La Presse Anarchiste

La quinzaine sociale

Pour la défense de ce pro­jet gou­ver­ne­men­tal, il fal­lait s’at­tendre à ce que les réfor­mistes syn­di­caux viennent se ran­ger aux côtés de Jau­rès. Le fait s’est pro­duit. Consta­tons-le et don­nons sans com­men­taires le mani­feste, publié par l’Action ouvrière, du 1er février :

« C’est au nom des « prin­cipes » et de la « mora­li­té » que les tra­vailleurs adver­saires des retraites ouvrières mènent contre le pro­jet actuel­le­ment en dis­cus­sion au Sénat l’ar­dente cam­pagne que l’on sait.

« Nous ne pou­vons adop­ter le point de vue de ces oppo­sants parce que les rai­sons de prin­cipe qu’ils invoquent contre les retraites seraient valables contre tout pro­jet de réforme ouvrière, elles nous empê­che­raient de sou­te­nir ou d’ac­cep­ter aucune loi sociale qui ne réa­li­se­rait pas inté­gra­le­ment les reven­di­ca­tions ouvrières.

« Elles nous entraî­ne­raient à négli­ger tout de l’ac­tion légale, de l’ap­pli­ca­tion des lois sociales et à ne comp­ter abso­lu­ment que sur l’ac­tion syn­di­cale pour éman­ci­per brus­que­ment la classe ouvrière.

« Cette méthode exclu­sive n’est pas nôtre. Si elle fut d’ailleurs à maintes reprises sou­te­nue dans des débats théo­riques par d’autres groupes de syn­di­qués, dans le domaine de la pra­tique, le seul qui compte à nos yeux, elle est conti­nuel­le­ment mécon­nue par ses théo­ri­ciens eux-mêmes les plus tapageurs.

« Sans doute, les lois tou­chant à la condi­tion des tra­vailleurs à l’in­té­rieur ou au dehors de l’u­sine, les règle­ments rela­tifs à l’hy­giène, les ins­ti­tu­tions d’as­sis­tance sont très loin de nous don­ner satis­fac­tion et de nous paraître défi­ni­tifs ; nous avons cent fois répé­té que les lois bour­geoises ne sont et ne peuvent être qu’in­suf­fi­santes. Est-ce à dire qu’elles ne sont d’au­cune valeur ? Et, parce que nous ne pou­vons pas obte­nir d’un seul coup tout ce que nous esti­mons juste, devons-nous reje­ter les conquêtes par­tielles qui, tout en sou­la­geant, trop légè­re­ment sans doute, les souf­frances du pro­lé­ta­riat, lui donnent cepen­dant un peu de mieux-être et lui font sur­tout com­prendre l’im­por­tance de son action de classe, qui doit deve­nir chaque jour plus robuste et plus éclairée ?

« Nous ne le croyons pas et c’est pour­quoi nous vou­lons cette fois encore, nous effor­cer de faire rendre au pro­jet actuel­le­ment en dis­cus­sion sur les retraites ouvrières, son maxi­mum de résultats.

« Nous com­pre­nons très bien que des tra­vailleurs s’in­quiètent, de ce que la loi pro­je­tée sti­pule que les ouvriers seront tenus de ver­ser eux-mêmes chaque année, une cotisation.

« l’É­tat bour­geois qui trouve l’argent pour l’ar­mée, la marine, les arré­rages de la dette publique, l’É­tat, dont le bud­get dépasse quatre mil­liards, devrait faci­le­ment trou­ver les quatre-vingts ou cent mil­lions sup­plé­men­taires qui dis­pen­se­raient les tra­vailleurs de tout ver­se­ment. Sans doute, mais peut-on croire que le Par­le­ment soit actuel­le­ment dis­po­sé à voter un pro­jet sans aucune coti­sa­tion ouvrière ? Les repré­sen­tants des ouvriers à la Chambre et au Sénat sont-ils assez nom­breux pour faire adop­ter ce prin­cipe ? Les syn­di­qués ouvriers sont-ils assez puis­sam­ment orga­ni­sés pour l’im­po­ser au pays ?

« La réponse à ces deux ques­tions n’est mal­heu­reu­se­ment pas dou­teuse : elle est négative.

« Puisque l’or­ga­ni­sa­tion des retraites ouvrières n’est pas pos­sible actuel­le­ment sans pré­lè­ve­ment sur les salaires ouvriers, nous nous trou­vons donc en face de ce dilemme : ou avoir des retraites pour les­quelles les ouvriers ver­se­ront une cer­taine pro­por­tion ; ou ne pas avoir de retraite du tout.

« Pour nous, nous croyons de l’in­té­rêt de la classe ouvrière d’a­voir des retraites, même au prix d’une coti­sa­tion élevée.

« La capi­ta­li­sa­tion a don­né lieu à une ardente polémique.

« Nous ne croyons pas que l’on pour­rait obte­nir avant un cer­tain temps que la majo­ri­té du Par­le­ment, qui s’est décla­rée en faveur de la capi­ta­li­sa­tion, chan­geât d’a­vis et se pro­non­çât pour la répar­ti­tion. Devons-nous donc deman­der aux élus de la classe ouvrière de voter en bloc contre la capi­ta­li­sa­tion, c’est-à-dire contre la loi même des retraites et d’en­tre­prendre à l’in­té­rieur de la Chambre une cam­pagne des­ti­née à faire échec à la loi à son retour au Sénat ? À sup­po­ser même que la capi­ta­li­sa­tion ait tous les défauts qu’on lui prête, nous pré­fé­rons une loi défec­tueuse à pas de loi du tout. Car nous avons confiance qu’a­vec le temps, en France comme en Alle­magne, sous l’ac­tion des élus des tra­vailleurs au Par­le­ment et sous l’in­fluence des syn­di­cats ouvriers, gran­dis­sant en force et en volon­té, la loi impar­faite s’améliorera.

« Oui, c’est parce que nous avons confiance dans la classe ouvrière orga­ni­sée que nous croyons pou­voir accep­ter un pro­jet, sans doute très insuf­fi­sant, mais qui existe cepen­dant et qui sera cer­tai­ne­ment l’oc­ca­sion de réformes nou­velles, de per­fec­tion­ne­ments ultérieurs.

[/​Cleuest, P. Cou­pat, E. Gué­rard, A. Keu­fer, L. Mar­ti­net, R. Mon­te­li­mard, G. Thil»/​]

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