La Presse Anarchiste

L’exil à Alcaniz et à Teruel

Dans la monar­chie espa­gnole, nous avons une consti­tu­tion démo­cra­tique que plus d’une répu­blique pour­rait nous envier, à ce que j’ai lu et enten­du dire sou­vent, sans que j’aie pu d’ailleurs m’en assu­rer de façon posi­tive, parce que je n’a­vais ni le temps, ni les moyens, ni le désir de me livrer à l’é­tude de poli­tique com­pa­rée qui eût été nécessaire.

Cette consti­tu­tion octroie aux Espa­gnols les droits indi­vi­duels de la façon la plus éten­due ; mais, comme dit un pro­verbe de notre pays, « on ne peut pas étendre la jambe au delà de la cou­ver­ture », C’est-à-dire que les droits poli­tiques nous sont don­nés pour que nous en usions dans la limite de nos moyens éco­no­miques ; or, poli­tique et éco­no­mie sont deux.

Et ce n’est pas tout : le pis, c’est que, même au point de vue pure­ment poli­tique, cette consti­tu­tion si démo­cra­tique couvre l’ar­bi­traire le plus absurde qui se puisse poli­ti­que­ment conce­voir, et qu’elle jus­ti­fie et léga­lise la tyran­nie comme je le mon­tre­rai surabondamment.

Je viens au fait.

Le 20 août der­nier, trois semaines après ces jour­nées de Bar­ce­lone que la presse a bap­ti­sées « la semaine san­glante », mais que l’his­toire appel­le­ra « la semaine du feu aux cou­vents », je reçus l’ordre de me pré­sen­ter dans un bureau de police, où on avait à me poser une question.

Conduit par deux poli­ciers, je me ‘ren­dis au bureau et j’y trou­vai plu­sieurs per­sonnes qui avaient reçu la même convo­ca­tion : MM. Batl­lo­ri, admi­nis­tra­teur de la mai­son d’é­di­tion de l’É­cole moderne ; Casa­so­la, qui avait été l’un des pro­fes­seurs de cette école ; José Fer­rer, sa femme Maria Font­cu­ber­ta, et sa fille Alba, âgée de trois ans ; et Mme Sole­dad Villafranca.

Aucune ques­tion ne nous fut posée ; on se bor­na à nous noti­fier que par le train de quatre heures du soir mous par­ti­rions pour Alca­niz, par ordre du ministre de l’in­té­rieur, et comme unique for­ma­li­té légale on remit à cha­cun de nous un papier offi­ciel rédi­gé dans les mêmes termes. Voi­ci le mien :
« Gou­ver­ne­ment de la pro­vince de Bar­ce­lone. — En ver­tu des pou­voirs que me confère l’ar­ticle 9 de la loi d’ordre public, qui se trouve en vigueur par la sus­pen­sion des garan­ties consti­tu­tion­nelles, je décrète votre exil (des­tier­ro) et celui de votre famille à plus de 245 kilo­mètres et à moins de 250 de la ville de Bar­ce­lone, pour être immé­dia­te­ment conduits, sous la sur­veillance de la force publique, jus­qu’à la limite du rayon de 245 kilo­mètres. Dieu vous garde beau­coup d’an­nées ! — Bar­ce­lone, 19 août 1909. — Cres­po Azorin. »

Comme on le voit, Cres­po Azo­rin, ins­tru­ment de La Cier­va, qui à son tour l’é­tait de Mau­ra, qui l’é­tait, lui, du pou­voir mys­té­rieux qui rem­bourre de paille et met en mou­ve­ment le man­ne­quin de la fic­tion monar­chique-consti­tu­tion­nelle, pro­cé­dait léga­le­ment, puis­qu’il agis­sait en ver­tu des pou­voirs que, par la consti­tu­tion, lui don­nait l’ar­ticle 9 de la loi d’ordre public.

Sans plus de pré­pa­ra­tifs, sans équi­pe­ment ni argent, sans avoir pu dire adieu à nos familles, ni les pré­ve­nir, — et moi, en par­ti­cu­lier, affli­gé d’une triste infir­mi­té chro­nique, — Nous fûmes conduits à la gare, sous la sur­veillance de la garde civile ; et nous dûmes nous mettre en route.

Le len­de­main, nous arri­vions à Alca­niz ; nous y fûmes logés dans une modeste auberge, où l’al­calde vint nous pré­ve­nir que nous étions pla­cés sous son auto­ri­té, par ordre du gou­ver­neur de la pro­vince, en nous recom­man­dant la plus grande prudence.

Le soir, nous vîmes arri­ver quatre nou­veaux exi­lés : MM. Litran, Vil­la­fran­ca, Robles et Mese­guer ; le jour sui­vant, je fus rejoint par ma femme Fran­cis­ca Concha et mes filles Maria­na et Flora.

La situa­tion par­ti­cu­lière de cha­cun des exi­lés était déses­pé­rante : Sole­dad lais­sait Fer­rer caché et sans moyen de com­mu­ni­quer avec ses amis ; José Fer­rer, sa femme et sa fillette lais­saient fer­mée leur mai­son de Mon­gat, avec, dehors, un fils qui ne s’é­tait pas trou­vé là au moment de la convo­ca­tion, et, dedans, les bêtes de somme et les vaches, sans per­sonne pour en prendre soin ; Robles savait que sa femme, avec un nour­ris­son de trois mois, avait été exi­lée à Hues­ca, lais­sant dans la rue deux fils en bas âge ; Vil­la­fran­ca quit­tait une épouse dans le neu­vième mois de sa gros­sesse et une impri­me­rie, récem­ment mon­tée, lais­sée com­plè­te­ment dans l’a­ban­don. Les autres — pour ne pas allon­ger ces détails — se trou­vaient dans des condi­tions ana­logues, ou pires encore.

Beau­coup d’autres exi­lés, inter­nés dans diverses loca­li­tés des pro­vinces de Hues­ca, de Teruel, de Cas­tel­lon et de Valen­cia, souf­fraient de la même façon.

On eût dit que le gou­ver­ne­ment se pro­po­sait de per­sé­cu­ter jus­qu’à l’a­néan­tis­se­ment les familles de ceux qu’il avait ins­crits sur la liste des sus­pects. S’ins­pi­rant, sous des appa­rences de man­sué­tude, du mot pro­non­cé à Paris en 1871 : « Il faut exter­mi­ner les loups, les louves et les lou­ve­teaux », il nous met­tait en péril ins­tant de mort sans qu’il y eût de sang répan­du, rem­pla­çant les mitrailleuses et le pelo­ton d’exé­cu­tion par la faim, le dénue­ment, les intem­pé­ries, la mala­die, et, comme coup de grâce, le fana­tisme : mais le résul­tat fut abso­lu­ment le contraire de ce qu’on eût pu attendre. La soli­da­ri­té natio­nale et inter­na­tio­nale vint effi­ca­ce­ment à notre aide ; et la bon­té natu­relle des pay­sans de l’A­ra­gon, sur l’i­gno­rance des­quels on avait peut-être comp­té pour un lyn­chage bar­bare, se conver­tit en une tendre com­mi­sé­ra­tion et même en un com­men­ce­ment d’i­ni­tia­tion révolutionnaire.

À Alca­niz, une ten­ta­tive d’or­ga­ni­ser une mani­fes­ta­tion contre les exi­lés fit fias­co ; et, en revanche, la jeu­nesse libé­rale nous don­na une séré­nade dans laquelle la muse popu­laire, sur les mélo­dies ins­pi­rées de la jota ara­go­naise, chan­ta des cou­plets de récon­fort, de fra­ter­ni­té et d’espérance.

Je me rap­pel­le­rai tou­jours avec émo­tion ce jour où, accom­pa­gné de ma femme, j’en­trai défaillant, et sans pou­voir faire un pas de plus, dans le mar­ché, où, en me voyant, une ven­deuse com­pa­tis­sante me pré­sen­ta un siège, en m’of­frant une tasse de bouillon, un pot de lait, un verre de vin. Je m’as­sis, avec ma com­pagne à mon côté : autour de nous se réunit un grand cercle d’ha­bi­tants qui nous inter­ro­gèrent sur les causes de notre exil et sur les évé­ne­ments de Bar­ce­lone. Nos réponses, simples, empreintes de véri­té, éveillèrent la sym­pa­thie de ceux qui nous écou­taient : beau­coup de femmes pleu­raient, beau­coup d’hommes ser­raient les poings.

— Nous ne sommes pas des cri­mi­nels, leur disais-je. Nous tous qui nous trou­vons exi­lés ici, nous étions employés à l’É­cole moderne de Bar­ce­lone, qui a été fer­mée parce qu’elle don­nait à l’en­fance une édu­ca­tion des­ti­née à for­mer des hommes et des femmes libres et ins­truites, qui n’ac­cep­te­ront plus la trom­pe­rie et l’in­jus­tice du men­songe reli­gieux, de l’ex­ploi­ta­tion capi­ta­liste, ni de la tyran­nie poli­tique. » Au sujet de ces idées, qui dépas­saient la capa­ci­té intel­lec­tuelle de cet audi­toire, je don­nai les expli­ca­tions néces­saires, en ter­mi­nant de cette façon : « On nous per­sé­cute parce que nous vou­lons que la véri­té res­plen­disse dans la socié­té et que l’i­dée du bien ins­pire tous les actes sociaux. »

Quand je me levai et pris congé, je reçus de tous les assis­tants les démons­tra­tions les plus affectueuses.

Tous nos com­pa­gnons furent l’ob­jet de mani­fes­ta­tions ana­logues, et plus par­ti­cu­liè­re­ment Sole­dad, mes filles, et la petite Alba.

En pré­sence d’un pareil résul­tat, les gros bon­nets de la loca­li­té, les gens riches et influents, déci­dèrent de nous éloi­gner d’Al­ca­niz ; et, après quelques hési­ta­tions sur le choix d’une nou­velle rési­dence, on nous envoya à Teruel.

Nous dûmes nous y rendre, accom­pa­gnés par l’i­né­vi­table garde civile, non par le che­min de fer, qui nous y eût trans­por­tés en six heures, mais juchés sur les plus mau­vaises char­rettes, obli­gés de nous arrê­ter pour la nuit à Mon­tal­van, et d’employer trente-deux heures pour accom­plir ce voyage.

Notre séjour à Teruel peut se divi­ser en deux périodes : la pre­mière, depuis notre arri­vée jus­qu’au moment où ces­sa la sus­pen­sion des garan­ties consti­tu­tion­nelles, sauf dans les pro­vinces de Bar­ce­lone et de Gero­na ; la seconde, depuis ce moment-là jus­qu’au réta­blis­se­ment de la consti­tu­tion dans toute l’Espagne.

On aura une idée de notre situa­tion durant la pre­mière période en lisant la pro­tes­ta­tion sui­vante que nous adres­sâmes à un cer­tain nombre de journaux :

« Les sous­si­gnés, habi­tants de Bar­ce­lone, exi­lés à Alca­niz et ensuite à Teruel, réduits à une extré­mi­té dans laquelle il est impos­sible de sub­sis­ter, réclament leur droit à la vie, qui n’a pu être sup­pri­mé par la sus­pen­sion des garan­ties consti­tu­tion­nelles ni par la loi d’ordre public.

« Nous vivons dans une mai­son que sur­veillent jour et nuit des agents des police et des gardes civils ; nous ne pou­vons pas sor­tir seuls ; on ne per­met pas même que deux d’entre nous se rendent ensemble à un endroit, et deux ou davan­tage à un autre ; tout mar­chand qui vient chez nous, et même le fac­teur, doit être accom­pa­gné d’un agent ; dans la rue, en face de notre demeure, on a construit une baraque pour la rési­dence de nos gar­diens ; nous ne pou­vons ni faire des visites ni en rece­voir ; on a don­né ordre de ne pas per­mettre que nous saluions per­sonne dans la rue ni que per­sonne nous salue. Notre porte est fer­mée à sept heures du soir, et, comme si on eût levé le pont-levis d’une for­te­resse, per­sonne ne peut plus la franchir.

« Dans cette situa­tion, nous ne pou­vons ni cher­cher du tra­vail ni tra­vailler, et nous devons renon­cer à gagner quoi ce soit. Jus­qu’à cette heure nous avons vécu de quelques sub­sides qui, pour nos familles, repré­sentent des pri­va­tions et la misère, et de quelques dons de nos amis, et nous avons devant les yeux le spectre de la faim et de l’abandon.

« Notre condi­tion d’exi­lés pro­clame notre inno­cence. Aucune accu­sa­tion ne pèse sur celui qui n’est pas pour­sui­vi ; et pour­tant, au pri­son­nier, on donne le loge­ment, la nour­ri­ture, et on lui per­met de com­mu­ni­quer ; tan­dis que pour nous, il n’y aura bien­tôt plus ni loge­ment, ni abri, ni pain, ni le salut d’un ami, ni la com­mi­sé­ra­tion sim­ple­ment humaine du prochain.

« Une telle situa­tion est into­lé­rable ; si nous nous tai­sons, la faim, le froid et le déses­poir nous auront tués avant peu, et en pré­sence de ce péril, dans le sen­ti­ment et la convic­tion de la jus­tice imma­nente de notre droit, nous pro­tes­tons devant l’o­pi­nion publique, par le moyen de son organe, la presse, avec la confiance qu’elle accom­pli­ra son devoir. — Teruel, sep­tembre 1909. — José Casa­so­la, Cris­to­bal Litran, Alfre­do Mese­guer, Ansel­mo Loren­zo, Fran­cis­ca Concha, Mariann Loren­zo, Flo­ra Loren­zo, José Vil­la­fran­ca, Maria­no Batl­lo­ri, José Robles ».

Il manque les signa­tures de José Fer­rer, Maria Font­cu­ber­ta et Sole­dad Vil­la­fran­ca, qui se trou­vaient, en ce moment, en pri­son, où ils pas­sèrent huit jours sans qu’au­cune rai­son ait été don­née ni pour leur empri­son­ne­ment ni pour leur mise en liber­té ultérieure.

Notre cor­res­pon­dance était scan­da­leu­se­ment inter­cep­tée ; on alla jus­qu’à nous voler des valeurs conte­nues dans une lettre char­gée. Nous eûmes recours à l’o­bli­geance d’un ami pour qu’il mit nos lettres à la poste à Valen­cia ou à Sara­gosse, et c’est ain­si qu’il nous fut pos­sible de renouer quelques rela­tions avec la soli­da­ri­té internationale.

Après le réta­blis­se­ment par­tiel des garan­ties consti­tu­tion­nelles, on nous sup­pri­ma la sur­veillance de la garde civile mais non celle de la police ; la baraque de nos gar­diens fut démo­lie à la suite d’une pro­tes­ta­tion publiée par nous dans la presse locale, et nous eûmes la per­mis­sion de par­ler avec les habi­tants et de rece­voir quelques visites.

Nous visi­tâmes alors le Cercle répu­bli­cain et nous cau­sâmes avec diverses per­sonnes ins­truites ; nous apprîmes d’elles que Teruel avait été, aux qua­tor­zième et quin­zième siècles, une des villes les plus impor­tantes de l’A­ra­gon au point de vue indus­triel. Outre d’im­por­tantes fabriques de drap, ses habi­tants s’oc­cu­paient à la tan­ne­rie, à la cou­tel­le­rie et à la pote­rie. Les tan­neurs et cor­royeurs for­maient une cor­po­ra­tion consi­dé­rable, qui jouis­sait de pri­vi­lèges spé­ciaux. Les cou­te­liers étaient répu­tés pour la fabri­ca­tion des cou­teaux, des dagues et des poi­gnards, et la faïence fine de Teruel étaient célèbre en ce temps-là.

Aujourd’­hui, tout cela est per­du. Quoique pos­sé­dant du grands élé­ments de richesse, Teruel est bien déchu. La cam­pagne est presque aban­don­née à la spon­ta­néi­té de la nature, les tra­di­tions rou­ti­nières et les pro­cé­dés empi­riques règne par­tout, à peu d’ex­cep­tions près. Pen­dant mon séjour, lisais le roman de Zola, Fécondité/​i>, et il me parut que les Térue­liens, comme Lepailleur, n’é­tu­dient ni le ter­rain ni le cli­mat, n’a­mé­liorent pas les engrais, n’a­doptent pas les ins­tru­ments modernes, se plaignent du manque d’eau et ne peuvent com­prendre la conquête sym­bo­lique de Chan­te­bled par Mathieu et sa famille.

En par­lant avec les bour­geois du lieu, nous rece­vions de tristes impres­sions : tous se mon­traient libé­raux et accep­taient faci­le­ment, dans la conver­sa­tion, les idées avan­cées, en se retran­chant ensuite der­rière la sté­ri­li­té d’un mais qui ren­dait tout inutile. Tous étaient radi­caux, mais il n’y avait, disaient-ils, rien à faire en cet endroit. Avec les tra­vailleurs, il en allait de même. Je cau­sai avec quelques-uns d’entre eux, et ils me racon­tèrent des choses indignes : il y avait des ate­liers où on obli­geait les ouvriers à aller à la messe et à pré­sen­ter, chaque année, un cer­ti­fi­cat de la paroisse attes­tant qu’ils avaient fait leurs pâques ; ils devaient com­men­cer le tra­vail à une heure fixe sans pou­voir sor­tir avant d’a­voir ache­vé leur tâche ou d’a­voir ter­mi­né des tra­vaux excep­tion­nels. Ils mur­mu­raient contre les abus patro­naux, mais per­sonne ne pen­sait à des réformes d’au­cun genre. Le socia­lisme n’a­vait pas péné­tré dans ce pays, et les tra­vailleurs n’y avaient jamais enten­du par­ler des huit heures, du Pre­mier Mai, des grou­pe­ments syn­di­ca­listes et bien moins encore de l’a­nar­chisme. On alla jus­qu’à m’as­su­rer que beau­coup d’ou­vriers, membres du Cercle répu­bli­cain, le sont en même temps du patro­nage de Saint-Joseph, per­ni­cieuse asso­cia­tion inven­tée par le clergé.

Au moment du pro­cès Fer­rer, nous fîmes tout le pos­sible pour appor­ter notre témoi­gnage : lettres au juge, au défen­seur, à la presse, à des per­son­nages influents, appels à la soli­da­ri­té inter­na­tio­nale ; tout fut inutile. Le crime judi­ciaire, per­fi­de­ment médi­té, fut consom­mé. Fer­rer eut, en par­tage, la glo­ri­fi­ca­tion de l’his­toire, et notre colo­nie d’exi­lés res­ta plon­gée dans la désolation.

Les angoisses, les souf­frances, les peines de toute nature furent une ter­rible épreuve, qui put être digne­ment sup­por­tée parce que nous étions sou­te­nus par un idéal et que nous nous sen­tions consti­tués en une véri­table famille. Le sou­ve­nir de ces jours de fra­ter­ni­té entre les per­sé­cu­tés, et de dou­leur cau­sée par la fin tra­gique de notre héroïque ami, se pré­sente à moi revê­tu d’une poé­sie mélan­co­lique. Tous les matins, l’ap­pro­vi­sion­ne­ment, le déjeu­ner, la lec­ture et le com­men­taire des jour­naux et de la cor­res­pon­dance, avec la com­mu­ni­ca­tion réci­proque des nou­velles d’in­té­rêt géné­ral et l’an­nonce des dons et des secours reçus ; puis les soins du ménage, des vête­ments, la pré­pa­ra­tion du repas, pour les femmes ; la lec­ture, l’é­cri­ture ou la pro­me­nade pour les hommes ; les repas en com­mun, les dis­cus­sions, la rédac­tion des docu­ments et de la cor­res­pon­dance. C’é­tait triste et c’é­tait beau à la fois !

Enfin, avec la chute du minis­tère conser­va­teur et la for­ma­tion du minis­tère libé­ral, nous pûmes entre­voir le terme de notre exil, et nous déci­dâmes de quit­ter Teruel dans l’es­poir du prompt réta­blis­se­ment de la consti­tu­tion à Bar­ce­lone. D’ac­cord avec le comi­té du Cercle répu­bli­cain, nous convo­quâmes alors le peuple de Teruel à un mee­ting dans le local du Cercle, afin de nous faire connaître et d’ex­po­ser nos sen­ti­ments, nos pen­sées et notre idéal.

Cette réunion pro­dui­sit à Teruel une sen­sa­tion pro­fonde, Les Térue­liens, vivant sous l’empire d’une pai­sible rou­tine, endor­mis dans leur lourde quié­tude, n’a­vaient pas le moindre soup­çon de la révolte qui sou­lève le monde contre le dogme, l’au­to­ri­té et la pro­prié­té, immo­bi­li­sés dans l’eau dor­mante du privilège.

Nous nous étions par­ta­gé la tâche à l’a­vance, de façon que cha­cun des exi­lés pût expo­ser ses ten­dances. Casa­so­la, qui dut par­tir ce jour-là même pour Valen­cia, avait lais­sé quelques vers où il atta­quait les dogmes et expo­sait l’i­déal de l’en­sei­gne­ment ratio­na­liste comme moyen d’har­mo­ni­ser chez tous les humains, sans dis­tinc­tion de sexe, de classe ni de patrie, la foi avec la cer­ti­tude, ce que l’on croit avec ce que l’on sait. Litran émut l’au­di­toire en pro­tes­tant contre l’exé­cu­tion de Fer­rer, en exal­tant le pro­pa­gan­diste et le mar­tyr, et en expo­sant l’i­déal répu­bli­cain radi­cal comme l’agent d’une réno­va­tion sociale. À mon tour, après m’être décla­ré anar­chiste, je mon­trai, dans la pro­prié­té, une usur­pa­tion per­pé­trée par les pri­vi­lèges. Il y a un patri­moine uni­ver­sel qui, for­mé par les biens natu­rels et par l’ob­ser­va­tion, l’é­tude et le tra­vail des obser­va­teurs, des pen­seurs et des tra­vailleurs du monde entier, ne peut être la pro­prié­té exclu­sive de per­sonne, Mais qui appar­tient à tous par droit natu­rel, quoique les lois disent le contraire, ces lois, filles du droit romain, qui divisent l’hu­ma­ni­té en maîtres et en ser­vi­teurs, c’est-à-dire en hommes-per­sonnes et en hommes-choses, divi­sion anti-humaine et irra­tion­nelle qui per­siste de nos jours dans les répu­bliques comme dans les monar­chies, et qui per­sis­te­ra jus­qu’à ce que les tra­vailleurs, au moyen de la grève géné­rale révo­lu­tion­naire, sup­priment les États, sup­priment les fron­tières et ins­taurent l’acra­cie, c’est-à-aire l’ab­sence de gouvernement.

Nous fîmes en sorte de don­ner à ces choses une forme qui les mit à la por­tée des audi­teurs, et l’ef­fet pro­duit fut surprenant.

Nous étions ven­gés : l’i­dée, qu’on avait vou­lu anéan­tir à Bar­ce­lone, avait été trans­por­tée dans le Bas-Ara­gon pour y prendre racine. Nos per­sé­cu­teurs avaient faci­li­té notre propagande.

Peu de jours après, la colo­nie com­mu­niste des exi­lés de Teruel était dis­soute : les uns se ren­dirent à Valen­cia, d’autres res­tèrent quelque temps encore à Teruel ; ma com­pagne, mes filles et moi, nous allâmes à Sara­gosse, où les cama­rades anar­chistes nous reçurent affec­tueu­se­ment ; là, je don­nai, dans leur Cercle ouvrier, une confé­rence sur la « ques­tion sociale ». Quelques jours plus tard, comme si rien extra­or­di­naire n’a­vait eu, lieu, comme si nous étions allés sim­ple­ment pas­ser trois mois de vacances à la cam­pagne, nous ren­trions à Bar­ce­lone et y repre­nions notre exis­tence habituelle.

Il y a plus d’une bonne rai­son, on le voit, pour qua­li­fier de cruelle, absurde et ridi­cule la répres­sion pra­ti­quée à Bar­ce­lone à la suite du feu mis aux cou­vents en 1909.

Ansel­mo Lorenzo

La Presse Anarchiste