L’organe de la Jeunesse libérale du Jura, la Tribune du peuple, revient dans son numéro du 15 novembre sur les élections au Conseil national et sur l’appel qu’il avait adressé à cette occasion aux internationaux. Seulement la Tribune cette fois change de ton : avant le 27 octobre, elle tendait une main fraternelle aux ouvriers socialistes, qu’elle traitait de compagnons, et dans son ardent désir d’obtenir les voix des ouvriers pour M. Frossard, elle s’était compromise au point que l’organe des vieux libéraux le Jura bernois, avait cru devoir signaler la Jeunesse libérale commue « l’ennemie de la famille et de la propriété » – Tout cela était bon avant le vote. Maintenant que les élections sont passées, on change de tactique : ce n’est plus aux ouvriers qu’on s’adresse ; on se retourne vers les vieux libéraux, et on cherche à se disculper auprès d’eux d’avoir fait des mamours aux internationaux pendant la période électorale.
Nous ne sommes ni des pétroleurs, ni des communards, croyez-le bien, dit la Jeunesse libérale repentante ; nous professons le plus profond respect pour la propriété et la famille ; et si nous avons eu un moment la pensée de nous allier aux internationaux, c’était – il faut le dire, ô vieux libéraux – c’était votre faute. Si vous aviez donné place à notre candidat sur votre liste, soyez surs que jamais l’idée ne nous serait venue de nous rallier à l’Internationale. Mais aussi pourquoi nous avoir traités comme vous l’avez fait ! pourquoi avoir réservé toutes les places pour vous, sans nous en accorder une seule ? Soyez plus conciliants à l’avenir, et alors le parti libéral tout entier, vieux et jeunes, pourra lutter en une phalange compacte contre ces deux ennemis également redoutables : les ultramontains, d’un côté, et les socialistes révolutionnaires de l’autre.
Si la Tribune du peuple ne s’exprime pas exactement dans ces termes-là, c’est au moins la traduction fidèle du long article où elle fait l’historique des élections du 27 octobre. – En effet, ne déclare-t-elle pas que la Jeunesse libérale s’est présentée à l’assemblée de Tavannes « pour y soutenir le candidat de son choix et pour donner aux quatre députés sortants le témoignage éclatant de sa reconnaissance/i>? N’est-ce pas dire que, au fond, il n’y a pas de dissidence de principes entre les vieux et les jeunes libéraux, puisque ces derniers éprouvaient le besoin de donner un témoignage éclatant de reconnaissance aux quatre députés sortants.
Et voici comment la Tribune du peuple cherche à justifier, aux yeux des vieux libéraux, son appel aux internationaux :
« Nous redoutions pour le succès de la liste libérale l’influence pernicieuse des apôtres de l’abstention en matière politique, auxquels nous devions déjà un premier échec, d’autant plus inquiétant que personne ne semblait préoccupé des moyens de remédier à ce danger évident. Au vu de cette situation anormale, périlleuse, au vu surtout des nouvelles peu rassurantes qui nous venaient de plusieurs centres industriels, la Jeunesse prit sur elle d’adresser à ces ouvriers, avec lesquels elle était en relation, un appel à leurs suffrages en faveur de la liste libérale. »
Ainsi la Jeunesse libérale s’était dévouée pour le salut commun, elle avait pris sur elle de chercher à capter les suffrages des internationaux, « remédiant ainsi à un danger dont personne, parmi les vieux, ne semblait se préoccuper» ; et vous, vieux libéraux, tout malins que vous êtes, vous n’aviez pas compris ? Vous avez été assez niais, assez ingrats pour traiter « d’ennemis de la famille et de la propriété » ces excellents jeunes gens qui pourtant ne travaillaient que dans l’intérêt commun du grand parti libéral ? Et l’abnégation avec laquelle, au second tour de scrutin, ils ont renoncé à leur candidat, et ont voté pour le vôtre, ne vous a pas ouvert les yeux ? Et faut-il donc qu’on vous le corne aux oreilles : que la Jeunesse libérale, dans son appel aux internationaux, n’a eu d’autre but que de préserver le parti libéral d’un échec que ces mêmes internationaux, par leur abstention, lui avaient déjà fait subir une fois ? Si la Jeunesse libérale s’est rapprochée des internationaux, c’était pour empêcher la formation d’un parti ouvrier qui pouvait devenir dangereux pour le parti libéral.
Devant cet aveu dénué d’artifice , pouvez-vous, ouvriers, vous laisser aveugler encore ? Ne voyez-vous pas qu’on vous a demandé vos suffrages, non pas à votre propre profit, mais au profit de vos exploiteurs, les libéraux de toute nuance ? En les donnant, vous auriez travaillé contre vous-mêmes, vous, auriez favorisé les projets de vos adversaires, lesquels ne songent qu’à se servir de vous pour arriver à des fins qui ne sont certainement pas l’émancipation du travail. En leur refusant vos voix, au contraire, vous leur aviez fait éprouver un premier échec, ils l’avouent eux-mêmes. – Ainsi vous le voyez : par le vote, vous vous réduisez à être les instruments dociles, les jouets des libéraux, qui se servent de vous tout en ayant bien soin de déclarer qu’ils n’ont rien de commun avec vos doctrines ; – par l’abstention du vote, au contraire, vous vous trouvez constitués en un parti nouveau, le parti ouvrier, et vous êtes capables, par ce seul fait, de tenir en échec les anciens partis politiques.
Ces choses sont si claires que chacun doit les comprendre ; et tout ouvrier qui a réellement à cœur les intérêts de sa classe, ne peut pas continuer, à moins d’avoir le raisonnement absolument faussé, à donner son vote aux libéraux bourgeois.
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Nous avons vu avec regret quelques-uns de nos amis de Moutier se laisser entraîner à la remorque des libéraux. Nous le leur avons déjà dit, et nous le leur répétons ici. La Tagwacht, de Zurich, par contre, s’en est félicitée, et s’est hâtée d’annoncer dans son numéro du 2 novembre, que les ouvriers, de […][[lignes dégradées dans l’exemplaire qui m’est parvenu]] grand-prêtres de la révolution bakouninienn. » Nous pardonnons bien volontiers ces paroles à la Tagwacht car elle ne sait ce qu’elle dit, et quand elle le saura, elle changera certainement de langage. Elle félicite les ouvriers de Moutier « d’avoir servi la cause ouvrière sur le terrain de la pratique » : or, nous le demandons, quels sont les hommes pratiques, quels sont ceux qui servent réellement la cause ouvrière ? sont-ce les hommes qui recommandent l’abstention du vote comme le moyen le plus simple, le plus immédiatement praticable de constituer la classe ouvrière en parti socialiste distinct des partis politiques ? ou bien sont-ce ceux qui, à la remorque de la bourgeoisie, vont donner leurs voix à la liste libérale ? – La Tagwacht, que, malgré la différence de son programme et du nôtre, malgré son parti pris d’hostilité contre nous, nous regardons comme un journal socialiste, voudra-t-elle se faire l’alliée des défenseurs de la propriété individuelle, contre nous, internationaux du Jura, qui voulons, comme la Tagwacht, la propriété collective ?
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Nous venons de parler des défenseurs de la propriété individuelle. En effet, dans le même numéro auquel nous avons emprunté les citations reproduites plus haut, la Tribune du peuple commence la publication d’un travail dont l’auteur – un des membres les plus influents de la Société de la Jeunesse libérale se propose de démontrer la légitimité de la propriété individuelle. – « Ce travail, nous dit l’auteur dans son introduction, avait été préparé comme réponse à la théorie de la collectivité qui venait d’être lancée par une fraction du parti socialiste. »
Cette fraction du parti socialiste, comme l’appelle le collaborateur de la Tribune du peuple, c’est celle à laquelle appartiennent à la fois, malgré certaines divergences, la Tagwacht et le Bulletin de la fédération jurassienne. Le citoyen Greulich, rédacteur de la Tagwacht, a voté au Congrès de Bâle en faveur de la propriété collective, tout comme les délégués des sections du Jura. Si donc maintenant le rédacteur de la Tagwacht fait volontairement, et malgré les explications que nous venons de lui donner, alliance avec les bourgeois du Jura, avec les défenseurs de la propriété individuelle, contre nous internationaux du Jura, que faudra-t-il penser de cette tactique ? Que les intérêts de coterie l’emportent sur le sentiment international, et que les amis de M. Marx ne se font pas scrupule de se liguer avec la bourgeoisie, dans l’espoir de nuire à la fédération. Jurassienne.
Nous sommes habitués de la part, de M. Marx, à toutes, les infamies ; mais de la part des internationaux de Zurich, quelle que soit la différence qui les sépare de nous, nous ne voulons pas croire à celle-là : nous refusons, jusqu’à preuve du contraire, d’admettre qu’ils soient capables de se joindre à nos ennemis, dans le but d’accabler des internationaux qui n’ont commis d’autre crime que d’avoir voté à la Haye avec le parti du fédéralisme, avec ce parti qui n’est autre chose que l’Internationale reprenant possession d’elle-même.