les dif­fi­cultés » de la direc­tion et qu’ils ont peur de men­er une action de résis­tance plus qu’ils se soucient de la volon­té de leurs mandants.

Cela devrait faire l’ob­jet d’une étude mais ce n’est pas aujour­d’hui notre pro­pos. Ce que nous devons mar­quer, main­tenant, c’est que le patron a pu jouer de la divi­sion des tra­vailleurs de la même indus­trie et du ral­liement des jour­nal­istes nan­tis à ses thèses.

Les avan­tages acquis de la presse parisi­enne (voir en page 2 l’é­tude générale sur le livre) devraient servir d’ex­em­ple pour la classe ouvrière du pays tout entier, au lieu de cela il sem­ble que l’on veuille garder cela pour soi et que l’on craigne de se bat­tre. Une réac­tion de la base est néces­saire. Nous espérons que le test qui vient de se dérouler ne per­me­t­tra pas au mag­nat du groupe de mar­quer d’autres points.


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