La Presse Anarchiste

La “Barricade” de M. Paul Bourget

Mal bâtie, pas­sa­ble­ment ennuyeuse, la nou­velle pièce de M. Paul Bour­get est un assez pauvre plai­doyer en faveur des patrons contre ces nou­veaux bar­bares que sont les sabo­teurs. Si les capi­ta­listes n’a­vaient pour s’a­bri­ter que « La Bar­ri­cade » que M. Bour­get a édi­fiée de ses mains aris­to­cra­tiques, leur résis­tance ne sau­rait durer long­temps. S’a­dres­sant au public spé­cial d’un théâtre du Bou­le­vard, c’é­tait d’un effet facile et sûr de pour­fendre, au moyen de quelques tirades décla­ma­toires, le meneur redou­table, per­tur­ba­teur de paix sociale, qui fait ces­ser le tra­vail au moment pré­cis où le patron s’a­per­çoit qu’il a besoin de ses ouvriers, mais les bour­geois, intel­li­gents ne s’y sont pas lais­sé prendre et le Temps, mieux infor­mé que M. Bour­get des choses du syn­di­ca­lisme, a sai­si le pre­mier pré­texte pour signi­fier à ce dan­ge­reux allié qu’a l’a­ve­nir il ferait bien de se sou­ve­nir du vieux pro­verbe : cha­cun son métier…

Dans son ardeur de néo­phyte, M. Bour­get, délais­sant les sujets mon­dains par quoi sa renom­mée s’est éta­blie, a vou­lu trai­ter, par le roman ou le théâtre, les graves pro­blèmes de l’heure pré­sente. Mais, soit inap­ti­tude à les conce­voir dans leur com­plexi­té, soit par­ti pris volon­taire de les trai­ter d’une façon super­fi­cielle et som­maire, les thèses qu’il veut sou­te­nir se trouvent tout de suite pri­vées de toute valeur démons­tra­tive du fait de leur par­tia­li­té exces­sive, de même que les per­son­nages qu’il crée appa­raissent non comme des êtres vivants mais comme des types conven­tion­nels, dénué de vraisemblance.

Dans son roman L’E­tape, il oppose une vieille famille de souche aris­to­cra­tique, fixée de père en fils dans un état, et une famille d’u­ni­ver­si­taires, issue de souche pay­sanne. Les membres de la pre­mière famille sont tous ver­tueux, sans effort, comme si la ver­tu était chez eux à l’é­tat natu­rel. Et, de la même façon, ceux de la seconde famille sont tous des ban­dits. Fâcheu­se­ment pour M. Bour­get, au moment où parais­sait ce roman, un scan­dale bien pari­sien se pro­dui­sit qui mit mer­veilleu­se­ment en évi­dence la fra­gi­li­té de sa thèse : une jeune fille, appar­te­nant à la famille type — selon lui — se fai­sait enle­ver d’une façon toute moderne par un jeune méde­cin que son père refu­sait d’a­gréer pour gendre. M. Bour­get doit pro­fes­ser un grand dédain pour les faits.

Pareille­ment, dans la Bar­ri­cade, du côté patron, toutes les ver­tus : géné­ro­si­té, esprit de sacri­fice ; du côté ouvrier, tous les vices : ingra­ti­tude, paresse, alcoo­lisme, excep­tion faite cepen­dant pour le « jaune » que M. Bour­get a exal­té d’une façon écœurante.

Il n’est guère utile de racon­ter la pièce. L’his­toire ima­gi­née par M. Bour­get est pué­rile et, paral­lè­le­ment au conflit social, se déve­loppe une his­toire sen­ti­men­tale qui enlève au pre­mier toute signi­fi­ca­tion géné­rale. Les ouvriers se mettent en grève tout sim­ple­ment pour embê­ter le patron qui doit livrer une com­mande à date fixe et si le « meneur » sabote c’est parce qu’il aime secrè­te­ment une ouvrière qui est la maî­tresse du patron. C’est absurde, n’est-ce pas, ou alors ce n’est plus « La Bar­ri­cade », mais une lutte d’homme à homme dans laquelle les ouvriers n’ont, plus aucune part.

Voyons plu­tôt com­ment M. Bour­get a conçu ouvriers et patrons et quels dis­cours il leur fait tenir.

Le patron de M. Bour­get – on s’y atten­dait un peu – est un vrai père pour ses ouvriers. Il les paie mieux que ses concur­rents et s’in­gé­nie à leur trou­ver du tra­vail dans les crises de chô­mage. Au moins il est ain­si avant le sabo­tage. Après le sabo­tage, tout change. Les ouvriers sabo­teurs repré­sentent la bar­ba­rie mena­çant la civi­li­sa­tion et pour les abattre tous les moyens sont bons. Qu’im­porte un enga­ge­ment pris envers les ouvriers sous l’ac­tion de la néces­si­té ? Comme un simple Cle­men­ceau, dès que les cir­cons­tances le per­met­tront, il repren­dra sa parole et déchi­re­ra l’en­ga­ge­ment. Les sabo­teurs seront réduits à la famine par le moyen de listes noires que dres­se­ront les patrons grou­pés dans une asso­cia­tion. Ce n’est pas de jus­tice ni de fra­ter­ni­té que la socié­té a besoin, mais d’ordre. Le patrons sont les chefs, les diri­geants et doivent être les plus forts.

Pour cam­per les ouvriers, M. Bour­get ne s’est pas mis en frais d’i­ma­gi­na­tion. Il s’est conten­té de recueillir les men­songes qui trament dans les jour­naux capi­ta­listes. Le contre-maître, arti­san de la grève et du sabo­tage, n’est pas trop défi­gu­ré, mais il est sans inté­rêt pour nous puisque l’au­teur nous le montre agis­sant comme homme, non comme exploi­té. Mais le délé­gué du syn­di­cat, celui qui dresse la force ouvrière contre la force patro­nale, c’est le Malin qui vit gras­se­ment à ne rien faire, fume des cigares tout le jour, excite les ouvriers et se défile régu­liè­re­ment au moment du danger.

Le « jaune » est le pivot de la pièce, c’est lui qui per­met au patron de résis­ter en ins­tal­lant un ate­lier clan­des­tin. Et c’est lui aus­si qui, comi­que­ment, rap­pelle au patron son rôle de chef, la néces­si­té d’une hié­rar­chie sociale. En face du syn­di­cat, il pro­clame les droits de l’in­di­vi­du et se dresse comme l’homme libre qui veut n’a­gir qu’à sa guise. Le « jaune » est évi­dem­ment autre chose que cela.

Cepen­dant, la « châsse aux renards » indigne M. Bour­get et, encore plus, l’emploi de la « chaus­sette à clous ». Mais il devrait trou­ver cela très bien. Cha­cun doit être à sa place, dit-il. Les patrons se groupent et seront impi­toyables. Pour­quoi les ouvriers ne les imi­te­raient-ils point ? C’est que, dans son sys­tème, patrons et ouvriers n’ont point les mêmes droits. Dès que ceux-ci for­mulent des reven­di­ca­tions, ce sont des bar­bares qu’on a le droit d’a­battre par tous les moyens.

Si en face de cette cari­ca­ture de Bar­ri­cade, Antoine avait la bonne idée de remon­ter les Tis­se­rands, M. Bour­get pour­rait voir ce que c’est qu’une grève… même au théâtre.

[/​Alfred Griot/​]

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