En mai prochain, des élections législatives auront lieu en Belgique. Il est très probable qu’elles détermineront un changement de la majorité parlementaire et feront passer celle-ci de droite à gauche. Aujourd’hui, les cléricaux dominent avec une faible majorité qui s’est effritée à chacune des dernières élections et n’est plus que de six voix. L’opposition compte environ quarante libéraux et trente cinq socialistes. On suppose qu’aux élections prochaines, les rôles seront changés et qu’une majorité de quelques voix écherra aux partis de gauche réunis. Les socialistes constitueront dès lors, nécessairement, un parti gouvernemental et la question se posera pour eux de la participation au pouvoir. La plupart des députés et candidats-députés auraient ent bien voulu que cette question épineuse ne fut pas agitée avant les élections ; mais le représentant le plus autorisé de la tendance antiministérialiste, Louis de Brouckère, la posa nettement dans les colonnes du Peuple, organe officiel du Parti, dont il avait la direction. On décida de porter la question devant un Congrès du Parti tout entier.
Ce Congrès, le XXVe des Congrès du Parti ouvrier, s’est tenu à Bruxelles les 6 et 7 février. Comme il fallait s’y attendre, les ministérialistes y ont triomphé à une écrasante majorité.
L’ordre du jour déposé par de Brouckère, s’inspirant des résolutions des Congrès socialistes internationaux, affirmait que le Parti « ne saurait ni participer à un gouvernement bourgeois, ni lui accorder son appui systématique, que ses représentants ne sauraient notamment, quel que soit le ministère au pouvoir, voter les budgets essentiels de l’État capitaliste ». La tactique proposée par les antiministérialistes consistait à maintenir le Parti ouvrier dans un rôle d’opposition systématique et à provoquer ainsi la constitution d’un parti du centre composé des libéraux et des catholiques démocrates.
Vandervelde se mit à la tête des ministérialistes, et, à la dernière heure, il fit une sorte de trust des diverses motions présentées par les partisans de l’appui ou de la participation à un gouvernement de gauche, les fondit en une motion unique que signèrent, fait significatif, tous les députés et la présenta au Congrès sans que les groupes aient pu la discuter au préalable.
Chose curieuse, la motion Vandervelde, comme celle de Brouckère, s’inspire, déclare-t-on, des résolutions votées par les Congrès internationaux de Paris et d’Amsterdam ; elle aboutit néanmoins à une conclusion diamétralement opposée à celle des antiministérialistes. La voici tout entière à titre de document :
« Le Congrès,
« Vu les résolutions du Congrès international de Paris, confirmées par le Congrès international d’Amsterdam,
« Déclare :
« 1° Qu’il se refuse, tout d’abord, conformément aux décisions de ces Congrès, à admettre comme possible la participation individuelle de certains socialistes, sans l’assentiment du Parti ouvrier, à un ministère quelconque, les dits socialistes, s’il pouvait s’en rencontrer, devant s’exclure, par ce seul fait, du Parti et de l’Internationale ouvrière ;
« 2° Que, pour le surplus, la question de la participation gouvernementale est « une question de tactique, et non de principe » (résolution de Paris), qui devra être résolu par un Congrès du Parti, le jour où elle sera pratiquement posée ;
« 3° Que la mission politique du Parti ouvrier, qui est principalement de défendre les intérêts de la classe des travailleurs et de propager les solutions les plus radicales et les plus rapprochées de son idéal révolutionnaire de transformation sociale, a été remplie jusqu’ici, surtout, sous son aspect critique et d’opposition, mais que le jour viendra où elle aura à se manifester sous son aspect constructif et gouvernemental ; que, ce jour, le Parti ouvrier saura assumer les responsabilités du pouvoir, et traduire dans les réalités, par approximations de plus en plus parfaites, son programme immédiat et son programme idéal. »
L’adhésion enthousiaste apportée à cet ordre du jour par Anseele et Bertrand, les deux ministrables les plus qualifiés du Parti, lui donnent toute sa valeur. Si, comme tout permet de le supposer, le gouvernement actuel tombe aux élections prochaines, la Belgique, l’heureuse Belgique aura, tout comme la France, ses ministres socialistes. Et l’hypothèse n’est pas à écarter de voir Vandervelde lui-même accepter un beau jour, pour le bonheur des nègre du Congo, le portefeuille des Colonies. Simple hypothèse, il est vrai ; mais que justifie pleinement l’attitude du leader socialiste belge au cours des discussions qui précédèrent l’annexion du Congo.
L’ordre du jour ministérialiste des députés obtint, au Congrès, 202 voix contre 77 à la motion de Brouckère, et 23 voix à une motion intermédiaire écartant la participation au pouvoir, mais réservant la question du vote des budgets lorsque de ce vote « dépendra la conquête d’une réforme importante figurant à notre programme ».
Tous ces débats, d’ordre purement politique et parlemetaire, ne sont cependant pas négligeables pour le mouvement ouvrier proprement dit. Quant à nous, syndicalistes révolutionnaires, nous pouvons voir d’un bon œil la prédominance, au sein du Parti ouvrier belge, de la tendance ministérialiste.
Il faut nous rappeler qu’en France ce qui contribua le plus à enseigner aux masses la nécessité de l’action directe fut, il y a dix ans, l’arrivée au pouvoir du socialiste Millerand. Nous pouvons espérer qu’il en sera de même en Belgique. Quand nos camarades auront constaté là-bas, de leurs propres yeux, l’impuissance de leurs députés au pouvoir, ils sauront, nous n’en doutons pas, orienter leurs syndicats dans les voies antiparlementaires et révolutionnaires où luttent les travailleurs ayant compris qu’ils n’ont à compter que sur leur seul effort.
[/Henri