Avant de faire les observations soignées, bases de la science positive actuelle, le cerveau des chercheurs a travaillé souvent dans le vide pour comprendre le monde matériel. Michel Bakounine, le grand théoricien anarchiste, dénonce cette illusion de l’esprit qui distingua dans la nature, deux ordres de faits séparés : le monde spirituel, ou des idées, des concepts et des forces, d’une part, et, d’autre part, le monde matériel, force d’inertie et de résistance à l’action de l’esprit. Cela vient, dit Bakounine avec raison, de l’erreur de l’homme qui sent, voit son corps et dissocie ce qu’il perçoit et l’action de percevoir, la conscience. Le Dantec a exposé le même point de vue dans « le problème de la mort et la conscience universelle », pour ne citer que ce livre. Ainsi, l’action de percevoir, qui est un fait, est expliquée par une substance supérieure : l’âme qui a la conscience d’elle-même et entre en contact avec le monde extérieur. Ce monde extérieur lui-même prend, dans l’esprit des métaphysiciens, une réalité absolue. La sensation au lieu d’être comme l’admettent les chercheurs modernes, la réaction de l’être vivant avec le milieu extérieur devient, pour les théologiens, le milieu extérieur lui-même et notre « âme » en tire des notions et agit sur lui. Il y a ainsi dualisme dans la nature. Chez l’homme l’âme et le corps, et, dans l’ensemble, la matière et les idées.
Louis Büchner, Le Dantec et d’autres ont combattu cette thèse de séparation entre deux mondes. Ils ont fait remarquer que cette séparation arbitraire tenait sur un malentendu et que la thèse spiritualiste ne tenait que sur des mots.
Tout le long de son œuvre, œuvre qui fut et qui reste le plus beau plaidoyer du matérialisme scientifique. Le Dantec a attaqué ce qu’il nomme le verbalisme. C’est l’erreur des métaphysiciens qui expliquent un fait naturel par le nom qu’ils lui donnent. Un chien boit, mange, s’accouple et se reproduit. Il a une individualité, des réactions vis-à-vis du milieu externe qui lui sont propres, spécifiques. Cet ensemble de propriétés a été réuni par un seul mot qui les comprend toutes : on dit que ce chien vit. Il y a un grand nombre d’êtres, plantes et animaux qui ont une forme définie, des réactions spécifiques avec le milieu extérieur : on dit que ces êtres vivent. Et l’ensemble de toutes ces vies individuelles a reçu, par commodité, le mot de Vie en général. Jusqu’ici, nous avons affaire à un simple vocabulaire scientifique, tout à fait légitime, basé sur des observations claires. Quelle est la cause de la sensibilité, des réactions psychologiques et physiologiques, de la forme anatomique du chien ? Au début de la science, il n’a pu être question de rechercher les réactions physiques et chimiques du milieu interne de l’animal, ses relations physico-chimiques avec le milieu extérieur. On n’avait aucune donnée générale, donc, aucun moyen d’explication. Mais le cerveau humain, curieux, comme dit Bakounine, ne peut se passer d’une tentative d’explication immédiate. Et les penseurs, ayant abstrait l’idée de Vie de l’ensemble des faits matériels qui lui ont donné naissance, ont expliqué la vie individuelle du chien (ou de l’homme, ou de n’importe quel être vivant pris en particulier) par une force abstraite, mystérieuse, inconcevable qui est la Vie en général. Et le vocabulaire est devenu une tentative d’explication. Et ainsi partout. On a abstrait la force de la matière, la vie de l’être vivant, la pensée de l’homme, on a donné à tous ces concepts spiritualises une existence autonome et la valeur d’une cause et d’une explication. C’est là le Verbalisme.
Cette erreur fatale, étant donné l’absence des connaissances positives, a été cristallisée par l’intervention de l’idée de Dieu, idée qui a rendu intangible l’organisation clandestine, terroriste des prêtres de tous les cultes et l’ensemble de l’état social théocratique basé sur les relations de Dieu et de l’État. Cette thèse est développée tout au long par Bakounine dans ces deux ouvrages : Dieu et l’État ; l’Empire knouto-germanique et la Révolution Sociale.
Comme Marx le pose dans le Manifeste du Parti Communiste et le démontre dans le Capital, l’état politique et intellectuel d’une société dépend de son organisation économique. Aussi longtemps qu’a duré le régime féodal, qu’il soit fédéraliste au moyen âge, ou centraliste avec la monarchie absolue, il lui a fallu sa sanction, l’idée de la toute-puissance de Dieu, de l’autocratie de 1’«Esprit sur la Matière » et, dans les sciences naturelles, le triomphe des forces occultes et arbitraires sur les lois physiques et chimiques.
L’apparition de la conscience de classe prolétarienne, la tendance populaire à l’égalité des conditions sociales, le rejet du droit divin des gouvernants et des privilégiés, tout ceci a entraîné (et non suivi) une révolution scientifique et les rêveurs ont été dégringolés des nuages où ils planaient loin de toute réalité, dans le monde de la perception immédiate. Ainsi, le matérialisme a pris naissance et la cause de la Révolution des travailleurs a émancipé l’esprit humain et créé la Science positive.
Comment devons-nous concevoir le matérialisme ? Les « esprits délicats », les moralistes bourgeois, les « gens bien-pensants », le taxent volontiers de grossier. Outre que cela n’est pas un argument, Bakounine montre que notre matérialisme n’a rien à voir avec celui des théologiens. La science actuelle regroupe deux ordres de faits arbitrairement séparés. La matière des prêtres et des philosophes est grossière et inerte, car ils lui ont enlevé toute qualité de conscience propre, de force et d’activité qu’ils ont séparé, sans pouvoir justifier leur point de vue, la substance et la manifestation extérieure que nous relions l’un à l’autre. La matière des positivistes n’est pas la même que celle des métaphysiciens, on lui a rendu toutes les propriétés dont elle avait été injustement dépouillée. C’est parce que l’on a refondu en un même ensemble l’ancienne force et l’ancienne matière que le matérialisme scientifique a pris le nom de monisme ou unicisme, contre le dualisme ou le pluralisme primitif.
Et ainsi, la science actuelle a reporté sur la terre et dans le présent, les préoccupations de l’homme qui n’auraient jamais dû quitter le milieu senseible. L’homme a été rendu à lui-même et a pris conscience de son unité :
Homme, où iras-tu ? — Sous le ciel !
Où vivras-tu ? — Sur la terre !
Qui te guidera ? — Moi-même.
(Élisée Reclus)
André Reymond.