La Presse Anarchiste

Les vols de la Caisse des Invalides de la Marine

«… Ce capi­tal consi­dé­rable est un objet per­pé­tuel de convoi­tise pour le Tré­sor public, lorsque les bud­gets se soldent en défi­cit [[ Mémoire sur l’Ins­crip­tion mari­time, adres­sé à la Com­mis­sion d’en­quête sur la marine mar­chande. His­toire de cette ins­ti­tu­tion…, etc., par Jules de Cri­se­noy, ancien offi­cier de marine (il devint ensuite pré­fet ; voir Vape­reau, édi­tion de 1893.) Paris, chez Arthur Ber­trand, in‑8 de IV-132 pages. Trop peu connu et du plus grand inté­rêt pour notre sujet.]].»

De Cri­se­noy

L’es­ti­ma­tion des sommes volées à la Caisse des Inva­lides de la Marine est des plus variables.

Récem­ment, dans l’Huma­ni­té (5 jan­vier), Jau­rès l’es­ti­mai à zéro : « On allègue, écri­vait-il, « la pré­ten­due escro­que­rie de l’É­tat sai­sis­sant les fonds de la Caisse des Inva­lides de la Marine. C’est une légende. » (Je souligne.)

Jau­rès est plus roya­liste que le roi :

Vers 1902 – 1903, dans les sphères offi­cielles, on oppo­sait au chiffre de 342 mil­lions en capi­tal, pillé, volé par les divers gou­ver­ne­ments anté­rieurs à 1870 — chiffre invo­qué par la Fédé­ra­tion natio­nale des syn­di­cats mari­times [[Voir Compte ren­du du 10e Congrès mari­time natio­nal, tenu à Mar­tigues, 1902. Mar­seille, même année, impri­me­rie Wat­teau, petit in‑8. Voir pp. 67 – 68. Et Compte ren­du du 12e Congrès, tenu au Havre, 1904. Mar­seille, Impri­me­rie Nou­velle, petit in‑8. Voir pp. 65 – 66. ]], — celui de 220 mil­lions, tou­jours en capi­tal ; c’est celui que me citait comme offi­ciel, en sep­tembre 1903, un admi­nis­tra­teur de la Marine. Il dépas­sait de 20 mil­lions le chiffre don­né par le rap­port Delarbre, du 2 février 1882, avec rai­son­ne­ment et cal­culs à l’appui.

Le 21 jan­vier 1907, le ministre de la Marine, M. Thom­son, répon­dant à M. Méric, rap­por­teur au Sénat de la loi pro­je­tée pour l’aug­men­ta­tion des pen­sions dites de demi-soldes, affir­mait que « d’a­près des cal­culs très sérieu­se­ment faits, le total des pré­lè­ve­ments faits par l’É­tat sur la Caisse des Inva­lides n’at­teint pas 436 mil­lions, mais bien 286 mil­lions, à d’heure où je vous parle, inté­rêts com­pris » [[ Jour­nal offi­ciel, n° du 22 jan­vier 1907, page 193, 2e colonne.]] .

Mais M. Thom­son affir­mait, sans plus, sans esquis­ser êmme le plus embryon­naire com­men­ce­ment de preuves, cette rela­tive modi­ci­té des­dits « pré­lè­ve­ments » (sic).

Par contre, M. Le Cour Grand­mai­son, qui, lui, après bien d’autres déjà, se basait sur des recherches et cal­culs que loya­le­ment il livrait à la publi­ci­té, trou­vait d’a­bord, en 1892, le chiffre de 200 ou 232 mil­lions [[ Réforme Sociale, année 1892, p. 744 (n° du 16 mai).]], au mini­mum, en capi­tal ; et en 1897, après nou­veau tra­vail, arri­vait à 295 [[Cité par M. Vic­tor Méric, séna­teur, dans son Rap­port fait nom de la Com­mis­sion de la Marine, sur le pro­jet de loi concer­nant les pen­sions dites de demi-soldes. N° 120. Sénat. Année 1908, Ses­sion ordi­naire. Annexe au pro­cès-ver­bal de la séance du 5 avril 1908. Paris, Mouillot, impri­meur du Sénat, in‑4°. Voir p. 9.]].

Enfin, asseyant, comme tous les autres cher­cheurs — à l’ex­cep­tion de M. Thom­son et du citoyen Jau­rès — ses affir­ma­tions sur des argu­ments et cal­culs loya­le­ment publiés, M. Cabart-Dan­ne­ville, dans un rap­port dépo­sé au Sénat le 17 novembre 1903, concluait à une sous­trac­tion totale, y com­pris les inté­rêts simples, de 434.604.669 francs, sans comp­ter toute une série de détour­ne­ments qu’il se borne à énu­mé­rer mais ne peut appré­cier en chiffres, faute de docu­men­ta­tion suffisante.

Et, remar­quez-le, M. Cabart-Dan­ne­ville, à part une très brève men­tion de détail rela­tive à la période de 1760 à 1772, ne cherche même pas à éva­luer les gas­pillages, escro­que­ries et détour­ne­ments innom­brables com­mis depuis les envi­rons de 1709 jus­qu’à la Révo­lu­tion ; il ne remonte qu’à l’an­née 1801 [[Col­lec­tion des Docu­ments par­le­men­taires, annexes aux pro­cès-ver­baux des séances. Sénat. Année 1903, pages. 528 à 542. Sur­tout pages 536 à 538.]].

Ces réserves faites, j’ex­pli­que­rai pour­quoi les conclu­sions de M. Cabart-Dan­ne­ville me semblent se rap­pro­cher de la « véri­té arith­mé­tique », sans y atteindre plei­ne­ment (ce qui, même pour la période seule envi­sa­gée par lui, est à peu près impos­sible). Mais, je crois devoir le dire dès à présent :

Il ne pou­vait pas du tout s’a­gir dans son rap­port ni dans mon pré­sent tra­vail de pré­ci­sion arith­mé­tique ; il ne s’a­gis­sait pas du tout d’é­va­luer avec une pré­ci­sion rigou­reuse ou à peu près rigou­reuse le mon­tant total des dila­pi­da­tions qui pou­vaient avoir été com­mises aux dépens de la Caisse.

Il s’a­gis­sait de savoir si, oui ou non, cette Caisse a été vic­time de détour­ne­ments très fré­quents et de total énorme.

Il s’a­gis­sait plus encore de savoir si, oui où non, les régimes et gou­ver­ne­ments les plus divers y ont com­mis des détournements.

Il s’a­gis­sait de conclure en consé­quence, pra­ti­que­ment, selon les résul­tats his­to­riques acquis au cours du tra­vail, soit en faveur de la capi­ta­li­sa­tion, dans l’ac­tuel pro­jet de loi sur les retraites ouvrières, au cas où ces résul­tats seraient de nature à ins­pi­rer confiance dans l’É­tat dépo­si­taire et notam­ment dans, a « l’É­tat moderne », — soit, au contraire, au cas où ces résul­tats seraient net­te­ment défa­vo­rables, de conclure contre la capi­ta­li­sa­tion et contre le pro­jet actuel au moyen d’une oppo­si­tion. achar­née par n’im­porte quels pro­cé­dés et méthodes.

[|* * * *|]

Mais avant de faire l’é­di­fiant his­to­rique de la Caisse, expli­quons ce qu’elle est, admi­nis­tra­ti­ve­ment, afin d’é­vi­ter des mal­en­ten­dus, par exemple par confu­sion avec les deux autres Caisses si étroi­te­ment connexes [[Pour ce para­graphe, voir notam­ment : Le cours Grand­mai­son, article cité de la Réforme Sociale, et Dal­loz, Petit Dic­tion­naire de droit, édi­tion de 1900, pages 534 à 535.]].

L’«Établissement » dit « des inva­lides de la Marine », tel qu’il à été consti­tué par des actes légis­la­tifs de 1720, 1782, 1792, et1795, com­prend trois ser­vices dis­tincts : Caisse des Prises, des Gens de Mer, des. Inva­lides, avec annexes dans les ports.

L’ad­mi­nis­tra­tion de cet éta­blis­se­ment, cen­tra­li­sée au minis­tère de la Marine, est pla­cée sous l’au­to­ri­té du Direc­teur de la Marine mar­chande. L’en­semble de la comp­ta­bi­li­té est diri­gé par le tré­so­rier géné­ral, rési­dant à Paris, qui a sous ses ordres des tré­so­riers des Inva­lides dans les prin­ci­paux « quar­tiers. mari­times » et de simples « pré­po­sés » dans les quar­tiers secondaires.

La caisse des prises reçoit en dépôt le pro­duit des prises faites par les bâti­ments de l’É­tat, jus­qu’à ce que la liqui­da­tion en soit par­ache­vée. Elle verse ensuite le mon­tant, par­tie dans la Caisse des Gens de mer, par­tie dans celle des Inva­lides. Fon­dée par acte du Comi­té de Salut public, du 5 août 1795, elle n’au­rait d’u­ti­li­té que durant une guerre mari­time. De plus et sur­tout, son impor­tance même éven­tuelle est réduite en d’é­normes pro­por­tions, depuis la Décla­ra­tion inter­na­tio­nale de 1856 (Paris, 16 avril) pro­cla­mant l’a­bo­li­tion de la guerre de course. Car les cor­saires ver­saient en pour­cen­tage des sommes consi­dé­rables à la Caisse.

La caisse des gens de mer reçoit et conserve pour les marins et pour leurs familles les sommes qui leur sont dues, les leur trans­met gra­tui­te­ment. Elle est char­gée aus­si, entre autres choses, de rece­voir les pro­duits des ventes d’é­paves et d’ob­jets pro­ve­nant des bris et nau­frages. Elle verse à la Caisse des Inva­lides des sommes venant de suc­ces­sions ou de ventes d’ef­fets de marins décé­dés quand elles n’ont pas été récla­mées dans un délai de trente ans.

La caisse des inva­lides pro­pre­ment dite, qui cen­tra­lise tous les fonds des­ti­nés, à peu près exclu­si­ve­ment désor­mais, aux ins­crits mari­times du com­merce et des pêches pour leurs retraites, a donc pour objet essen­tiel de don­ner des pen­sions inexac­te­ment dites « de demi-soldes », aux marins ou marins pêcheurs âgés ou inva­lides. Depuis le décret du 17 novembre 1885 elle n’a plus la charge des pen­sions civiles et mili­taires de la Marine et des Colonies.

Comme on va le voir et comme le dit M. Le Cour Grand­mai­son, c’est, en prin­cipe et par la for­ma­tion de ses anciens capi­taux, « une ton­tine per­pé­tuelle où depuis deux siècles des mil­lions de marins sont venus dépo­ser leur épargne et la léguer aux survivants ».

Mais le lec­teur ver­ra aus­si que l’é­pargne de ces mil­lions de marins a dis­pa­ru — et com­ment ! [[En atten­dant que je puisse don­ner sur ce sujet si peu et si mal connu un ouvrage com­plet autant que pos­sible, en par­tie, d’a­près des textes inédits, je m’en tiens for­cé­ment, pour le pré­sent article, à quelques-uns des innom­brables textes impri­més, me ser­vant en par­ti­cu­lier de trois écrits d’im­por­tance presque hors pair : le Valin, le livre de Cri­se­noy, le rap­port Cabart-Danneville.]]

I. — LES TROIS PREMIÈRES PHASES, 1670 À 1709

Rien pour les inscrits du commerce et premier gaspillage énorme, « avant la lettre »

« Louis XIV, rému­né­ra­teur trop magni­fique pour oublier ceux de ses sujets qui seraient estro­piés à son ser­vice, — en même temps qu’il assu­ra un asile à ses troupes de terre par la fon­da­tion du superbe Hôtel des Inva­lides, for­ma la réso­lu­tion de pour­voir tout de même au sou­la­ge­ment, des gens de mer qui seraient estro­piés au ser­vice de la Marine » de guerre. « En atten­dant, il régla par son ordon­nance du 15 avril 1670 qu’il leur fût payé deux écus par mois leur vie durant [[René-Josué VALIN, avo­cat et pro­cu­reur du roi au siège de l’a­mi­rau­té de La Rochelle : Nou­veau Com­men­taire sur l’Or­don­nance de la Marine du mois d’août 1681… Deux gros in‑4° ancien ; 1766, La Rochelle, chez Légier ; avec appro­ba­tion et pri­vi­lège. Voir sur­tout tome I, pages 721 à 744 ; et cf. tome II, pp. 371 à 390, 408, 436, 439, 630 à 632.]].»

Tel est le lan­gage adu­la­teur de René Valin, le célèbre com­men­ta­teur de l’Or­don­nance de la Marine de 1681, lan­gage natu­rel à son époque et d’un per­son­nage offi­ciel. Mais cer­taines réflexions s’imposent :

Deux écus par mois, soit 72 francs par an, pour la seconde moi­tié du XVIIe siècle, c’est beau­coup plus, pro­por­tion gar­dée, que les 204 francs dont « jouis­saient » récem­ment aux XIXe et XXe siècles, jus­qu’à la loi du 14 juillet 1908, tous les retrai­tés ins­crits mari­times du com­merce et des pêches qui tou­chaient seule­ment le mini­mum, et c’é­taient les 23 de ces retraités.

Tou­te­fois, S.M. Louis XIV n’a­vait rien pré­vu que pour la marine de guerre.

Et sur­tout le « superbe Hôtel des Inva­lides », des­ti­né à l’ar­mée de terre, était une de ces bâtisses fas­tueuses, chères au Roi-Soleil et très cher de revient au peuple. Dont jamais le « ren­de­ment » n’é­ga­la, — à beau­coup près ! —  les reve­nus de la pre­mière mise de fonds joints aux consi­dé­rables dépenses d’en­tre­tien du per­son­nel admi­nis­tra­tif, des construc­tions et du matériel.

Il y eut donc là un pre­mier gas­pillage indi­rect, « avant la lettre », pour ain­si dire, au détri­ment des pen­sion­nés ins­crits mari­times du Com­merce, — en même temps que gas­pillage direct au détri­ment des pen­sion­nés mili­taires marins et soldats.

Der­nière obser­va­tion. Comme l’on fait encore admi­rer dans toutes les écoles « l’ad­mi­rable fon­da­tion » de l’Hô­tel des Inva­lides, on fait admi­rer aus­si dans tous nos éta­blis­se­ments d’ins­truc­tion publique « l’i­dée géné­reuse, réa­li­sée pour la pre­mière fois par Louis XIV et Col­bert », de pen­sion­ner des marins inva­lides. Valin se garde, mal­gré son admi­ra­tion louan­geuse à l’ex­cès, d’a­van­cer pareil argu­ment, d’au­tant qu’il venait d’é­crire : « Le Com­men­ta­teur » Vin­nius « trouve qu’il serait juste que le mate­lot qui, en com­bat­tant pour la défense du navire, serait estro­pié de manière à ne pou­voir plus gagner sa vie, eût du pain assu­ré , pour le reste de ses jours, aux dépens du même navire et de la car­gai­son ; ce qu’il appuie de plu­sieurs auto­ri­tés aux­quelles on peut ajou­ter l’Or­don­nance de la Hanse Teu­to­nique, article 35, et l’a­vis de Loccenius ». 

D’ailleurs Val­lin ajoute : « Mais cette sur­charge serait capable de refroi­dir le com­merce mari­time et c’est de l’É­tat seul que l’on doit attendre des récom­penses de cette nature ». La pre­mière par­tie de la phrase et la qua­li­fi­ca­tion « récom­pense » portent bien la marque de l’époque !

Le 23 sep­tembre 1673, Règle­ment d’a­près lequel les ins­crits de la Marine de guerre estro­piés au ser­vice devaient être logés, nour­ris et entre­te­nus à vie dans deux hôpi­taux à construire à Roche­fort et à Tou­lon, — construc­tions aux­quelles il renon­ça ensuite, — et, pro­vi­soi­re­ment, reçus en d’autres hôpi­taux. Les mate­lots et sol­dats de marine demi-valides devaient rece­voir, en sus du salaire pro­por­tion­né à leur tra­vail, 4 livres 10 sols par mois. S’ils vou­laient se reti­rer, il leur était payé 3 années entières, soit, pour ces sol­dats et mate­lots, 163 livres. Les offi­ciers-mari­niers rece­vaient, bien enten­du, davantage.

Les fonds des­ti­nés à ces paie­ments, et éven­tuel­le­ment la construc­tion des hôpi­taux sus­dits, venaient-ils de l’É­tat ? Nul­le­ment. « Il était rete­nu 6 deniers pour livre sur les appoin­te­ments et solde de tous les offi­ciers-géné­raux de la Marine, offi­ciers par­ti­cu­liers des vais­seaux, et solde des équi­pages entre­te­nus au ser­vice de la Marine » de guerre.

Par Arrêt du Conseil d’É­tat royal, le 31 mars 1703, « les offi­ciers, mate­lots et volon­taires estro­piés sur les vais­seaux armés en course par les par­ti­cu­liers ne méri­tant pas moins de faveur que ceux en ser­vice sur les vais­seaux du Roi », il fut déci­dé qu’ils auraient droit à la demi-solde ; en 1706, on ajou­ta que les veuves des cor­saires tués an ser­vice rece­vraient « des récompenses ».

Pour ces nou­velles pen­sions, l’É­tat y met­tait-il du sien ? Non. C’é­tait payé par la rete­nue de 3 deniers pour livre sur le pro­duit net des prises ame­nées en Bre­tagne ou à Gran­ville (rete­nue déci­dée pré­cé­dem­ment en vue de rache­ter des mate­lots de ces pays, cap­tifs des Bar­ba­resques), et par une autre rete­nue de 3 deniers sur le pro­duit net de toutes les prises indistinctement.

II. — QUATRIÈME PHASE : DE 1709 À LA RÉVOLUTION

Admission à la pension, des inscrits du commerce, puis d’une partie des pécheurs. Gaspillages gouvernementaux dès le début.

Vers 1709, Louis X1V « vou­lut que les récom­penses et pen­sions s’é­ten­dissent non seule­ment aux offi­ciers inva­lides de ses vais­seaux et galères qui en seraient trou­vés dignes, mais encore aux inten­dants et autres offi­ciers de ses ports et arse­naux de marine. » Que la demi-solde accor­dée aux mate­lots et sol­dats de marine le fût aus­si aux ouvriers de la Marine de guerre deve­nus inva­lides, estro­piés ou non. « Et comme les offi­ciers, mate­lots et sol­dats inva­lides ou estro­piés au ser­vice des vais­seaux mar­chands équipes en guerre ou en mar­chan­dise servent éga­le­ment l’É­tat, il vou­lut aus­si qu’ils fussent admis à la même récom­pense de la demi-solde, qui fut réglée à la moi­tié de la plus haute solde qu’ils se trou­ve­raient avoir reçue dans le der­nier ser­vice qu’ils auraient rendu. »

Par qui furent payées les nou­velles pen­sions ? Tou­jours par les inté­res­sés exclu­si­ve­ment, sauf une faible contri­bu­tion per­son­nelle du roi à dater de 1721, et sauf l’exemp­tion de l’im­pôt de la capi­ta­tion à dater de la même année (de part de l’é­dit de juillet 1720). Voi­ci, en effet, le texte de Valin :

« Pour assu­rer un fonds suf­fi­sant, au lieu des 6 deniers pour livre rete­nus alors sur les pen­sions, gages et appoin­te­ments don­nés aux offi­ciers et aux équi­pages de la marine de guerre, il fut réglé à leur égard de la réduire à 4 deniers, — mais ces 4 deniers furent désor­mais levés sur toutes les pen­sions et gra­ti­fi­ca­tions, les appoin­te­ments, gages et soldes don­nés au corps de la marine de guerre et des galères, « soit dedans, soit dehors le royaume, sans dis­tinc­tion de temps, de rang ni de qua­li­té de ceux qui les rece­vaient, de même que sur la paye des ouvriers tra­vaillant dans les arse­naux de la marine et des galères ». De même encore sur les gages et appoin­te­ments des capi­taines, pilotes, offi­ciers-mari­niers et mate­lots ser­vant sur les navires mar­chands et gagés au mois ou au voyage. Pour ceux « à la part », rete­nue sur les mois qu’ils sont en mer, de : 20 sols par mois aux capi­taines, maîtres ou patrons ; 10 aux offi­ciers-mari­niers, et 5 aux matelots.

« Enfin, au lieu de 3 deniers déci­dés par l’ar­rêt de mars 1703, on leva 4 deniers pour livre sur le mon­tant de toutes les prises faites en temps de guerre.

« Telles sont les dis­po­si­tions des 4 pre­miers articles de l’é­dit de mai 1709, qui a for­mé ce que l’on a depuis appe­lé l’Éta­blis­se­ment royal des Inva­lides de la Marine… Mais on ne fut pas long­temps à recon­naître l’in­suf­fi­sance de ces fonds pour en acquit­ter les charges. Aus­si, par actes légis­la­tifs, dont le plus impor­tant est l’é­dit de juillet 1720, on prit les mesures sui­vantes, suc­ces­si­ve­ment, de 1712 à 1722 :

« Ver­ser dans la Caisse des Inva­lides « tous les deniers et effets appar­te­nant aux offi­ciers, mari­niers, mate­lots, pas­sa­gers et autres décé­dés en mer, qui n’au­raient pas été récla­més dans les deux années de l’ar­ri­vée des navires» ; réserve faite pour­tant du tiers reve­nant à l’A­mi­ral de France.

« Ver­ser dans cette Caisse « la solde, le dixième ou autre part d’in­té­rêt qui pour­rait appar­te­nir aux offi­ciers, mari­niers, mate­lots, volon­taires et autres (des bâti­ments armés en course) dont la récla­ma­tion n’au­rait pas été faite dans deux ans à comp­ter du jour de la liqui­da­tion de leur prise. Sans pré­ju­dice, tou­te­fois, du droit des récla­ma­teurs bien fon­dés après ces deux années. » (Sin­gu­lière réserve, nid à procès).

« À cette Caisse éga­le­ment la part reve­nant de droit au Roi dans les pro­duits des bris et nau­frages non récla­més en un cer­tain délai par des ayants droit par­ti­cu­liers. C’est la seule par­tie des res­sources de la Caisse qui ne fut pas pré­le­vée sur les inté­res­sés, sur les futurs pen­sion­nés eux-mêmes ; et elle est en véri­té bien maigre ! D’au­tant plus maigre que par­fois Sa Majes­té fai­sait cadeau de son droit sur les bris et nau­frages à tel ou tel per­son­nage influent à la Cour.

« Puis on por­ta de 4 à 6 deniers pour livre la somme à don­ner à la Caisse sur les gages et appoin­te­ments des capi­taines, offi­ciers-mari­niers et mate­lots employés par les négo­ciants, – ain­si que sur le mon­tant des prises par les cor­saires. Pour les équi­pages et offi­ciers, etc., au ser­vice du roi, on main­tint la rete­nue à 4 deniers, mais elle fut « éten­due aux hôpi­taux et pré­vô­tés de la marine — et géné­ra­le­ment à toutes les sommes employées en pen­sions, soldes, gages et appoin­te­ments dans les états de dépense concer­nant la marine. »

« On attri­bua aus­si à la Caisse les gages des mate­lots du com­merce déser­teurs, — et l’on n’a­bo­lit pas com­plè­te­ment cette attri­bu­tion, mal­gré les récla­ma­tions des arma­teurs. Par exemple, M. Bru­tails, archi­viste dépar­te­men­tal de la Gironde, rap­porte que la Chambre de Com­merce de Guyenne « ne ces­sa pas de récla­mer pour que le gou­ver­ne­ment reti­rât, la déci­sion» ; ceci notam­ment à la date du 6 juillet 1745 ; mais, ajoute M. Bru­tails, « cette déci­sion (de ne pas don­ner une part aux arma­teurs) avait pour but de pré­ve­nir les mau­vais trai­te­ments dont cer­tains capi­taines étaient, cou­tu­miers [[ Bru­tails, Inven­taire som­maire des archives dépar­te­men­tales anté­rieures à 1799. Gironde. Fonds de la Chambre de Com­merce de Guyenne, 1893, Bor­deaux, Gou­nouil­hou, in‑4°. Voir intro­duc­tion, p. xlvii.

En ce qui concerne les 6 deniers par livre, il faut savoir à quoi cela équi­va­lait : il y avait 12 deniers dans un sol et 20 sols dans une livre ; ain­si 1 denier valait 1240e de livre. Or, la « livre » d’au­tre­fois est esti­mée valoir moyen­ne­ment 0fr.99 de nos cen­times. La rete­nue était donc de 6240e x 0,99 = 0 fr. 02475 par franc ; cette rete­nue de 6 deniers par livre était ain­si du 2,475 p. 100.]].».

« En ce qui concerne le droit du dixième des prises par les cor­saires qui reve­nait, à l’A­mi­ral de France ce droit fût sup­pri­mé à per­pé­tui­té, par édit de sep­tembre 1758, en change d’une modeste rente annuelle de 150.000 livres ! Mais la Caisse en pro­fi­ta, les 6 deniers pour livre étant accrus ain­si d’un dixième sur chaque prise.

Le pré­lè­ve­ment des 6 deniers pour livre sur la part reve­nant aux arma­teurs dans la liqui­da­tion des prises faites par leurs navires res­pec­tifs, don­na lieu, de leur côté, à des criaille­ries aus­si nom­breuses au moins et aus­si bruyantes que celles sus­ci­tées par le ver­se­ment, à la Caisse des Inva­lides, des gages des mate­lots déser­teurs. Ain­si, dans un mémoire de 1748, puis dans une lettre, même année, à leurs confrères de Bayonne, puis dans un nou­veau mémoire de 1757, les arma­teurs de Nantes assurent — vai­ne­ment — que ces 6 deniers doivent être levés seule­ment « sur la part de l’é­qui­page qui, seul, jouit des avan­tages des Inva­lides [[André Peju, La Course à Nantes aux XVIIe et XVIIIe siècle, 1900, Paris, Rous­seau, in‑8. Voir pp. 265 – 266.]].»

Par contre, il semble bien que dès l’an­née 1713 les marins-pêcheurs navi­guant « à la part » — mais à l’ex­cep­tion des pêcheurs côtiers — furent admis à la pen­sion. L’É­dit de mars 1713, rap­porte Valin, avait accru de 4 à 6 deniers la rete­nue à lever sur les gages et, appoin­te­ments des gens de mer de la marine mar­chande, mais avait oublié ceux à la part. Une Décla­ra­tion du 23 juillet, même année, répa­ra cette omis­sion, aug­men­ta le pour­cen­tage à lever pur eux comme suit : 30 sols par mois sur les capi­taines, maîtres ou patrons, au lieu de 20 ; 15 sur les offi­ciers-mari­niers au lieu de 10 ; 7 sols 6 deniers sur les mate­lots au lieu de 5 sols. Cela, comme devant, pour les mois pas­sés à la mer.

Autre note impor­tante de Valin : « À dater de 1709, le pour­cen­tage à lever sur les prises le fut indis­tinc­te­ment sur celles faites par les arma­teurs par­ti­cu­liers et sur celles faites par les navires de d’É­tat. Aupa­ra­vant, c’é­tait seule­ment sur les cap­tures faites par les arma­teurs particuliers. »

Premiers gaspillages, énormes, et presque certainement pillages, de 1709 à 1725 environ

À peine la Caisse des Inva­lides était-elle fon­dée que déjà, le gou­ver­ne­ment com­men­çait à en dila­pi­der les res­sources, voire à les mettre au pillage. Valin lui-même le constate, à peu près explicitement :

« Il était, inté­res­sant que la régie de la Caisse fût faite avec exac­ti­tude et régu­la­ri­té, tant pour la recette que pour la dépense ». Le Roi créa donc, en 1709, trois offices, — exer­cés par deux offi­ciers, — de Tré­so­riers géné­raux des Inva­lides ; deux Contrô­leurs géné­raux de ces Tré­so­riers ; des Tré­so­riers par­ti­cu­liers dans tous les ports où il y avait des sièges d’a­mi­rau­té ; et des offices de Contrô­leurs de ces Tré­so­riers particuliers.

On eût pu trou­ver que déjà ces der­niers Contrô­leurs étaient fort inutiles. Mais il y eut « créa­tion, par l’É­dit de décembre 1712, en cha­cun siège d’a­mi­rau­té, d’un office de Com­mis­saire Rece­veur, garde dépo­si­taire des vais­seaux et bâti­ments des prises qui se feraient en mer et de ceux qui échoue­raient ou feraient nau­frage ; ensemble des soldes, parts de prises, por­tions d’in­té­rêt et effets appar­te­nant aux offi­ciers-mari­niers, mate­lots et autres. » Notez qu’il y à près d’une cin­quan­taine de sièges d’a­mi­rau­té ; l’É­dit de décembre 1712 avait ain­si créé une cin­quan­taine d’of­fices inutiles.

« Enfin, par l’É­dit de mars 1713, créa­tion encore d’un office de Conseiller du Roi, Com­mis­saire géné­ral rési­dant à Paris, et de 10 offices de Conseillers Com­mis­saires pro­vin­ciaux des inva­lides de la Marine. »

Et c’est tou­jours Valin qui ajoute : « Tous ces offices, comme à charge à l’É­tat, furent sup­pri­més par autres édits d’a­vril et octobre 1716, les­quels… ordon­nèrent que la recette et dépense de tous les reve­nus des dits Inva­lides serait faite, à l’a­ve­nir, par ceux que le Roi com­met­trait à cet effet. Depuis ce temps là, la régie n’en a plus été faite, effec­ti­ve­ment, que par com­mis­sion du Roi » et très sim­pli­fiée, en confor­mi­té avec l’É­dit de juillet 1720 [[ Valin, ouvrage cité, t. 1, p. 726.]].

Mais com­plé­tons les ren­sei­gne­ments sur les gas­pillages entre­vus par le texte de Valin :

En mai 1709, écrit M. de Cri­se­noy, les opé­ra­tions de la Caisse des Inva­lides furent éten­dues à la marine mar­chande. On s’é­tonne qu’a une époque de si pro­fonde détresse on ait son­gé à prendre une sem­blable mesure. C’est pour­tant cette détresse elle-même, bien plus que la pré­oc­cu­pa­tion de sou­la­ger les marins, qui la pro­vo­qua.

« À cette époque le Tré­sor public, épui­sé, ne vivait que d’ex­pé­dients. L’ex­ten­sion des opé­ra­tions de la Caisse de Inva­lides devait don­ner lieu et don­na lieu, en effet, à la créa­tion d’un grand nombre de charges de com­mis­saires, de tré­so­riers et de contrô­leurs, dont les finances furent déli­vrées au Ministre de la Marine en compte sur les fonds alloués à son maigre bud­get et à la charge, pour lui, de les vendre.

« Les vais­seaux cou­laient l’un après l’autre dans le port de Tou­lon, faute d’argent pour les faire caréner.

« Aus­si Pont­char­train ne se mon­trait-il pas dif­fi­cile dans le choix des acqué­reurs des charges. M. Brun, com­mis­saire géné­ral actuel de la Marine, cite, dans son his­toire de Tou­lon, ce fait carac­té­ris­tique qu’une veuve se trou­va à la fois en pos­ses­sion de l’of­fice de tré­so­rier et de contrô­leur de la marine, dans les ami­rau­tés de Mar­tigues, de Nar­bonne et de Cette [[De Cri­se­noy, ouvrage cité, pp. 80 – 81.]].»

C’est qu’en effet le ministre Pont­char­train, qui fut au Contrôle géné­ral des Finances de 1690 à 1699, put reti­rer seule­ment 795 mil­lions des reve­nus ordi­naires du royaume, tan­dis que la guerre por­ta les dépenses à 1.580 mili­tions [[Ad. Vui­try, Le désordre des finances et les excès de la spé­cu­la­tion à la fin du règne de Louis XIV et au com­men­ce­ment du règne de Louis XV. 1885, Paris, Cal­mann-Lévy, in-12. Voir pp. 13 – 14. Livre des plus inté­res­sants, très for­te­ment docu­men­té.]]. Dans cette extré­mi­té, « une de ses prin­ci­pales res­sources fut la créa­tion d’of­fices, la plu­part inutiles…, mine inépui­sable, à l’en­tendre, ce qui lui fai­sait dire au roi : « Toutes les fois que Votre Majes­té crée un office, Dieu crée un sot pour l’a­che­ter [[Ce mot célèbre est cité par M. Vui­try d’a­près le curieux ouvrage de Mon­tyon, Par­ti­cu­la­ri­tés sur les ministres des finances depuis 1660, publié en 1812. Vui­try, p. 14, en note.]].».

Peut-être ne dis­con­vient-il pas, du reste, au sujet de la veuve si bien pour­vue dont il est par­lé ci-des­sus, de sup­po­ser qu’elle était amie intime de quelque par­le­men­taire — par­don ! je vou­lais dire : cour­ti­san ou « trai­tant » — de forte influence.

Ils étaient recher­chés, la offices nou­veaux, au point que Charles Renouard, dans son Trai­té des bre­vets d’in­ven­tion (1825), a pu éva­luer à 40.000 le nombre de ceux créés de 1691 à 1709 [[Vui­try, ouvrage cité, p. 64, en note.]]. D’au­tant plus recher­chés que non seule­ment ils satis­fai­saient des vani­tés, mais qu’ils com­por­taient presque tou­jours des exemp­tions de charges fis­cales, par­fois don­naient accès à la noblesse, étaient sou­vent héré­di­taires, et per­met­taient, avec pas mal d’in­trigue et fort peu de scru­pules, de réa­li­ser de bonnes petites et même de grosses affaires.

Le roi recon­naît lui-même, édit d’août 1705, « qu’il a créé dif­fé­rents offices… pour s’en pro­cu­rer le débit avec faci­li­té» ; que « les plus riches habi­tants des paroisses les ayant acquis, le nombre des exempts et pri­vi­lé­giés est tel­le­ment mul­ti­plié qu’à peine reste-t-il un nombre suf­fi­sant de contri­buables pour por­ter les charges » fis­cales [[Vui­try, ouvrage cité p. 77, d’a­près la Col­lec­tion Isam­bert, XX, 473.]].

En effet, la débâcle finan­cière, com­men­cée avant Pont­char­train, ne fit que s’ag­gra­ver après lui, le monarque conti­nuant son imbé­cile poli­tique guer­rière et autres erre­ments funestes. De 1689 à 1693, l’É­tat emprunte d’a­bord à 5,55 p.100, puis à 7,15 p.100, enfin à 8,33 p.100. En 1700, il retrouve un peu d’argent à 5, mais doit bien­tôt payer 6,25, et 7,15, et 8,33 p.100 [[Vui­try, ouvrage cité, pp. 32 à. 34.]].

Pour remé­dier à l’é­tat du Tré­sor public, le suc­ces­seur de Pont­char­train, Des­ma­retz, « tient un autre moyen en réserve, la ban­que­route. Il n’hé­site pas à le recom­man­der au roi, en 1715… On sus­pen­dra le paie­ment des ordon­nances dues aux tré­so­riers de l’ex­tra­or­di­naire des guerres, de la marine, des galères, pour les exa­mi­ner et les réduire » [[ His­toire de France jus­qu’à la Révo­lu­tion, publiée sous la direc­tion de M. Lavisse. En cours de publi­ca­tion, in‑8, chez Hachette, t. VIII, pre­mière par­tie, p. 198.]].

C’est encore moi qui sou­ligne, afin de bien faire res­sor­tir ce fait his­to­rique à peu près incon­nu, que dès la créa­tion même de la Caisse des Inva­lides de la Marine, en plein XVIIe siècle, cette Caisse subit de façon lamen­table le contre-coup des misères et des mal­hon­nê­te­tés finan­cières, des stu­pi­di­tés poli­tiques, des tares de l’é­tat social ; que cette Caisse en souffre à la fois de manière directe et de manière indirecte.

Nou­velles preuves.

« Déjà en 1715, on est en pleine ban­que­route » et l’É­tat doit plus de deux mil­liards.… À tous moments, avec tout le monde, il manque aux plus simples règles de la bonne foi. Sa mal­hon­nê­te­té, son impré­voyance, sa pro­di­ga­li­té sont grandes, pour la monar­chie » et, — ce qui nous importe davan­tage ! — pour le peuple [[Même ouvrage, endroit cité, p. 199.]].

On essaya bien le coup tra­di­tion­nel de la royau­té, les « varia­tions des espèces », c’est-à-dire en bon fran­çais, de la fausse mon­naie (sys­tème, qui prit fin seule­ment en 1726). Mais cela ne ren­dit pas beau­coup : « Toutes les mesures extra­or­di­naires à l’é­gard de la mon­naie fai­saient peur aux com­mer­çants. À la fin de chaque période de dimi­nu­tion, dans l’es­poir d’une hausse pro­chaine, les créan­ciers ne vou­laient pas rece­voir le mon­tant de leurs créances. » Et des étran­gers pro­fi­taient des varia­tions et de notre besoin de cré­dit pour faire pas­ser nos métaux pré­cieux hors de France. Quant au papier, aux billets de mon­naie, ils étaient dis­cré­di­tés [[Même ouvrage, endroit cité, p. 211.]].

Et toute l’in­dus­trie, tout le com­merce souf­fraient à un degré extrême ; entre autres faits, notons que, « à la fin du XVIIe siècle, les pêches sont en déca­dence ; il ne part plus pour Terre-Neuve que 150 bâti­ments au maxi­mum, au lieu de 300. Dun­kerque n’en­voie plus que 12 bateaux à Ta pêche de la morue et 12 à celle du hareng, au lieu des cen­taines d’au­tre­fois. Il en est de même, plus ou moins, des autres ports.

« Les guerres empêchent les sor­ties régu­lières, sur­tout des Diep­pois, qui vont cher­cher le hareng jusque sur les côtes anglaises d’Yar­mouth ; des Dun­ker­quois, des Malouins, des Nan­tais, etc., qui se rendent « à Terre-Neuve et Islande ». Puis les droits sur le pois­son sont éle­vés et nom­breux, les for­ma­li­tés des bureaux très gênantes… Ensuite, ce sont les arme­ments coû­teux, la cher­té des den­rées, du pain, du sel ser­vant à saler le pois­son ; à Nantes, au lieu de 18 à 20 livres le quin­tal, il vaut, en 1698, jus­qu’à 50 livres [[Même His­toire de France, par­tie citée. pp. 245 – 246.]].»

On com­prend qu’en de telles condi­tions, le pour­cen­tage à ver­ser par les équi­pages « à la part » — moru­tiers et haren­guiers — dans la Caisse des Inva­lides, sur leurs gains, ne tom­bait pas dru dans cette Caisse ! Il n’y avait pas vol de la part de l’É­tat, non, mais il y avait, par sa faute bien entière, exclu­sive et très directe, un constant détour­ne­ment de fonds, consi­dé­rable, chaque année, par manque à gagner pour la Caisse ; sur­tout mais pas seule­ment en ce qui concerne les ver­se­ments des pêcheurs.

Durant toute la fin du règne de Louis XIV, à dater de la mort de Col­bert, « la ges­tion des finances de l’É­tat, c’est l’his­toire d’un par­ti­cu­lier, né riche, qui… en arrive aux escro­que­ries et finit par la ban­que­route » [[Même His­toire de France, par­tie citée, p. 477.]].

Ce juge­ment tout récent est expli­qué par exemple par ces lignes de Saint-Simon, le célèbre auteur des Mémoires : « Les paie­ments les plus invio­lables com­men­cèrent à s’al­té­rer… Tout ren­ché­rit au delà du croyable, tan­dis qu’il ne res­tait plus de quoi ache­ter au meilleur mar­ché… Grand nombre de gens qui, les années pré­cé­dentes, sou­la­geaient les pauvres, se trou­vèrent réduits à sub­sis­ter à grand’-peine, et beau­coup à rece­voir l’au­mône en secret [[ Mémoires de Saint-Simon, VI, 313, Cité par Vui­try, ouvrage indi­qué, p. 37.]].»

Les pré­ten­dus pen­sion­nés de la marine, du moins les subal­ternes, ne rece­vaient donc pas même l’au­mône, eux. Quant à rece­voir leur pen­sion, il n’y fal­lait pas comp­ter. C’est un vul­gaire « bluff », de la part de tous les his­to­riens offi­ciels et offi­cieux, d’a­voir ser­vi à tant de géné­ra­tions d’é­co­liers, comme étant de l’his­toire vraie, la légende de Louis XIV pen­sion­nant les marins. La véri­té, M. de Cri­se­noy la donne, à cet égard, à la fois pour la fin du règne de ce roi et pour les débuts de celui de son suc­ces­seur, aus­si­tôt après avoir par­lé des agis­se­ments, de Pontchartrain :

« L’É­tat, ne payait alors ni ses offi­ciers ni ses marins, dont un grand nombre étaient réduits (les der­niers, du moins), à men­dier leur vie, même dans les ports mili­taires. Il n’y avait donc pas de rete­nue pos­sible, sur des appoin­te­ments qui n’é­taient pas payés, et l’ex­ten­sion aux équi­pages des navires de com­merce, des pré­lè­ve­ments au pro­fit des inva­lides était assu­ré­ment, avec les rete­nues sur les prises, le seuil moyen d’y intro­duire quelques fonds [[De Cri­se­noy, ouvrage cité, p. 81.]].» Mais, nous l’a­vons vu, et pour­quoi ! le moyen ne réus­sit que du côté prises, à cette époque de guerres de course. Encore n’est-il pas cer­tain qu’il n’y ait pas eu des vire­ments, voire des détour­ne­ments opé­rés sur les sommes ver­sées de ce chef dans ladite Caisse ; d’a­près tout ce qui pré­cède, il n’y a pas le moindre abus à le sup­po­ser, — mais on l’ab­sence de preuves for­melles, impos­sible d’affirmer.

Résu­mons ce qui est bien acquis sur l’his­toire de la Caisse vers la fin du règne de Louis XIV et les débuts de celui de Louis XV :

  1. L’É­ta­blis­se­ment des Inva­lides de la Marine ne fut pas du tout fon­dé par esprit de jus­tice, pas même par esprit, d’hu­ma­ni­té, mais : 
    1. en par­tie pour atti­rer et rete­nir au ser­vice de l’É­tat, acces­soi­re­ment à celui de la marine mar­chande, le plus pos­sible de marins, atten­du que le sys­tème des « classes », de « l’Ins­crip­tion mari­time », fon­dé par Col­bert, ne four­nis­sait pas assez d’hommes, qu’il fal­lait recou­rir inces­sam­ment, en ce temps de conti­nuelles guerres mari­times, au, pro­cé­dé mal­en­con­treux de « la presse » pour com­plé­ter les équi­pages de la flotte ; atten­du aus­si que rete­nant des marins au ser­vice de l’É­tat, on les rete­nait ain­si à celui des cor­saires, et de même à celui de la marine du com­merce et des pêches ;
    2. en par­tie — et plus encore, car là le besoin était criant d’ur­gence — pour créer des res­sources bud­gé­taires fac­tices, à défaut des res­sources nor­males deve­nues insuf­fi­santes ; cela au moyen de la vente d’un nombre consi­dé­rable d’of­fices des ser­vices maritimes ;
  2. Par suite de l’é­tat d’ef­fon­dre­ment des finances publiques, des déchets énormes dans les recettes cher­chées par tous les moyens, par suite des guerres conti­nuées mal­gré cette débâcle finan­cière, des atteintes à l’in­dus­trie et au com­merce, etc., l’im­mense majo­ri­té des pen­sion­nés éven­tuels de la marine et des pêches n’ob­tinrent qu’a­vec retards une faible par­tie de leurs pen­sions ou n’ob­tinrent rien du tout ;
  3. Pour­tant ils avaient ver­sé à la Caisse, peu du côté marine mar­chande et pêches, vu le marasme de ces indus­tries, mais beau­coup du côté prises de mer, notam­ment par les cor­saires innom­brables qu’ar­maient des par­ti­cu­liers, durant cette période du règne de rouis XIV qui va de 1709 à 1715. Donc il y eut dès lors un fonds consti­tué pour la plus grosse par­tie de beau­coup par les ver­se­ments de marins et pêcheurs subal­ternes, par des pro­lé­taires, comme nous disons aujourd’hui ;
  4. Y eut-il donc vol par l’É­tat ou ses agents ? S’il y eut vol, au sens juri­dique du terme, il n’y en a aucune preuve ; et, à le sup­po­ser, les « vols » durent être peu nom­breux et peu impor­tants. Mais il y eut bien : 
    1. gas­pillage de res­sources qui auraient dû être d’au­tant plus sacrées que l’É­tat avait solen­nel­le­ment pro­mis et annon­cé, avec grand appa­rat et fra­cas, à une par­tie très inté­res­sante des classes popu­laires, des pen­sions pour la vieillesse et l’in­fir­mi­té ; que les res­sources spé­cia­le­ment affec­tées à la Caisse des Inva­lides étaient pré­le­vées sur les inté­res­sés eux-mêmes ; que si l’É­tat n’a­vait pas gâché en véri­table escroc et ban­que­rou­tier frau­du­leux (termes employés par l’His­toire de France de M. Lavisse) les res­sources géné­rales de la nation, celles de ladite Caisse auraient été incom­pa­ra­ble­ment plus fortes.
    2. escro­que­rie : il n’y eut pas escro­que­rie au sens que les tri­bu­naux donnent à l’ex­pres­sion, assu­ré­ment, mais escro­que­rie détour­née, par abus de confiance — ce qui la rend plus condam­nable. En effet, l’É­tat pro­met­tait aux marins des pen­sions au moyen d’un orga­nisme nou­veau qu’en réa­li­té il des­ti­nait d’a­vance à une assez mal­propre opé­ra­tion de ventes d’of­fices, d’of­fices inutiles et même très nui­sibles à la nation en géné­ral et aux marins en particulier ;
  5. Est-il pos­sible d’é­va­luer, approxi­ma­ti­ve­ment, la perte, subie ain­si, durant la période en ques­tion, par les ins­crits mari­times ? Non, pas dans l’é­tat actuel de la docu­men­ta­tion his­to­rique, et, pour cette période, ce sera tou­jours impos­sible, parce qu’il s’a­git de « manque à gagner », pour la Caisse des Inva­lides ; que les éva­lua­tions sont extrê­me­ment dif­fi­ciles et sujettes à varier en des pro­por­tions consi­dé­rables. Mais on peut affir­mer que ce « manque à gagner » fut rela­ti­ve­ment énorme, pour une période en somme très courte ;
  6. Était-il pos­sible aux ministres d’a­lors de réagir contre les habi­tudes prises par le roi et ses favo­ris civils et mili­taires ? M. Vui­try répond à cette ques­tion : « Ni Pon­char­train ni Cha­mil­lard ne man­quaient de bon sens et de pro­bi­té (il en four­nit, des preuves); mais leur situa­tion était fatale. Ils subis­saient la pres­sion des évé­ne­ments sans pou­voir l’at­té­nuer et sans que les mœurs publiques du temps vinssent leur prê­ter quelque appui ; cette pres­sion ter­rible qui les écra­sait avait quelque chose du des­tin antique [[Vui­try, ouvrage. cité, p. 97.]].»

Voi­là une consta­ta­tion his­to­rique valable — sauf par­fois sur ce qui est de l’hon­nê­te­té des ministres — pour bien des pays et bien des époques ! Depuis le XVIIe siècle il s’est créé, il est vrai, un orga­nisme social nou­veau, même deux : ce qu’il est conve­nu d’ap­pe­ler « l’o­pi­nion publique » et la « puis­sance de la presse quo­ti­dienne ». Mais si la seconde est faus­sée elle fausse la pre­mière. Je n’in­siste pas en ce moment, je revien­drai là-dessus.

L’ère du vol en permanence, 1744 à 1789

La Caisse des Inva­lides de la Marine se rem­plit, bien gérée, durant le minis­tère de Fleu­ry, période de tran­quilli­té à l’ex­té­rieur comme à l’in­té­rieur, période de pros­pé­ri­té com­mer­ciale. Assu­ré­ment fort peu de ver­se­ments pour prises en mer, mais sans cesse et par quan­ti­tés fort grosses, pour­cen­tages sur les gains des marins et employés de tout genre et de tout grade de la flotte de l’é­tat ; sur ceux, bien davan­tage encore, des marins de tout grade des flottes mar­chandes et des pêches ; régu­liè­re­ment sur ceux des employés civils de toutes les admi­nis­tra­tions rat­ta­chées à la Marine.

Mais à dater de 1744, — c’est la mise au pillage en règle, en même temps qu’un désordre et un gas­pillage effré­nés. Et bien que la guerre de course reprenne, la Caisse des Inva­lides est bien­tôt en lamen­table état. Un petit nombre de textes fort courts don­ne­ront une idée de l’é­tat de choses.

Je reprends d’a­bord mon Valin ; son « mot de la fin » sur l’his­toire de la Caisse est édi­fiant, sur­tout venant de lui, monar­chiste res­pec­tueux jus­qu’au féti­chisme, et, comme l’on dit de nos jours, « éta­tiste » jus­qu’aux moelles. 

« L’u­ti­li­té d’un si bel éta­blis­se­ment ne lais­se­rait rien à dési­rer, si les pen­sions et gra­ti­fi­ca­tions, trop mul­ti­pliées, peut-être, ou trop gra­tuites, en géné­ral, ne pre­naient pas tant sur des fonds des­ti­nés sin­gu­liè­re­ment (spé­cia­le­ment, exclu­si­ve­ment) à la sub­sis­tance des pauvres mal­heu­reux, qui, hors d’é­tat de gagner leur vie, par suite de leurs bles­sures et infir­mi­tés, consé­quences d’un ser­vice éga­le­ment long, dur et pénible, n’ont de res­sources que dans la demi-solde, déjà trop res­ser­rée ; – si l’on avait un peu plus d’é­gard aux inva­lides, deve­nus tels au ser­vice des vais­seaux mar­chands armés en mar­chan­dises ou en course, puis­qu’en­fin leur ser­vice a été éga­le­ment utile l’É­tat et qu’au moyen de la rete­nue qu’ils ont souf­ferte, des six deniers par livre de leurs gages ils ont contri­bué avec les autres à faire le fonds de cette même demi-solde [[Valin, ouvrage cité, t. I p. 744.]].»

À peu près un siècle plus tard, un his­to­rien de l’Ins­crip­tion mari­time que j’ai déjà cité, M. de Cri­se­noy, écrivait :

« Le fonc­tion­ne­ment régu­lier des rouages admi­nis­tra­tifs de la Caisse à dater de 1720 n’empêcha pas d’employer une notable par­tie des fonds pré­le­vés sur les marins, à ser­vir des pen­sions consi­dé­rables, attei­gnant par­fois 6.000 et 10.000 livres (en valeur actuelle, envi­ron 18.000 à 30.000 francs), à des per­sonnes étran­gères à la marine, voire à des cour­ti­sans n’ayant d’autre titre à ces lar­gesses que la faveur du roi.

« Ces grâces avaient obé­ré la Caisse, dit l’ex­po­sé de la Com­mis­sion d’en­quête de 1831 ; et en rai­son de son extrême pénu­rie, il avait fal­lu ajour­ner les conces­sions de demi-soldes sol­li­ci­tées par beau­coup de vieux marins dans la misère et qui pour­tant y avaient droit. Un arrêt, du Conseil d’É­tat du roi, du 28 février 1772, répri­ma en par­ti les abus, en inter­di­sant d’ac­cor­der sur la Caisse des Inva­lides des pen­sions excé­dant 1.000 livres (maxi­mum qui fut réta­bli à 600 livres en 1791), et en ordon­nant que, dans le cas d’in­suf­fi­sance des res­sources, le paie­ment des demi-soldes acquises aux mate­lots pri­mât toutes les autres assi­gna­tions sur la Caisse.

« Mais des abus d’une autre espèce avaient éga­le­ment contri­bué à y faire le vide. Le tré­sor public, tou­jours obé­ré, avait ces­sé, pen­dant les guerres de 1744 à 1756, d’o­pé­rer le ver­se­ment des pré­lè­ve­ments sur les dépenses de la Marine ; et il y pui­sait, au contraire, sous forme d’emprunts, les fonds pro­ve­nant des rete­nues per­çues sur les prises et sur les salaires des marins du com­merce [[De Cri­se­noy, ouvrage cité, p. 82.]].»

M. Mau­rice Loir est arri­vé au même résul­tat his­to­rique : « Les doléances que le ministre rece­vait des Inten­dants sur l’im­pos­si­bi­li­té de régler les salaires des marins en acti­vi­té, lui étaient répé­tées à pro­pos des pen­sions de retraite. Toutes les Caisses se res­sen­taient de l’é­tat déplo­rable des finances. Même en pleine paix, les pauvres demi-sol­diers ou inva­lides étaient arrié­rés de trois, ou quatre semestres [[Mau­rice Loir, lieu­te­nant de vais­seau : La Marine royale en 1789, in-12, Paris, Colin, (1892). Voir p. 139.]].»

Et si l’on se reporte aux textes de l’é­poque même, on y trouve des preuves à l’ap­pui, en pre­nant presque au hasard. Ouvrons par exemple l’In­ven­taire des Archives de l’Ins­crip­tion mari­time de Mar­seille [[1888, Paris, Bau­doin, in‑8, pp. 129 – 130.]]; on y trouve, à la date du 16 décembre 1758, cet ordre envoyé par la Cour de Vers­sailles : Sus­pendre le paie­ment des pen­sions sur les fonds des Inva­lides, jus­qu’à ce que les demi-soldes aient pu être payées. » Ce qui témoigne à la fois qu’il y avait tou­jours des pen­sions indû­ment, payées sur la Caisse des Inva­lides à des per­sonnes n’ap­par­te­nant nul­le­ment à la Marine ; que l’on avait du moins l’in­ten­tion de les faire attendre jus­qu’a­près paie­ment des demi-soldes ; et que le règle­ment de celles-ci, était bien en retard.

Même page, dans le même Inven­taire, autre men­tion plus grave : « Défaut de fonds pour le paie­ment des inva­lides de la marine, pour 1758 » (Lettre de la Cour à la date du 24 mars).

Aus­si n’est-on pas sur­pris d’ap­prendre, si l’on ne connais­sait pas déjà le fait, la nou­velle ban­que­route gou­ver­ne­men­tale : « Le 21 octobre 1759, le Contrô­leur géné­ral des Finances, alors M. de Sil­houette, annon­ça qu’il sus­pen­dait pour un an tout rem­bour­se­ment de capi­taux au Tré­sor royal, qu’il ne paie­rait plus ni les man­dats de paie­ment des rece­veurs géné­raux, ni les lettres de change tirées des colo­nies [[ His­toire de France, sous la direc­tion de M. Lavisse. Déjà citée, tome indi­qué, seconde par­tie, p. 365.]]»; etc., etc.

M. de Cri­se­noy affirme, il est vrai, « qu’en 1766 toutes les sommes pré­le­vées de 1746 à 1756 furent rem­bour­sées à la Caisse des Inva­lides, en effets sur l’É­tat pro­dui­sant inté­rêt à 5 p.100, et qu’elles s’a­jou­tèrent au pre­mier pla­ce­ment opé­ré en 1713 sur les aides et gabelles de Paris. » En 1778, une Ordon­nance royale, réglant d’a­près une nou­velle base le par­tage des prises faites par les bâti­ments de guerre, attri­bua à la Caisse le tiers de la valeur des navires mar­chands cap­tu­rés. Les deux autres tiers, ain­si que la tota­li­té de la valeur des bâti­ments de guerre et des cor­saires, étaient inté­gra­le­ment aban­don­né aux équi­pages cap­teurs. » Et à ce pro­pos, l’au­teur remarque justement:»Le pré­lè­ve­ment ne se fai­sait donc pas aux dépens du Tré­sor public, mais bien sur des sommes appar­te­nant aux gens de mer. » Tou­jours point de cadeau de l’É­tat, mal­gré je ne sais quelle légende savam­ment entre­te­nue jus­qu’au ving­tième siècle inclus.

« À par­tir de 1784 ; ajoute M. de Cri­se­noy ; on s’oc­cu­pa de nou­veau de régu­la­ri­ser les créances de la Caisse des Inva­lides de l’É­tat, et celle-ci se trou­vait en 1791 pro­prié­taire de 1.386.522 francs de rente. Les spo­lia­tions au détri­ment des marins se trans­for­mèrent ain­si en élé­ments de richesse et de pros­pé­ri­té pour l’a­ve­nir [[De Cri­se­noy, ouvrage cité, pp. 82 – 83.]].»

Exa­mi­nons ce que peut valoir ce pas­sage opti­miste de l’auteur.

Premières preuves

On sait que tous les gou­ver­ne­ments ont une habi­le­té sur­pre­nante pour jon­gler avec les chiffres et avec les ren­sei­gne­ments sur les­quels ils pré­tendent appuyer leurs chiffres, toutes les fois qu’ils ont à rendre des comptes embar­ras­sants. Et les très rares per­sonnes ayant fait des recherches sur l’his­toire de la Caisse des Inva­lides de la Marine savent à quel point des gou­ver­ne­ments divers s’ef­for­cèrent de « mettre dedans » les com­mis­saires enquê­teurs char­gés de recherches sur cette his­toire. Je cite­rai plus loin à cet égard un docu­ment – des plus offi­ciels – dont je recom­man­de­rai aux cama­rades la lec­ture et le com­men­taire très par­ti­cu­liè­re­ment attentif.

Mais voi­ci déjà quelques textes ten­dant à bien mon­trer quelles illu­sions se fai­saient M. de Cri­se­noy quant aux pré­ten­dus rem­bour­se­ments de sommes « emprun­tées » à la Caisse.

J’ai consta­té la nou­velle ban­que­route de l’É­tat à l’é­poque du Contrô­leur géné­ral des finances Sil­houette. Eh bien, cette ban­que­route se conti­nue avec le Contrô­leur géné­ral Ter­ray, jus­qu’en 1774.

Lors­qu’il entra en fonc­tion, « le défi­cit pré­vu pour 1770 était de 63 mil­lions ; la dette arrié­rée exi­gible de 110 mil­lions ; les « anti­ci­pa­tions » de 1769 s’é­le­vaient à 153 mil­lions. Ter­ray conti­nua d’a­li­men­ter l’É­tat par des expé­dients [[ His­toire de France, sous la direc­tion de M. Lavisse, déjà cité, tome et par­tie indi­quée, p. 412 – 413.]].»

Aus­si, à son arri­vé » au minis­tère, Tur­got, en 1774, constate « avec indi­gna­tion » que les « pensions…étaient arrié­rées de trois ou quatre ans ; il déci­da même que, pour secou­rir les plus mal­heu­reux, il serait payé sans délai deux années à la fois de pen­sions de 400 livres et au-des­sous. » Mais Tur­got ne res­ta pas long­temps au minis­tère [[ His­toire géné­rale du IVe siècle à nos jours ; publiée sour la direc­tion de MM. Lavisse et Ram­baud, Paris, Colin, in‑8, t. VII, p. 611.]].

Un peu après, « à la détresse du Tré­sor public, qui ne par­ve­nait pas à payer la solde ni les retraites des mate­lots, ni le compte des four­nis­seurs, s’a­jou­tèrent le désordre et l’in­ca­pa­ci­té admi­nis­tra­tive des offi­ciers » de la marine de guerre. « En se croyant propres à tout, en sor­tant de leur com­pé­tence, il s’ex­po­saient à détra­quer cet orga­nisme déli­cat et com­pli­qué de la marine, la plus arti­fi­cielle des puis­sances [[Même ouvrage, même vol., p. 636.]]»

Voi­là pour la période du minis­tère de Cas­tries, 1780 à 1788. Et M. de Cas­tries lui-même écri­vait à ses inten­dants ; le 14 jan­vier 1785 : « En m’oc­cu­pant, Mes­sieurs, des moyens de fixer les dépenses de la marine, j’ai remar­qué que les Bureaux ne pou­vaient m’en don­ner aucun pour connaître celle de la construc­tion, du grée­ment et de l’ar­me­ment des vais­seaux, fré­gates et autres bâti­ments du roi, ni celles des grands et petits radoubs. »

M. Loir, après cette cita­tion, ajoute : « Si l’on, ignore tant de choses dans les Bureaux du ministre com­ment s’é­ton­ner que les pré­vi­sions bud­gé­taires soient au-des­sous des besoins réels ? Com­ment, par suite, s’é­ton­ner qu’au 1erW jan­vier 1790 il reste dû sur les exer­cices anté­rieurs une somme d’en­vi­ron 50 mil­lions de livres ? [[Loir, ouvrage cité, pp 278 – 279.]]»

Le mal était déjà tel vers 1753, que, cette année-là, l’in­ten­dant de la marine de Tou­lon, « man­quant du néces­saire pour armer deux che­becs (petits navires), crut devoir emprun­ter une somme à son domes­tique!! [[Loir, même ouvrage, p. 228.]]»

Le résul­tat for­cé de cette situa­tion était la majo­ra­tion des prix de den­rées et matières à livrer à la marine ; de sorte que le dépar­te­ment, déjà si pauvre par ailleurs, se trou­vait obé­ré de dettes plus lourdes que de rai­son. Il y avait 15 p.100 de dif­fé­rence entre les paie­ments au comp­tant et ceux à cré­dit. Ce qui fait voir quel degré de confiance l’on met­tait dans les enga­ge­ments pécu­niaires de l’É­tat. Ce qui donne une idée de la manière dont devaient être réglées les dettes de l’É­tat à la Caisse des Invalides.

« Dans son rap­port à l’As­sem­blée Natio­nale, Malouet a por­té sur l’ad­mi­nis­tra­tion de la marine ce juge­ment sévère, qui doit ser­vir de conclu­sion : « De même qu’un homme désor­don­né dans ses affaires est tout à la fois avare et dis­si­pa­teur, s’embarrassant de petits détails et per­dant de vue ses inté­rêts majeurs, de même le dépar­te­ment de la marine est depuis long­temps un abîme de papiers, de bor­de­reaux, d’é­tats où l’on trou­ve­rait les plus grands détails pour les plus petites dépenses ; sans prin­cipes et sans moyens pour en régler l’en­semble et pour en appré­cier les résul­tats ; parce que l’on a tou­jours dépen­sé à cré­dit et presque tou­jours ache­té au moment du besoin extrême ; parce que les dépenses d’une année se mêlent à celles d’une autre…»

« Cette opé­ra­tion de Malouet, dit M. Loir, date de 1790. Peut-être pour­rait-on sup­po­ser qu’elle est plus récente et qu’elle vise une marine moins éloi­gnée de nous que la marine de Louis XVI [[Loir, ouvrage cité, pp. 228 – 229.]].»

Ce « bon roi » Louis XVI, vai­ne­ment Necker après Tur­got avait essayé d’en obte­nir de pro­fondes réformes. « L’en­fan­tillage dépen­sier de la reine, la triste doci­li­té du roi étaient si connus que les appé­tits des cour­ti­sans étaient deve­nus féroces. D’une seule bou­chée, le prince de Gué­me­née, nom­mé grand cham­bel­lan, arra­chait un mor­ceau de 800.000 livres (envi­ron 2.200.000 francs en valeur actuelle); et du grand au petit, tous dévo­raient. La plaie du bud­get était ce for­mi­dable grouille­ment de sau­te­relles de la Cour. Necker… pra­ti­qua des coupes sévères dans la forêt vrai­ment asia­tique des offices ridi­cules de la Mai­son du Roi. Le gas­pillage n’en conti­nua pas moins. Il se trou­va par exemple qu’en trois ans, de 1778 à 1781, le roi avait accorde 2.600.000 livres (envi­ron 6 mil­lions de notre mon­naie) de nou­veaux « bre­vets d’as­su­rance », c’est-à-dire de pen­sions anti­ci­pées pour des offices pro­mis et non encore vacants [[Lavisse et Ram­baud, His­toire géné­rale, citée, t. VII, p. 628.]].» D’ailleurs Necker aus­si fut disgracié.

Que deve­naient les fonds de la Caisse des Inva­lides de la Marine et le ser­vice des demi-soldes aux mal­heu­reux marins, dans une telle situa­tion ? On le devine sans peine. Et l’on devine de quelle manière en usait l’É­tat quant aux pro­messes de rem­bour­se­ments des fonds sous­traits à cette caisse !

« On accor­dait aux employés des Bureaux de fré­quentes gra­ti­fi­ca­tions sur les fonds des Inva­lides ; on dotait leurs filles, on mariait leurs fils, au moyen de ces deniers ; et le prix du sang » et de toutes les dan­ge­reuses fatigues des marins « acquit­tait l’encre des com­mis [[C.A. Pinière, Des classes d’hommes de mer. Paris, chez Lenor­mand, Desenne et Vente. Ce 25 bru­maire an XI, 16 novembre 1802. Petit in‑8 de 1 fnc. et 38 pages. Voir p. 27. Il y a beau­coup de bavar­dages dans cet opus­cule d’un jaco­bin repen­ti, adu­la­teur du Pre­mier Consul, mais il s’y trouve des lignes curieuses sur la Caisse des Inva­lides ; je les ai publiées en entier dans le Tra­vailleur de la mer, organe de la Fédé­ra­tion Natio­nale des Syn­di­cats Mari­times, n° du 15 jan­vier 1909.]].»

M. Cabart-Dan­ne­ville signale que « vers 1760, le Tré­sor royal, en pré­sence de la pros­pé­ri­té de la Caisse », pros­pé­ri­té bien momen­ta­née, « s’é­tait dis­pen­sé d’y ver­ser le mon­tant des rete­nues qui lui étaient attri­buées. Des pen­sions dépas­sant cent livres avaient été accor­dées à des offi­ciers qui les cumu­laient avec leur solde d’ac­ti­vi­té ». Cela jusque vers 1772. « En outre, on en était arri­vé à faire garan­tir par la Caisse des Inva­lides, et payer, les inté­rêts d’un emprunt de 3 mil­lions (envi­ron, valeur actuelle, 8 mil­lions et demi, au moins) pour la construc­tion des casernes de Cour­be­voie. Aus­si la Caisse était-elle obé­rée, et y avait-il, en 1791, trois mille vieux marins qui atten­daient depuis deux ans la liqui­da­tion de leur demi-solde. » [[Rap­port cité, pp. 537 – 538.]]

Dans le rapport Begouen

La Caisse fut réor­ga­ni­sée — une fois de plus ! — en 1791, à la suite d’un rap­port du dépu­té Begouen à l’As­sem­blée Natio­nale, le 28 avril. J’en extrais quelques lignes :

« À cette époque (vers 1713) et depuis, par­ti­cu­liè­re­ment. pen­dant les guerres de 1744 et 1756, la marine, absor­bant tou­jours plus que ne pou­vait ou ne vou­lait lui en four­nir le Tré­sor royal, se dis­pen­sa de ver­ser chaque année dans la Caisse des Inva­lides le mon­tant des rete­nues qui lui étalent attri­buées, et, finit par s’ac­quit­ter envers elle avec des contrats sur l’État.

« Cette opé­ra­tion, très fâcheuse pour les marins de ce temps-là, qui ne reçurent pas les secours aux­quels ils avaient droit, fut utile à la Caisse en lui assu­rant un fonds per­ma­nent et aug­men­tant par suite les moyens de secours pour l’a­ve­nir. Mal­heu­reu­se­ment on en abu­sa ; on y pui­sa pour payer l’in­té­rêt d’un emprunt de 3 mil­lions qui ser­vit à la construc­tion des casernes de Cour­be­voie, — objet tota­le­ment étran­ger aux Inva­lides de la Marine.

« Les inté­rêts de cet emprunt res­tèrent cepen­dant à leur charge jus­qu’en 1766 ; ils en furent alors rem­bour­sés en effets sur l’É­tat pro­dui­sant 5 p.100. Tels sont les pre­miers évé­ne­ments qui ont contri­bué à pro­cu­rer des rentes fixes (réduc­tion de la majeure par­tie de ces rentes à 2 ½ p.100. »

En 1772, M. de Boyne, ministre de la marine, « recon­nut que des pen­sions beau­coup trop consi­dé­rables absor­baient les fonds de la Caisse » et fit réduire au maxi­mum de 1.000 livres les taux des pen­sions accor­dées sur cette Caisse. « Cepen­dant, depuis cette époque, les res­sorts de l’ad­mi­nis­tra­tion des Inva­lides se relâ­chèrent encore. Les soldes et parts de prises, le pro­duit des suc­ces­sions, se res­sen­tirent du défaut d’ordre. La ren­trée des droits sur les prises en faveur de la Caisse des Inva­lides éprou­vait de grandes len­teurs lors­qu’en 1784 de nou­veaux règle­ments furent faits. On s’oc­cu­pa des recou­vre­ments avec quelque suc­cès puisque les rentes consti­tuées an pro­fit des Inva­lides, qui étaient de 73.407 livres et 19 sols au 1er jan­vier 1784, sont aujourd’­hui de 1.266.522 livres et 19 sols, non com­pris 120.000 livres de rentes via­gères sur la tête du roi. » Ces 120.000 livres pro­viennent du don (un peu for­cé, comme tous ceux que de loin en loin la royau­té disait, « sou­hai­ter » ou « auto­ri­ser » de la part de tel grou­pe­ment ou corps consti­tué de ses « sujets »), — du don fait en 1782 « par le ci-devant cler­gé de France, de 1 mil­lion pour les veuves et les orphe­lins des marins morts au ser­vice pen­dant la der­nière guerre », somme que le roi fit ver­ser au Tré­sor public et consti­tuer en rente via­gère sur la tête, à rai­son de 12 p.100. On sert ain­si chaque année « 2.400 pen­sions de 50 livres l’une, dont jouissent autant de veuves de marins » [[ Archives par­le­men­taires de 1787 à 1860. Recueil com­plet des débats légis­la­tifs et poli­tiques des Chambres fran­çaises. Publié sous la direc­tion de MM. Mavi­dal et Laurent. Pre­mière série, 1787 à 1799. T. XXV (du 13 avril au 11 mai 1791). 1886, Paris, Dupont, in‑4°. Voir pp. 402 à 407 ; p. 404 pour l’en­droit cité ici.]].

De ce rap­port de Begouen, il res­sort que durant tout le XVIIIe siècle, depuis la fin de Louis XIV jus­qu’en 1784, la Caisse a été livrée à un pillage effré­né presque constant ; que les divers rem­bour­se­ments pro­mis furent seule­ment par­tiels, en fait ; que d’ailleurs les pillages conti­nuaient tou­jours ; que seul le rem­bour­se­ment de 1784 et années sui­vantes semble avoir été tout à fait loyal. C’est aus­si ce qui res­sort des textes pré­cé­dem­ment cités — et des sui­vants. Mais je fais d’ex­presses réserves sur le résul­tat défi­ni­tif du rem­bour­se­ment des envi­rons de 1785, et sur la pré­ten­due res­ti­tu­tion com­plète dont aurait béné­fi­cié alors la Caisse.

De res­ti­tu­tion com­plète, il ne pou­vait, être ques­tion. même en inté­rêts, sans par­ler d’une res­ti­tu­tion en capi­tal ! Atten­du que dans l’é­tat d’ef­fon­dre­ment finan­cier où la Révo­lu­tion trou­vait l’An­cien Régime et en recueillait fata­le­ment la suc­ces­sion, et à très bref délai, les guerres étran­gères et civiles où elle allait être enga­gée, il était radi­ca­le­ment impos­sible de res­ti­tuer à cette Caisse la masse de ce qui lui avait été détour­né depuis près de quatre-vingts ans ; impos­sible même sous forme d’in­té­rêts ; aus­si impos­sible que d’é­va­luer avec une approxi­ma­tion à peu près suf­fi­sante ces innom­brables vols plus ou moins dégui­sés, vu l’ef­froyable désordre, consta­té par tous les his­to­riens, de l’ad­mi­nis­tra­tion durant cette période, et, au plus haut degré, du désordre de d’ad­mi­nis­tra­tion maritime !

Tou­te­fois une impres­sion très nette, aiguë, se dégage des textes divers et des quelques chiffres par­ve­nus à notre connais­sance : la Caisse des Inva­lides de la Marine fut à peu près constam­ment à la dis­cré­tion — ou à l’in­dis­cré­tion — d’une nuée d’oi­seaux de proie, et l’im­mense majo­ri­té des marins furent sans cesse frus­trés de tout ce qui leur devait reve­nir, ou de la plus grande par­tie. Comme on le ver­ra dans un ins­tant, les rédac­teurs des Cahiers de 1789 ne s’y trom­pèrent pas.

Et, vu l’é­tat où si tôt se trou­va la Révo­lu­tion du côté bud­gé­taire, la res­ti­tu­tion tout à fait par­tielle des envi­rons de 1785, put-elle être défi­ni­tive ? C’est ce que nous ver­rons plus loin.

Les archives de la Marine

Dans l’of­fi­ciel inven­taire som­maire des archives de la Marine (de Paris) anté­rieures à la Révo­lu­tion, M. Didier Neu­ville, alors direc­teur des archives a insé­ré, par­mi les notices si inté­res­santes qui pré­cèdent chaque divi­sion de cet inven­taire et sont toutes for­te­ment docu­men­tées au moyen de ces archives même une notice rela­tive à la comp­ta­bi­li­té de la marine d’au­tre­fois, de laquelle je vais extraire quelques pas­sages. Ils achè­ve­ront de prou­ver jus­qu’à l’é­vi­dence morale la plus inat­ta­quable que ceux qui qua­li­fient de colos­sal le total des détour­ne­ments de fonds com­mis au XVIIIe siècle notam­ment, aux dépens de la Caisse des Inva­lides, n’exa­gèrent abso­lu­ment en rien.

« Les balances des tré­so­riers de la Marine, de 1704 à 1715, celles des tré­so­riers des Galères, depuis 1707, jointes naguère au Mémoire (de Pont­char­train) dont nous don­nons ici l’a­na­lyse, four­nis­saient la preuve du désordre qu’une gêne per­pé­tuelle avait intro­duit dans les finances de la Marine. « Le défaut de paie­ment » était même cause que les écri­tures des der­nières années n’a­vaient pu être arrê­tée et por­tées à la Chambre des Comptes. Il était dû de très fortes sommes sur chaque année.

La Marine se trou­vait avoir des dettes par­ti­cu­lières, mais la Finance en avait de bien plus fortes à l’é­gard de la Marine…

Jérôme Pont­char­train déclare que, aban­don­né par la Finance, il fut obli­gé « de deve­nir en quelque façon inten­dant des Finances lui-même, pour pro­cu­rer un débou­che­ment aux dettes de la Marine, de quelque nature qu’il fût,» [[ Inven­taire des Archives de la Marine (de Paris). 1808, Paris, Bau­doin, in‑8 de LVII et 694 pages. Voir pp. 612 et 613. Le fonds de ces archives est main­te­nant dépo­sé aux Archives Nationales.]]…

L’ex­pé­dient de la véna­li­té des charges fut appli­qué sur­tout vers 1704. Nous rele­vons, en avril 1704, la créa­tion de 8 ins­pec­teurs géné­raux de la Marine et des Galères, de 100 (on a bien lu : cent !) conseillers-com­mis­saires de la Marine et des Galères [[Même inven­taire, p. 382.]].

« On pro­po­sa ensuite, dit M. Pont­char­train lui-même, de mettre en régie l’é­ta­blis­se­ment des Inva­lides de la Marine, dont la vente des charges a pro­duit la somme de 2.525.416 livres 19 sols 10 deniers. »

Lamen­table expo­sé d’ex­pé­dients. Et mal­gré tout, on n’a­vait pu, dans les der­nières années de Louis XIV, ni entre­te­nir ni renou­ve­ler les bâti­ments de la flotte ; on avait lais­sé les offi­ciers sans solde et ajour­né bien des paie­ments. Mais on avait exac­te­ment ser­vi les prêt des troupes, afin qu’elles fussent sou­mises et prêtes « à répri­mer », au besoin, les « désordre qui pou­vaient naître de la détresse finan­cière ». Ce trait cruel achève de carac­té­ri­ser la situa­tion. Et, « la Marine conti­nua à dépé­rir » dans le pre­mier quart du XVIIIe siècle. Et après 1756 la guerre aggra­va la situa­tion. Et vers 1778, M. Necker décou­vrit que M. de Sar­tine, ministre de la Marine, avait char­gé ce dépar­te­ment de 20 mil­lions de dettes » [[Même inven­taire, pp. 613, 614, 615, 617 ; 619, note 3.]].

Il est super­flu de se deman­der ce que deve­nait la Caisse des Inva­lides au milieu de ces ruines désordonnées !

Cahiers des États-Généraux

Le citoyen Jau­rès doit bien connaître les Cahiers de doléances pour les États-Géné­raux de 1789, puis­qu’il est l’i­ni­tia­teur de la fon­da­tion du Comi­té de recherches et de publi­ca­tions sur l’his­toire éco­no­mique de la Révo­lu­tion fran­çaise, et que les pre­mières publi­ca­tions de ce Comi­té sont pré­ci­sé­ment les Cahiers dres­sés pour les États-Généraux.

Si le citoyen Jau­rès veut bien prendre en main, dans cette « Col­lec­tion de docu­ments inédits », le gros volume « Cahiers de doléances de la Séné­chaus­sée de Mar­seille, publiés par M. Four­nier », et s’il l’ouvre aux pages 52 à 54, il lira ces lignes avec plaisir :

« Que les États-Géné­raux s’oc­cupent de la Caisse des Inva­lides de la Marine, dont les fonds, en majeure par­tie, pro­viennent de la rete­nue de six deniers par livre sur tous les gages des gens de mer au ser­vice du com­merce, et de quatre deniers par livre sur les salaires de ceux employés pour le ser­vice du roi.

« Les négo­ciants et arma­teurs y versent aus­si, à chaque expé­di­tion de leurs navires pour les colo­nies fran­çaises. Au com­men­ce­ment de notre éta­blis­se­ment dans cette par­tie du monde, tous ceux qui armèrent furent sou­mis à lais­ser pas­ser, sur leurs navires, un nombre de per­sonnes pro­por­tion­né à la por­tée des bâtiments.

« Le com­merce y satis­fit volon­tiers, il y trou­va même des avan­tages par la plus grande consom­ma­tion des objets de son expor­ta­tion, et gagna au pro­grès de l’a­gri­cul­ture par l’a­bon­dance des den­rées qu’il rap­por­tait. Depuis que cet objet essen­tiel a été rem­pli, cette charge a été chan­gée à un (en un) pécu­niaire de trois cent soixante livres que l’on paye à chaque voyage, et ce sans avoir égard à la por­tée de bâti­ments au-des­sus de cent ton­neaux. Ils y versent encore les gages des déser­teurs qu’ils sont obli­gés de rem­pla­cer dans les colo­nies, à un prix fort au-des­sus du salaire ordinaire.

« Nous nous per­sua­dons cepen­dant qu’ils en feraient volon­tiers le sacri­fice si ces fonds immenses avaient la des­ti­na­tion que leur don­na le légis­la­teur. Mais il est de fait que le pro­duit de cette caisse, tout acquis aux gens de mer, n’est qu’en très petite par­tie affec­té à ceux qui, par leur âge ou leurs ser­vices, y ont des droits incon­tes­tables et méri­tés. Encore souffrent-ils de retards !

« Nous récla­mons donc que la solde d’in­va­lide soit accor­dée à tous ceux des gens de mer qui ont atteint l’âge de soixante ans, et à ceux qui, avant cet âge, sont atta­qués d’in­fir­mi­té pro­ve­nant sou­vent des suites de leurs bles­sures et hors d’é­tat de navi­guer ; qu’il soit ordon­né de les payer exac­te­ment et sans retard, à l’é­chéance du semestre. La plu­part de ceux à qui elle est accor­dée n’ont que ce faible moyen de sub­sis­tance et la Nation assem­blée doit veiller à l’ob­ser­va­tion de cet ordre, en récom­pense des ser­vices que cette classe de citoyens rend à la patrie ; ce ne sera qu’un faible dédom­ma­ge­ment du sang qu’ils ont ver­sé pour elle [[ Cahiers de doléances de la Séné­chaus­sée de Mar­seille, cité. Mar­seille, Impri­me­rie Nou­velle (Asso­cia­tion ouvrière), 1908, in‑8 de LXI et 557 pages. Voir pp 53 – 54.]].»

En dehors de la Col­lec­tion ci-des­sus dési­gnée, il a été publié par exemple les « Cahiers de la Flandre mari­time en 1789 » par MM. de Saint-Léger et Sagnac. On y trouve, au Cahier par­ti­cu­lier de Dun­kerque, ce vœu bref mais net : « Que le pro­duit de la Caisse des Inva­lides de la Marine soit employé au sou­la­ge­ment des pauvres marins, sans qu’il en puisse être diver­ti aucune somme, soit pour des pen­sions ou pour tout autre sujet. » Et, au Cahier géné­ral du Tiers, même vœu, mais dont la der­nière par­tie a été lais­sée de côté, sans doute pour gagner de la place, la pre­mière par­tie pré­sup­po­sant d’ailleurs la seconde [[Ouvrage cité, II, pre­mière par­tie ; 1906, Paris, Picard et fils, in‑8. Voir pp. 295 et 430.]].

M. Mau­rice Loir cite le Cahier du Tiers-État de Rennes, comme suit : « Si l’on cher­chait », dit le Tiers-État de Rennes, « l’o­ri­gine d’une par­tie des pen­sions don­nées sur cette caisse, on serait frap­pé d’in­di­gna­tion en voyant que les rete­nues faites aux misé­rables marins sont pro­di­guées à des gens qui n’ont pas vu la mer. »

Et M. Loir ajoute en note, d’a­près une publi­ca­tion célèbre vers la fin du XVIIIe siècle, L’Es­pion Anglais : « Il y avait sur la liste des pen­sions de la Marine une com­tesse d’Am­bli­mont, sur­in­ten­dante des plai­sirs (manière polie de dire entre­met­teuse) du duc de Choi­seul ; une actrice, Made­moi­selle Dan­ge­ville, maî­tresse de Pras­lin (le duc de Choi­seul-Pras­lin, ministre de la marine). De Boynes les a fait dis­pa­raître [[Ouvrage cité, p. 140. Le Cahier du Tiers-État de Rennes, cité sans réfé­rence, l’est évi­dem­ment, soit d’a­près Proust ; Archives de l’Ouest, soit d’a­près Mavi­dal et Laurent ; Archives par­le­men­taires, recueils qui se trouvent partout.]].»

L’é­pargne des pro­lé­taires marins de l’é­poque pou­vait donc ser­vir, à l’oc­ca­sion, à entre­te­nir des entre­met­teuse et des grues ministérielles.

Il est pro­fon­dé­ment regret­table que les marins ne fussent pas for­més en cor­po­ra­tions, donc pas du tout repré­sen­tés comme tels dans les assem­blées qui com­po­sèrent les Cahiers de doléances pour les États-Géné­raux de 1789. S’il en avait été autre­ment, les Cahiers des pro­vinces mari­times contien­draient de leur part, au sujet, notam­ment, de la Caisse des Inva­lides, des plaintes beau­coup plus détaillées et pré­cises, sur­tout beau­coup plus véhé­mentes comme beau­coup plus nom­breuses, que celles faites (en leur nom par­tiel­le­ment) par des capi­taines, arma­teurs, etc.

III. — Cinquième phase, 1791 à 1885

La Caisse partiellement regarnie, supprimée, rétablie, menacée, presque toujours volée

[|ÉPOQUE RÉVOLUTIONNAIRE|]

La recons­ti­tu­tion de la Caisse en 1791 fut, en grande par­tie l’œuvre du dépu­té Begouen. J’ai don­né ci-des­sus des extraits de son Rap­port ; en voi­ci encore quelques-uns méri­tant d’être reproduits.

Par­lant d’a­bord des marins de façon géné­rale, il disait : « Quelles obli­ga­tions l’É­tat n’a-t-il pas contrac­tées envers de pareils hommes ! Pour­rait-il les écou­ter avec indif­fé­rence, lors­qu’ils se pré­sen­te­ront affai­blis par les infir­mi­tés ou muti­lés par le fer et le feu, et qu’ils viennent deman­der à la patrie, non le prix du sang qu’ils ont ver­sé pour elle, ce sang ne se paye pas, mais le moyen de sou­te­nir au moins leur existence ?

Nous pro­po­sons de rendre per­pé­tuelle la rente via­gère de 120.000 livres, au pro­fit de la Caisse des Inva­lides, car « actuel­le­ment, pesant sur la tête du roi, elle peut man­quer à toute heure » et réduire a la misère les 2.400 veuves de marins qui en attendent le secours. D’autre part :

« Les lois actuelles n’ac­cordent, à la Caisse des Inva­lides de la Marine que 6 deniers par livre et le tiers du pro­duit des navires mar­chands enne­mis pris par les vais­seaux de l’É­tat, et 6 deniers par livre seule­ment du pro­duit net des bâti­ments de guerre qui seront pris sur l’en­ne­mi. Et l’Or­don­nance des prises de 1778 a même ajou­té à ces conces­sions des sti­pu­la­tions si oné­reuses que de grands suc­cès dans une guerre mari­time, la prise d’un grand nombre de vais­seaux de guerre sur l’en­ne­mi rui­ne­raient infailli­ble­ment et détrui­raient de fond en comble la Caisse des Inva­lides, ce qui est le ren­ver­se­ment de tous les principes.

« En effet, l’ar­ticle 3 de cette Ordon­nance porte : « Lorsque Sa Majes­té juge­ra à pro­pos de rete­nir les vais­seaux et fré­gates de guerre, y com­pris celles de 20 canons, enle­vés sur ses enne­mis, qui seront jugés pou­voir être employés uti­le­ment pour son ser­vice, le prix en sera payé aux offi­ciers et aux équi­pages des vais­seaux pre­neurs, sur les deniers de la Caisse des Inva­lides, en deux mois au plus tard, sur le pied de 5.000 livres, 4.000 livres, 3.500 et 3.000 livres par canon, sui­vant la force des vaisseaux. »

(Cette fois ce n’est pas moi qui ai sou­li­gné une par­tie de phrase, comme je l’ai fait en divers autres endroits des textes que je cite ; c’est Begouen lui-même, évi­dem­ment scan­da­li­sé du fait par lui rapporté.)

« Ain­si voi­là la Caisse des Inva­lides char­gée de payer d’une main la valeur entière de ces vais­seaux d’un grand prix, tan­dis que de l’autre elle ne doit rece­voir que 6 deniers pour livre de cette valeur (soit 2,475 p.100!). Vous juge­rez qu’il faut chan­ger cela ! Les marins cap­teurs regret­te­raient-ils de par­ta­ger avec les inva­lides ? Ce sont leurs frères. Que dis-je ! Ce sont eux-mêmes sous un autre aspect. C’est une mise qui les attend dans leurs jours de dou­leurs et de privations. »

Eh bien, le lec­teur est-il assez édi­fié sur les pré­ten­dues réor­ga­ni­sa­tions, sur les pré­ten­dus rem­bour­se­ments au pro­fit de la Caisse des Inva­lides jus­qu’en 1791, en atten­dant de l’être par la suite ? L’acte ci-des­sus racon­té par Begouen donne la mesure de l’ef­froyable canaille­rie avec laquelle on en usait sans cesse à l’é­gard de cette Caisse de Capi­ta­li­sa­tion ; et quelle immonde hypo­cri­sie accom­pa­gnait le vol : on le com­met­tait presque à la veille d’une de ces sem­pi­ter­nelles « réor­ga­ni­sa­tions », celle de 1784, presque au len­de­main du jour où l’on avait affec­té un « beau geste », d’ailleurs très rela­tif, en abais­sant à 1.000 livres le taux maxi­mum des pen­sions illé­gi­times pré­le­vées sur cette Caisse !

Et au lieu de sup­pri­mer avec bru­ta­li­té franche cette Caisse, on affec­tait de lui main­te­nir des res­sources, comme tou­jours par l’argent des marins, qu’en réa­li­té on se pro­po­sait de voler une fois de. plus. Mais conti­nuons à voir le autres vices que la loi Begouen vou­lait sin­cè­re­ment cor­ri­ger ; cela d’a­près les dires du rap­por­teur lui-même :

« Un des grands vices de l’an­cien régime et de l’ad­mi­nis­tra­tion de la Caisse des Inva­lides était le défaut de formes régu­lières éta­blies pour consta­ter quels sont les indi­vi­dus qui ont des droits réels, à des pen­sions ou demi-soldes sur la Caisse. Votre Comi­té vous pro­pose d’y remédier.

« Quant aux mili­taires de tout grade de la marine et des colo­nies, nous avons fait une dis­tinc­tion sérieuse au sujet du che­min que doivent suivre, selon nos pro­po­si­tions, les diverses pièces jus­ti­fi­ca­tives de leurs demandes de pen­sions sur la Caisse. Cette excep­tion a paru indis­pen­sable, parce que les troupes de la marine n’ont rien de com­mun, n’ont aucun point de contact avec les syn­dics des gens de Mer, les com­mis­saires des Classes, ni avec les ordon­na­teurs civils des dépar­te­ments de la marine. Pour les demandes simi­laires des marins du com­merce et des pêches, elles seront adres­sées d’a­bord aux syn­dics des gens de mer, élus par eux-mêmes. »

Hé ! cama­rades ins­crits mari­times du com­merce et des pêches, syn­di­qués sur­tout, que dites-vous de ces deux para­graphes ? Et en par­ti­cu­lier de cette élec­tion, par les marins du com­merce et des pêches eux-mêmes, des syn­dics des gens de mer, et des syn­dics exclu­si­ve­ment affec­tés à l’ad­mi­nis­tra­tion de la Marine du com­merce et des pêches ? N’est-ce pas que « l’É­tat moderne » par excel­lence, 1′«État répu­bli­cain de nos jours » notam­ment, a fait faire à l’é­man­ci­pa­tion, à votre éman­ci­pa­tion, des pro­grès sur­pre­nants ? Dom­mage qu’ils soient juste le contre-pied de l’œuvre révo­lu­tion­naire sur ces points comme sur tant d’autres. 

Bonne mesure de comp­ta­bi­li­té au grand jour, dans la loi Begouen : «.Le compte des gra­ti­fi­ca­tions par­ti­cu­lières sera public, sera impri­mé à la fin de l’an­née, comme celui des gra­ti­fi­ca­tions régu­lières et des pen­sions et demi-soldes. » Vient ensuite la réduc­tion à 600 livres des pen­sions accor­dées sur la Caisse ; et il ne s’a­git plus que de pen­sions à qui les a méri­tées réel­le­ment et méri­tées dans le ser­vice de la marine :

« La Caisse des Inva­lides est une vraie caisse de. Famille. Tous les employés du dépar­te­ment de la Marine ain­si que tous les marins y concourent, toute leur vie, par une rete­nue sur leurs trai­te­ments, appoin­te­ments, gages et salaires. C’est une espèce de ton­tine à laquelle il est juste que tous ceux-là aient droit qui ont contri­bué, et dont il est conve­nable, tou­te­fois, que ceux-là seuls recueillent les fruits, qui en auront besoin et y auront des titres réels soit par des bles­sures, soit par la cadu­ci­té de l’âge, soit par de longs services.

« Comme cette Caisse est bor­née dans ses res­sources, comme elle n’est qu’une Caisse de secours ; comme la nation s’est char­gée de récom­pen­ser sur les fonds du Tré­sor public les ser­vices ren­dus à l’É­tat ; comme les marins ont de justes droits à ces récom­penses et y sont expres­sé­ment réser­vés, tout nous a pres­crit l’o­bli­ga­tion de res­ser­rer encore, dans de plus étroites limites que dans le pas­sé, le maxi­mum des pen­sions sur la Caisse des Inva­lides de la Marine, et de le res­treindre à 600 livres, au lieu de 1.000 à quoi il s’é­ten­dait. L’in­té­rêt du plus grand nombre, l’in­té­rêt des plus néces­si­teux a donc dû nous dic­ter cette dis­po­si­tion, qui n’est rigou­reuse que pour les offi­ciers et employés supérieurs. »

Pour que l’on ne se méprenne pas sur sa pen­sée, Begouen ajoute, au second ali­néa suivant :

« Quelques hommes, en très petit nombre, ont obte­nu des pen­sions sur la Caisse des Inva­lides pour des inven­tions réel­le­ment utiles à la Marine, quelques autres pour des ser­vices ren­dus au même dépar­te­ment. À cet égard deux choses ont paru évi­dentes à votre Comi­té. La pre­mière c’est que ces hommes, en sup­po­sant faite la preuve de la réa­li­té de leurs ser­vices et du mérite de leurs décou­vertes, ont des droits incon­tes­tables à des récom­penses de l’É­tat. La seconde est que ce n’est pas la Caisse des Inva­lides qui doit en faire les frais. C’est pour­quoi nous pro­po­sons de ren­voyer les uns et les autres à faire valoir leurs droit auprès du Comi­té des pensions. »

Après de justes consi­dé­ra­tions sur les articles de son pro­jet de loi réglant la comp­ta­bi­li­té de la Caisse, Begouen se montre pré­oc­cu­pé de faire ren­trer le plus pos­sible des sommes détour­nées de cette Caisse :

« Il est dû à la Caisse des Inva­lides des sommes assez consi­dé­rables [mal­gré les « rem­bour­se­ments » fic­tifs ou mai­gre­ment par­tiels qui avaient pré­cé­dé], et dont la ren­trée est bien impor­tante pour sub­ve­nir aux besoins des inva­lides actuels et de ceux qui réclament pour la pre­mière fois des secours, en pré­sen­tant leurs corps muti­lés ou leurs membres affai­blis par l’âge ou les infir­mi­tés. Nous vous pro­po­sons de char­ger spé­cia­le­ment, tou­jours cepen­dant sous les ordres du ministre, les com­mis­saires des classes et les contrô­leurs de la Marine dans les ports, et, à Paris le chef du Bureau des inva­lides, des pour­suites à faire pour pro­cu­rer le plus prompt recou­vre­ment pos­sible des sommes dues à la caisse et de celles qu’elle aura par la suite le droit de réclamer. »

Le décret — mais on l’a nom­mé loi — pro­po­sé par Begouen, fut effec­ti­ve­ment voté, en plu­sieurs séances de l’As­sem­blée Natio­nale, du 28 au 30 avril. Cette loi porte la date de sa pro­mul­ga­tion, 13 mai 1791. Dans la Séance ter­mi­nale, le 30 avril, on vota en sus les dix articles d’un Règle­ment dont l’ar­ticle 2 fixe comme suit les « demi-soldes » :

À ceux qui ont au ser­vice de la flotte de guerre 66 à 81 livres par mois : 18 livres.

À ceux dont la paye au dit ser­vice est de 51 à 63 livres : 15 livres.

À ceux dont la dite paye est de 39 à 48 livres : 12 livres 10 sols.

À ceux dont cette paye est de 27 à 36 livres : 10 livres.

À ceux dont la paye est infé­rieure : 8 livres.

Or, à cette époque, la livre, si on l’é­va­lue en valeur actuelle, repré­sen­tait au moins 2 fr.50. Ain­si les pen­sions dites faus­se­ment de demi-solde variaient, d’a­près ce Règle­ment annexé à la loi, entre 20 et 45 francs par mois. Pour ne par­ler que du mini­mum, inté­res­sant la grosse majo­ri­té des ins­crits mari­times, c’é­tait donc une pen­sion mini­ma de 240 francs par an que l’As­sem­blée Natio­nale Consti­tuante leur reconnaissait.

C’est 36 francs de plus que ne dai­gnait, avant la récente loi du 14 juillet 1908, leur concé­der notre Répu­blique troi­sième du nom, nos par­le­men­taires à 41 francs par jour et nos ministres radi­caux et démocrates.

Les articles 3, 4 et 6 pré­voient des sup­plé­ments de pen­sion pour muti­la­tions, bles­sures ou infir­mi­tés graves ; pour chaque enfant au-des­sous de 10 ans. Les articles 7, 8, 9, pré­voient ce qui doit être don­né aux veuves et aux orphe­lins des inscrits.

Mais ce qu’il importe d’ob­ser­ver, en sus de toutes les autres révé­la­tions et pro­messes du rap­port Begouen et du texte de la loi du règle­ment annexé, c’est qu’il s’en dégage for­mel­le­ment, non par théo­rie mais expli­ci­te­ment et dans le texte légis­la­tif lui-même, un esprit juri­dique, un « Droit » abso­lu­ment, nou­veau, et dépas­sant de très haut non pas seule­ment le Droit de l’an­cien Régime, mais aus­si, mal­heu­reu­se­ment, notre Droit actuel :

  1. La pen­sion dite de demi-solde n’est plus consi­dé­rée comme une faveur mais comme un droit, un droit des plus stricts : elle est consi­dé­rée comme telle pour deux motifs :
  2. Et d’a­bord parce que la Caisse des Inva­lides de la Marine n’est plus regar­dée comme une pro­prié­té de l’É­tat mais comme la pro­prié­té des marins ;
  3. Ensuite, et ceci est de beau­coup plus impor­tant, parce que cette recon­nais­sance de la Caisse des Inva­lides comme étant la pro­prié­té des marins est basée non seule­ment sur le fait qu’elle a tou­jours été ali­men­tée presque exclu­si­ve­ment par leurs ver­se­ments, mais aus­si sur cette idée toute nou­velle que la socié­té orga­ni­sée DOIT une retraite aux tra­vailleurs même les plus humbles, et sur­tout à ceux-là ;
  4. Au lieu qu’au­pa­ra­vant la marine mili­taire était regar­dée, et très ouver­te­ment, comme supé­rieure, très supé­rieure, à la marine mar­chande, beau­coup mieux trai­tée que cette der­nière, ce que montrent de manière pra­tique, appli­quée, cer­tains articles rela­tifs à la Caisse des Inva­lides sous l’an­cien Régime, il y a ten­dance fort visible, dans la loi révo­lu­tion­naire, à consi­dé­rer les deux marines et à les trai­ter sur le pied d’é­ga­li­té. Cette loi accorde même à la marine mar­chande une admi­nis­tra­tion de quar­tier en très grande par­tie exclusive ;
  5. Point capi­tal, idée de fond révo­lu­tion­naire à un degré que ne soup­çon­naient même pas les auteurs de la loi : cette loi recon­nais­sait aux marins, tout à fait spon­ta­né­ment, le droit, presque le devoir, d’é­lire eux-mêmes leurs syn­dics de gens de mer ! Nous n’en sommes plus là !

Voi­ci le texte, titre II, article 1er : « Les syn­dics élus par les citoyens de pro­fes­sion mari­time dres­se­ront, au com­men­ce­ment de chaque année, une, liste des inva­lides », etc. [[ Archives par­le­men­taires, t. XXV de la pre­mière série ; déjà cité. Voir pp. 401 à 410, 473 à 475, 476 à 479.]].

En ce qui concerne notre sujet prin­ci­pal, les vicis­si­tudes de la Caisse des Inva­lides, l’œuvre ten­tée avec une sin­cé­ri­té entière par la Consti­tuante don­na-t-elle de grands résul­tats durables ? Non, et j’ai mar­qué plus haut pour­quoi les divers gou­ver­ne­ments de l’é­poque révo­lu­tion­naire ne pou­vaient abou­tir, à cet égard : héri­tage finan­cier par trop lour­de­ment char­gé légué par l’an­cien Régime ; la France toute entière à réor­ga­ni­ser admi­nis­tra­ti­ve­ment ; très grandes guerres étran­gères ; guerre civile sur plu­sieurs points du ter­ri­toire, etc.

Dix-huit mois après le vote de la loi du 13 avril 1791, Cam­bon s’ex­pri­mait, comme suit, le dimanche 14 octobre 1793, à la tri­bune de la Conven­tion : « La Caisse des Inva­lides de la Marine a résis­té jus­qu’à pré­sent, aux coups que vous avez por­tés aux caisses par­ti­cu­lières ; il s’y est trou­vé 1.600.000 livres en assi­gnats démo­né­ti­sés. Les admi­nis­tra­teurs de cette mai­son, se croyant dans le cas de la loi qui donne la facul­té aux caisses publiques d’é­chan­ger les assi­gnats à face royale contre des répu­bli­cains, se sont pré­sen­tés à la tré­so­re­rie natio­nale. Une pareille somme n’a point paru devoir jouir de la faveur de la loi…» Et Cam­bon concluait contre la Caisse des inva­lides [[Réim­pres­sion de l’an­cien Moni­teur, XVII, p. 111.]].

Et en 1795, le 22 ven­dé­miaire an II, la Conven­tion, « après avoir enten­du le rap­port de son Comi­té des finances, décrète » : que la Caisse des Inva­lides de la Marine est sup­pri­mée. L’ar­ticle 11 est le plus bru­ta­le­ment expli­cite : « La masse com­mune des gens de mer et des Inva­lides de la marine sera cré­di­tée sur le grand-livre (de la Dette publique) du pro­duit des rentes ou inté­rêts qui lui sont dus par la nation. Elle est tenue de ver­ser à la tré­so­re­rie natio­nale tous les fonds qui se trouvent libres dans sa caisse tant en assi­gnats ayant cours de mon­naie qu’en assi­gnats démo­né­ti­sés, pour se faire cré­di­ter sur le grand-livre à rai­son de cinq pour cent de leur mon­tant. » Pro­vi­soi­re­ment, par l’ar­ticle 5, « pour l’an­née 1793, la Conven­tion natio­nale met à la dis­po­si­tion du ministre de la Marine jus­qu’à la concur­rence de six cent mille livres, pour être employées, avec les fonds de la masse com­mune, au paie­ment des pen­sions et des secours accor­dés aux inva­lides de la Marine, des ouvriers des ports et autres per­sonnes dési­gnées par les lois du 13 mai 1791 et 8 juin 1792 » [[ Nou­veau Code des Prises ou Recueils des édits, lettres-patentes, etc., depuis 1400 jus­qu’au 3 prai­rial an VIII, par le citoyen Lebeau, char­gé du détail du bureau des lois au minis­tère de la Marine et des Colo­nies. An IX, Paris, de l’Im­pri­me­rie de la Répu­blique, 3 in‑4°. Com­pi­la­tion pas assez connue, bien que ce soit le recueil de beau­coup le plus com­plet de ce genre.]].

Mais, constate M. Cabart-Dan­ne­ville„ « ce reve­nu ne fut jamais payé » [[Cabart-Dan­ne­ville, rap­port cité, p. 537.]]. Il parle spé­cia­le­ment du reve­nu, voté à titre pro­vi­soire, pour 1793, de 600.000 livres. Et nous trou­vons, en outre, dans le livre de Cri­se­noy, cet autre ren­sei­gne­ment : « Les fonds dis­po­nibles de l’é­ta­blis­se­ment des Inva­lides » sur les­quels le Tré­sor public devait, aux termes de la loi de 1795, payer un inté­rêt de 5 p.100, furent bien ver­sés au Tré­sor, mais « ces inté­rêts ou ne furent pas payés ou le furent en grande par­tie en bons de la tré­so­re­rie, dont on ne pou­vait faire aucun usage pour les marins. Ces mesures étaient désas­treuses pour la Caisse, qui per­dit plus de 1.200.000 livres sur ses rentes, et fut obli­gée de sus­pendre le paie­ment de ses pen­sions ». Ain­si se trou­vaient jus­ti­fiées les craintes expri­mées par l’ab­bé Mau­ry, au début même de la dis­cus­sion sur le pro­jet de loi Begouen en 1791 :

On vous a dit que ces pen­sions devaient être payée par le Tré­sor public, pour évi­ter le double emploi. Mais ne per­dez pas de vue ce qui est arri­vé déjà pour les inva­lides de terre. Dans un moment de détresse du Tré­sor public ces pen­sions ne seront pas payées, les plaintes iso­lées de ces mal­heu­reux iront se perdre dans la pous­sière des bureaux du ministre. »

Napoléon 1er vole avec une brutalité de soudard

« Un arrê­té du gou­ver­ne­ment consu­laire, en date 17 jan­vier 1801, remit en vigueur les dis­po­si­tions salu­taires de la loi de 1791. La rete­nue fut por­tée à 3 p.100 sur toutes les dépenses du minis­tère de la Marine et sur les gages des marins du com­merce ; mais en revanche les pen­sions de retraite de la marine durent être acquit­tées inté­gra­le­ment par la Caisse, quel que fût leur chiffre. Depuis cette époque jus­qu’en 1810, les rete­nues sur les parts de prise aug­men­tèrent consi­dé­ra­ble­ment les res­sources de l’é­ta­blis­se­ment, qui put faire quelques pla­ce­ments avan­ta­geux, mal­gré les détour­ne­ments consi­dé­rables que ne ces­sait de faire le Tré­sor publie sous dif­fé­rents pré­textes.

« Ces détour­ne­ments sont éva­lués à 29.963.485 francs pour la période de 1805 à 1810, et à 23.345.227 francs pour celle de 1810 à 1814. Soit en tout 55.308.712 francs (rien que pour la Caisse des Inva­lides pro­pre­ment dite).

« Pen­dant le même temps, la Caisse des gens de mer et celle des prises avaient été­frus­trées de 45.060.597 francs. Par suite de ces sous­trac­tions elles furent obli­gées, en 1814, d’a­jour­ner le rem­bour­se­ment des dépôts qu’elles avaient reçus. » Et dont une par­tie venait pro­ba­ble­ment de la Caisse des Invalides.

En 1810, en effet, Napo­léon Ier, ayant sai­gné la France à blanc, trou­va fort simple de voler — et ici je donne à ce terme toute la pré­ci­sion juri­dique qu’il com­porte — de voler l’É­ta­blis­se­ment des Inva­lides de la Marine : il en réunit les caisses au Tré­sor public et s’empara des fonds entiers de l’É­ta­blis­se­ment [[De Cri­se­noy, ouvrage cité, pp. 85 à 86.]].

Restauration, « Réorganisation », Promesses pleurnichardes et Vols

« L’or­don­nance du 22 mai 1816 res­ti­tua son auto­no­mie à la Caisse des Inva­lides de la Marine et la repla­ça sur les fon­de­ments de son ins­ti­tu­tion pri­mi­tive. Elle en consa­cra les fonds au ser­vice dont elle doit être exclu­si­ve­ment char­gée et en sou­mit la direc­tion et la sur­veillance à l’Ad­mi­nis­tra­tion qui a le plus de moyens pour en suivre les détails et le plus d’in­té­rêt à en favo­ri­ser l’accroissement. »

« Dans le pré­am­bule de cette Ordon­nance, le roi déclare que « ce n’est pas sans éprou­ver un sen­ti­ment pénible qu’il a recon­nu que la Caisse des Inva­lides de la Marine a été dis­traite des attri­bu­tions du ministre de ce dépar­te­ment, et, que les fonds qui en com­po­saient la dota­tion spé­ciale, pro­ve­nant, en majeure par­tie, de rete­nues effec­tuées sur des appoin­te­ments et salaires, ont été diver­tis de la des­ti­na­tion sacrée, qu’ils devaient rece­voir ; que par cette sub­ver­sion de prin­cipes les marins ont vu dis­pa­raître le gage qui assu­rait leur exis­tence et sont deve­nus étran­gers, à un Éta­blis­se­ment four­ni par et pour eux [[Le Bail, Rap­port… sur le pro­jet de loi concer­nant les pen­sions sur la Caisse des Inva­lides la Marine ou pen­sions dites de demi-solde. N° 1222, Annexe au pro­cès-ver­bal de la deuxième séance du 11 juillet 1907. Paris, impri­me­rie de la Chambre des dépu­tés, 1907 ; in‑4°. Voir p. 4.]].»

« Les Ordon­nances royales des 22 et 29 mai 1816 firent ces­ser ce désordre, en ren­dant à l’ins­ti­tu­tion son exis­tence indé­pen­dante, qu’elle a tou­jours conser­vée depuis. Une par­tie de ses créances sur l’É­tat fut liqui­dée à la somme de 55.308.712 francs en une ins­crip­tion de rente de 5 p.100 de 2.765.435 francs.

« L’autre par­tie, se rap­por­tant à des faits anté­rieurs à 1805 et s’é­le­vant à 25.653.488 francs, ne lui fut pas rem­bour­sée et consti­tua pour elle une perte défi­ni­tive. À la même époque le Tré­sor public s’ac­quit­ta des 45.060.517 francs dus aux Caisses des Gens de mer et des Prises [[De Cri­se­noy, ouvrage cité, p. 86.]].»

Les der­niers mots cités de l’Or­don­nance du 22 mai 1816. « Éta­blis­se­ment four­ni par eux et pour eux », sanc­tionnent, impli­ci­te­ment, pour ain­si dire, les pre­mières lignes de la loi du 9 mes­si­dor an III « qui dis­trait de la Tré­so­re­rie natio­nale la Caisse des Inva­lides de la Marine », reve­nant en grande par­tie sur la loi de démo­li­tion du 22 ven­dé­miaire an II, dont nous avons par­lé. Cette loi de mes­si­dor an III débute comme suit :

« La Conven­tion natio­nale, après avoir enten­du le rap­port de son comi­té de marine et des colo­nies, Consi­dé­rant que la Caisse des Inva­lides de la Marine est leur pro­prié­té et ne coûte rien à l’É­tat… [[Lebeau, Nou­veau Code des primes. Cité. Tome III, p. 281.]].»

Mais le pas­sage où Louis XVIII parle du « sen­ti­ment pénible éprou­vé » par lui, est plu­tôt gro­tesque. Tous les cro­co­diles gou­ver­ne­men­taux et par­le­men­taires, sous tous les régimes, ruis­se­lèrent d’at­ten­dris­se­ment sur les misères « des humbles ». Et pour­tant non, je me trompe, en l’es­pèce, Louis XVIII et tous ceux qui avant ou après lui témoi­gnèrent le regret de trou­ver le vide dans la Caisse des Inva­lides étaient sin­cères, dou­ble­ment sin­cères : presque tous regret­taient de n’y rien ou presque rien trou­ver à voler ; ils regret­taient les soins et peines à se don­ner pour la faire rem­plir par les « humbles ».

Lisez :

« En 1825 une Com­mis­sion fut char­gée de la haute sur­veillance de l’É­ta­blis­se­ment des Inva­lides, et — dès l’an­née sui­vante — le gou­ver­ne­ment invi­ta cette com­mis­sion à exa­mi­ner s’il ne serait pas pos­sible de sup­pri­mer peu à peu la reforme de 3 p.100 sur le maté­riel de la Marine, qui était ver­sée à la Caisse des Inva­lides. On pro­cé­da à un énorme dépouille­ment de chiffres embras­sant les recettes de la Caisse de 1803 à 1827. »

« Deux faits prin­ci­paux res­sor­tirent de ce dépouille­ment », dit M. Lacou­drais, en 1828, dans son rap­port à la Com­mis­sion supé­rieure. « Le pre­mier est qu’en moyenne, durant cette période de 25 ans, la rete­nue de 3 p.100 sur les dépenses de la marine a pro­duit par an 2.586.364 francs dont la moi­tié envi­ron, soit 133.000 francs, appli­cable au maté­riel. En regard de cette somme, la Caisse a payé, année moyenne, 4.025.405 francs de pen­sions de toute espèce, dont près de 3 mil­lions se rap­por­taient à des pen­sions de la nature de celles que paye le Tré­sor public dans les autres par­ties du ser­vice public. » Lacou­drais aurait pu ajou­ter, comme M. de Cor­me­nin un peu plus tard, que cer­taines des pen­sions ser­vies aux dépens de la Caisse des Inva­lides de la Marine étaient des­ti­nées à récom­pen­ser cer­tains « ser­vices de quelques jours », c’est-à-dire ren­dus pen­dant les Cent Jours, à la cause roya­liste ; que telles autres récom­pen­saient des ser­vices ren­dus anté­rieu­re­ment par des Ven­déens et des chouans !

« Le second fait conti­nuait Lacou­drais, est celui-ci : le pro­duit total des droits et rete­nues sur les prises faites tant par les bâti­ments de l’É­tat que par les bâti­ments armés en course, y com­pris les sommes non récla­mées, s’est éle­vé, durant ces vingt-cinq années, à 48 mil­lions. Évi­dem­ment, ce pro­duit, tout à fait étran­ger au Tré­sor, est celui qui a le plus contri­bué à enri­chir le fonds d’é­co­no­mies dont les Inva­lides de la marine sont propriétaires. »

Et M. de Cri­se­noy conclut, pour cette époque : « Mal­gré ces consi­dé­ra­tions, une loi du 2 août 1829 rédui­sit la rete­nue sur le maté­riel à 1 ½ p.100, en ordon­nant le ver­se­ment au Tré­sor de la moi­tié de la rete­nue totale [[De Cri­se­noy, ouvrage cité, pp. 86 et 87.]].»

« En 1828 la Caisse avait failli être de nou­veau réunie au Tré­sor public. Le rap­por­teur des comptes de cet exer­cice deman­dait le ver­se­ment de cette for­tune à la Caisse des Dépôts et Consi­gna­tions, sous le spé­cieux pré­texte d’é­co­no­mi­ser des frais d’ad­mi­nis­tra­tion et avec l’in­ten­tion bien nette, si les res­sources dépas­saient les charges de l’É­ta­blis­se­ment, de consa­crer l’ex­cé­dent à venir au secours des fonds de retraite des autres admi­nis­tra­tions publiques. » C’é­tait bien le dan­ger qu’a­vait pré­vu l’ab­bé Mau­ry en 1791, en des paroles que j’ai rapportées !

« Ces menaces de spo­lia­tion sou­le­vèrent d’un bout à l’autre du ter­ri­toire les plaintes et les pro­tes­ta­tions des popu­la­tions mari­times. Tou­te­fois, M. Le Bail signale seule­ment une péti­tion de Mor­laix, sans spé­ci­fier si elle émane bien de marins ou marins-pêcheurs. « Les tri­bu­naux et les chambres de com­merce, les muni­ci­pa­li­tés, se joi­gnirent au mou­ve­ment et fina­le­ment la Caisse res­ta auto­nome [[Le Bail, Rap­port cité, pp. 4 et 5.]].

Comme pré­cé­dem­ment et depuis, le gou­ver­ne­ment aimait fort les cachot­te­ries, dans l’ad­mi­nis­tra­tion de cette Caisse de capi­ta­li­sa­tion. Il les pous­sait même loin, et avait pour cela des motifs secrets que des révé­la­tions publiques, enfin ! nous font connaître en ce qui concerne l’é­poque à laquelle nous sommes ren­dus. Le 16 avril 1821, à la Chambre des Dépu­tés, par­lant en faveur d’une péti­tion de Lai­gnel, capi­taine de vais­seau en retraite, le géné­ral Lavaux disait :

«… La der­nière objec­tion que l’on fait pour pré­tendre jus­ti­fier la non inser­tion des pen­sions de la Marine au « Bul­le­tin des Lois », ain­si qu’elle est pres­crite par l’ar­ticle 26 de la loi du 25 mars 1817, est que la publi­ci­té leur est don­née par le cahier qui vous est dis­tri­bué dans le cours de chaque session.

« Cette dis­tri­bu­tion est pres­crite par l’ar­ticle 34 de la loi et l’est éga­le­ment, pour les pen­sions de tous les autres minis­tères, et cepen­dant dans aucun de ceux-ci on ne refuse d’o­béir à l’ar­ticle 26 sous le pré­texte que l’on exé­cute l’ar­ticle 34.

« La loi, Mes­sieurs, pres­crit ces deux voies de publi­ci­té pour les pen­sions : ins­crip­tion au « Bul­le­tin des Lois» ; impres­sion pour les Chambres. Cer­tai­ne­ment, puisque la loi a voté ces deux modes, c’est que sans doute il a été recon­nu qu’un seul ne suf­fi­sait pas. L’im­pres­sion qui nous est don­née n’est nul­le­ment à la dis­po­si­tion du public, au lieu que le « Bul­le­tin des Lois » est répan­du dans toutes les com­munes. La publi­ci­té des pen­sions ne peut être don­née que par le « Bul­le­tin des Lois ». L’ar­ticle 26 le veut impé­ra­ti­ve­ment. C’est tout ce que demande le péti­tion­naire. En consé­quence je demande le ren­voi au pré­sident du Conseil des ministres, afin que lors­qu’elle sera trans­mise au ministre de la marine, on croie que c’est pour qu’il y soit fait quelque attention. »

Lab­bey de Pom­pières, par­lant après le géné­ral Lavaux, s’ex­pri­mait avec une docu­men­ta­tion gra­ve­ment, précise :

« Le ministre des Affaires étran­gères nous disait à cette tri­bune que la publi­ci­té des actes minis­té­riels était la res­pon­sa­bi­li­té la plus effi­cace à laquelle les ministres puissent être sou­mis… Un autre motif qui me déter­mine à vous mettre sous les yeux, ces pen­sions si arbi­trai­re­ment réglées, c’est que jus­qu’à ce jour le ministre de la Marine ne nous a point fait connaître le résul­tat ou ren­voi, fait l’an­née der­nière sur sa demande, au pré­sident du Conseil des ministres, des récla­ma­tions des offi­ciers de cette arme, qui sont encore à attendre l’a­dou­cis­se­ment dû à leur pénible situation.

« Il devient donc néces­saire de rap­pe­ler à Son Excel­lence que la légis­la­tion sur les pen­sions de la Marine ne peut ni ne doit sub­sis­ter plus long­temps. Pour s’en convaincre, il suf­fi­ra de lui remettre sous les yeux quelques-uns des abus aux­quels elle parait se prê­ter. Pre­nons d’a­bord le cahier qui nous a été remis il y a deux mois. Ce ne sera pas sans éton­ne­ment que l’on y trou­ve­ra huit règle­ments dif­fé­rents, qui, dans la seule année de 1819 à 1820, ont ser­vi de base aux pen­sions de ce dépar­te­ment…: deux lois anté­rieures à la Res­tau­ra­tion et six ordon­nances royales depuis…

« Pre­mière- page, — un voit à la deuxième ligne un enseigne de vais­seau dont la pen­sion est réglée d’a­près la loi du 11 fruc­ti­dor an II ; à la cin­quième ligne un autre enseigne dont la pen­sion est réglée d’a­près l’Or­don­nance du 31 décembre 1817 ; à la dou­zième ligue un troi­sième enseigne dont la pen­sion est réglée d’a­près l’Or­don­nance du 9 décembre 1815. Ain­si dans la même année, dans le même minis­tère, dans le même grade, dans le même ser­vice, appli­ca­tion de trois mesures différentes.

« Les pages 6 et 8 me four­nissent une troi­sième remarque. Page 6 on lit : M. Mar­chand, ancien ordon­na­teur de l’Île Bour­bon, né en 1756, 14 ans et demi de ser­vices, pen­sion de 2.855 francs, – réglée d’a­près la loi du 11 fruc­ti­dor an II. page 8, M. Thi­bault de Chan­vol­lon, ancien ordon­na­teur des Îles de France et de Bour­bon, né en 1752, 61 ans et quatre mois de ser­vices, pen­sion de 2.400 francs, réglée d’a­près la loi du 11 fruc­ti­dor an II », la même loi !

«… Pas­sant de ce cahier à ceux qui l’ont pré­cé­dé, on trouve dans celui de 1818 à 1819, page 44, un chef de divi­sion au minis­tère ayant obte­nu près de 6.000 francs de pen­sion, tan­dis que dans le pré­cé­dent, page 51, un vice-ami­ral n’en a que 4.000. Pour­tant le chef de divi­sion n’a­vait que 45 ans d’âge, et la loi exige 60 ans pour être admis à la pen­sion ; il comp­tait seule­ment 25 années de ser­vices et la loi en exige 30 pour avoir droit à la retraite. Enfin, il n’a­vait ser­vi que dans les bureaux. Le vice-ami­ral comp­tait 60 ans d’âge, envi­ron 40 années de ser­vice effec­tif, 21 cam­pagnes ; jouis­sait depuis près de 20 ans du grade d’of­fi­cier géné­ral ; avait ser­vi dans trois guerres mari­times ; s’é­tait trou­vé à 15 ou 16 com­bats dans les mers de l’Inde, de l’A­mé­rique et d’Europe.

« Ain­si, des ser­vices sur mer et devant l’en­ne­mi sont consi­dé­rés, dans le minis­tère de la marine, comme au-des­sous des ser­vices ren­dus dans les bureaux de son administration.

« Je passe à quelques-uns des nom­breux exemples mis sous vos yeux. On remarque un contre-ami­ral mis à la pen­sion de 1.800 francs, après 24 années de ser­vices, dont 12 comme capi­taine de vais­seau et cinq comme offi­cier géné­ral, après avoir rem­pli les fonc­tions de pré­fet mari­time en France et dans les colo­nies. Tan­dis que l’on accorde une pen­sion de 2.596 francs, sur la Caisse des Inva­lides, à un ancien secré­taire géné­ral du minis­tère qui n’a­vait que 21 ans de services.

« On trouve un capi­taine de vais­seau reti­ré à 67 ans ‘d’âge, après 51 ans de ser­vices, dont envi­ron 27 dans la navi­ga­tion du com­merce et 24 ans dans la marine mili­taire ; ayant com­man­dé les convois de sor­tie dans la Manche durant plus de 15 ans ; s’é­tant trou­vé à 20 com­bats, et n’ayant que 1.150 francs de pen­sion. Tan­dis que le por­tier des bureaux a obte­nu 979 francs.

Un capi­taine des ouvriers mili­taires de la Marine, après 28 ans de ser­vices sur terre et sur mer ; après s’être trou­vé à 16 batailles ran­gées, à Val­my, à Fleu­rus, à Maren­go ; après avoir assis­té à 15 sièges ou prises de villes en Alle­magne, en Ita­lie, en Espagne ; après avoir été bles­sé quatre fois, n’a obte­nu que 546 francs de pen­sion. Tan­dis que l’on a accor­dé une pen­sion de 600 francs à un gar­çon de bureau, après 25 années de ser­vices sans dan­gers. »

Lab­bey de Pom­pières aurait dû dire : Ne dimi­nuez pas le por­tier ni le gar­çon de bureau, mais aug­men­tez les autres sus­dits pen­sion­nés. Il aurait ain­si accor­dé son admi­ra­tion pour les ser­vices de guerre et l’es­prit de jus­tice qu’il aurait dû avoir vis-à-vis des « humbles ser­vi­teurs », même vul­gaires « civils ». Mais ache­vons sa citation.

« Des offi­ciers reti­rés sur la foi de l’Or­don­nance royale du 1er juillet 1814, ont vu au bout de quinze ou seize mois leurs pen­sions réduites les uns d’un tiers les autres de moi­tié, en ver­tu d’actes légis­la­tifs très divers.

« Des veuves de capi­taines de vais­seau, morts en acti­vi­té de ser­vice, n’ont obte­nu que 200 francs, et les filles d’un pré­fet colo­nial, qui avait exer­cé durant une année, ont obte­nu 900 francs.

« Un enseigne de vais­seau, mort à la suite de bles­sures reçues dans un com­bat glo­rieux qui lui avait, méri­té une épée d’or votée par la ville d’An­vers, laisse une veuve char­gée de trois enfants, dans une misère telle que les jour­naux en la recom­man­dant à la cha­ri­té publique, annon­cèrent que l’on rece­vrait chez le com­man­dant et l’in­ten­dant de la Marine, à Brest, les dons que l’on vou­drait lui faire : on lui refuse une pen­sion ; dans le même temps on en accorde une de 300 francs à l’é­pouse du concierge de l’hô­tel du minis­tère, ce concierge encore vivant et jouis­sant d’une place rétri­buée 4.000 francs avec les acces­soires. »

L’in­ter­ven­tion éner­gique du géné­ral Lavaux et sur­tout de Lab­bey de Pom­pières n’empêchèrent pas la Chambre de pas­ser sim­ple­ment à l’ordre du jour [[ Archives par­le­men­taires, 2e série. Déjà cité. Tome 31, pp. 20 à 23.]]!

La cita­tion que je viens de l’aire est longue, mais typique. Dira-t-on qu’il s’a­gis­sait de ven­geances d’ordre poli­tique exer­cées contre les mili­taires qui avaient ser­vi la Révo­lu­tion et l’Em­pire ? D’ac­cord ; mais la ques­tion est ain­si très mal posée. La ques­tion est de savoir quel usage un gou­ver­ne­ment, n’im­porte lequel, a pu faire, et donc peut faire — dans une mesure moindre, soit (et encore cela dépend des cir­cons­tances, j’y revien­drai) — peut faire des fonds d’une Caisse de capi­ta­li­sa­tion qu’il est char­gé de gérer ; quelles faveurs — ici il n’est plus ques­tion de ven­geances — il peut octroyer scan­da­leu­se­ment sur les fonds de cette Caisse. (C’est à ajou­ter au dan­ger, bien autre­ment grave, de main­mise sur une telle Caisse en vue d’une guerre ou pen­dant une guerre, dan­ger dont nous avons consta­té la réa­li­té bru­tale à plu­sieurs reprises.)

Gouvernement de juillet

Nouveaux détournements de fonds. — Augmentation de charges

Peu de temps après la loi du 2 août 1829, qui rédui­sait la rete­nue pré­le­vée sur les dépenses du maté­riel de la Marine au pro­fit de la Caisse des Inva­lides de la Marine — elle la rédui­sait, on l’a vu, de 3% à 1 ½% — les charges de la Caisse se trou­vaient par contre aug­men­tées d’une somme esti­mée à 400.000 francs, par la loi de 1831 sur les pen­sions de l’ar­mée de terre.

« En 1833, une note éma­nant de la direc­tion des Inva­lides éta­blis­sait que la rete­nue des 3% sur les dépenses du maté­riel pro­dui­sait envi­ron un mil­lion, dont la moi­tié seule­ment était lais­sée à la Caisse des Inva­lides de la Marine, et que la masse des pen­sions pour ser­vices ren­dus à l’É­tat, payées par la Caisse, au lieu et place du Tré­sor public, n’é­tait pas infé­rieure à 6 mil­lions », chaque année !

Second empire

Lui aussi puise par millions dans cette Caisse de capitalisation

« Depuis l’é­poque du gou­ver­ne­ment de Juillet », conti­nue Cri­se­noy, « les charges de l’é­ta­blis­se­ment des Inva­lides de la Marine n’ont pas ces­sé de s’é­le­ver, et ses res­sources de dimi­nuer, sans que le Tré­sor public consen­tît à ces­ser ses pré­lè­ve­ments.

« Dans la situa­tion de l’Em­pire, récem­ment publiée (l’au­teur écri­vait en 1870), de minis­tère de la marine consta­tait que, en six ans, le total des pen­sions ser­vies par la Caisse s’é­tait éle­vé de 12 à 16 mil­lions. Aus­si l’É­ta­blis­se­ment s’est-il vu obli­gé d’a­lié­ner une por­tion de ses réserves et, de dimi­nuer ain­si le chiffre de ses reve­nus. « Il importe, ajoute le ministre, que l’on ne dif­fère pas de prendre des mesures pour rame­ner l’é­qui­libre entre les res­sources et les charges de la Caisse des Inva­lides, dont l’a­ve­nir se trou­ve­rait com­pro­mis, si l’é­tat de choses actuel venait à se prolonger,»

M. de Cri­se­noy remarque :

« Ces charges pro­viennent non des pen­sions faites aux marins du com­merce, les­quelles n’ont pas été aug­men­tées, mais des pen­sions mili­taires, dites retraites. Le moyen de réta­blir l’é­qui­libre est bien simple : il suf­fit que, au lieu de pui­ser inces­sam­ment dans la Caisse des marins, le Tré­sor public s’ac­quitte, par ses propres res­sources, de sa dette vis-à-vis des fonc­tion­naires et agents de la marine.

« La Caisse des Inva­lides de la Marine a payé au Tré­sor public pour son compte, en 1867, 3.131.738 francs 99 cen­times. Sans cette charge elle n’au­rait pas été obli­gée d’a­lié­ner 2.315.833 francs 33 cen­times de son fonds de réserve et il lui serait res­té, au contraire, cette année-là, un excé­dent de 800.000. francs. »

Les conclu­sions de Cri­se­noy sont fort nettes :

« Le fonc­tion­ne­ment de l’É­ta­blis­se­ment des Inva­lides de la Maine, loin d’oc­ca­sion­ner à l’É­tat un sacri­fice accep­té par lui, en vue de com­pen­ser, à l’é­gard des marins, les charges de l’ins­crip­tion mari­time, lui fait réa­li­ser une éco­no­mie nette de 3 mil­lions par an. Pour les marins la ques­tion se trouve natu­rel­le­ment ren­ver­sée : leur asso­cia­tion à l’É­tat leur coûte, tous les ans, 3 millions. »

Pour­tant, avec l’aide de ce qui lui reste de ses éco­no­mies, cet Éta­blis­se­ment, qui pré­lève un mil­lion et demi sur les salaires des marins, leur en dis­tri­bue 5 ou 6, répar­tis entré 44.000 d’entre eux ; (l’au­teur écri­vait ; je le rap­pelle, en 1870). Mais, ajoute-t-il, « la dif­fé­rence est le fruit des éco­no­mies de leurs pères, le fruit de leurs souf­frances et de celles de ces pauvres marins du XVIIIe siècle qui, après avoir ver­sé pen­dant toute leur vie à la Caisse des rete­nues des parts de prises, se voyaient, dans leurs vieux jours, réduits à la misère, tan­dis que leurs pénibles épargnes étaient employées aux besoins du Tré­sor public, lors­qu’elles n’al­laient pas entre­te­nir le luxe et rému­né­rer les faciles ser­vices des gens de cour.

« Encore une fois, ce capi­tal est la pro­prié­té des marins et l’É­tat n’a pas le droit de pré­tendre qu’il leur en aban­donne la jouis­sance à titre de com­pen­sa­tion des charges de l’ins­crip­tion mari­time

« Il faut le dire aux marins, il faut le leur faire com­prendre, que ce capi­tal consi­dé­rable est un objet de convoi­tise pour le Tré­sor Public lorsque les bud­gets se soldent en défi­cit [[De Cri­se­noy, ouvrage cité, pp. 88, 93, 95 à 97.]]»

Troisième république, jusqu’en 1885

Quelques faits préliminaires : augmentation de la subvention gouvernementale, mais négation de la dette formidable et tentatives de suppression de la Caisse.

La sub­ven­tion de l’É­tat n’a pas ces­sé de croître, pas­sée de 168.000 francs pour l’exer­cice 1877 à 3.506.000 pour celui de 1885. (Et elle a conti­nué à aug­men­ter depuis.) Et cette sub­ven­tion sans cesse crois­sante est un des grands argu­ments, une des « tarte à la crème » des enne­mis plus ou moins dégui­sés de la Caisse des Inva­lides de la Marine. Comme s’il ne fal­lait pas cher­cher à rem­pla­cer — avec quelle insuf­fi­sance!! — ce qui a été volé à cette Caisse ou gas­pillé à ses dépens ! Mais nous revien­drons là-des­sus. Du reste il se trouve encore des per­sonnes, les unes parce qu’elles sont de mau­vaise foi, les autres, comme le citoyen Jau­rès, parce qu’elles ne sont à aucun degré au cou­rant de la ques­tion tran­chée par elles avec une raide assu­rance, pour nier la dette de l’É­tat ou la réduire à des pro­por­tions infimes.

Et le temps n’est pas éloi­gné encore où des ministres et des rap­por­teurs de bud­get pro­po­saient la sup­pres­sion de l’É­ta­blis­se­ment des Inva­lides de la Marine, sup­pres­sion sans phrases, et sans com­pen­sa­tion, sur­tout pour les marins du com­merce et des pêches.

« Le com­man­dant Gou­geard, deve­nu ministre de la marine, vou­lut réa­li­ser cette sup­pres­sion, pour­sui­vant ain­si une idée qui lui était chère depuis long­temps. Il esti­mait que, dans la nation armée, où tous les Fran­çais sont assu­jet­tis au ser­vice mili­taire, le régime excep­tion­nel éta­bli en faveur des ins­crits n’a plus sa rai­son d’être. » J’i­gnore si ce fan­toche esti­mait aus­si « en faveur » des ins­crits mari­times le « régime excep­tion­nel » qui consiste à les envoyer se faire muti­ler, tuer ou cre­ver des fièvres ou de la dys­en­te­rie, sous les cli­mats tro­pi­caux, toutes les fois qu’il plaît à nos gou­ver­nants et par­le­men­taires de décré­ter une quel­conque expé­di­tion en loin­tains pays, par méga­lo­ma­nie colo­niale et prin­ci­pa­le­ment dans le but d’être agréables (don­nant don­nant) aux grands fai­seurs d’af­faires. Mais passons.

« La chute du minis­tère Gam­bet­ta fit tom­ber le pro­jet, et le suc­ces­seur du com­man­dant Gou­geard sou­mit la situa­tion de la Caisse des Inva­lides à l’é­tude d’une Com­mis­sion qui conclut au main­tien de l’Établissement.

« Cet hom­mage ren­du à la néces­si­té du main­tien de l’ins­ti­tu­tion ne décou­ra­gea pas les assauts de ses adver­saires. M. Georges Graux, rap­por­teur du bud­get de 1883, en deman­da la sup­pres­sion ou la trans­for­ma­tion ; la Chambre des Dépu­tés fut sai­sie par le Ministre de la Marine et celui des Finances, d’un pro­jet de loi por­tant réor­ga­ni­sa­tion de l’É­ta­blis­se­ment des Inva­lides de la Marine. Il était dit, dans ce docu­ment : « Les pen­sions mili­taires de l’ar­mée de mer et celles du per­son­nel civil de la marine et des colo­nies ces­se­ront d’être payées par la Caisse des Inva­lides de la Marine ; elles seront ins­crites au grand-livre de la dette publique et payables comme toutes les autres pen­sions, par les agents du minis­tère des Finances. Les opé­ra­tions de la Caisse des Inva­lides ain­si réduites, de la Caisse des Prises et de la Caisse de Gens de mer, seront effec­tuées par les agents du Tré­sor public. »

« À l’an­nonce de ce pro­jet, les pro­tes­ta­tions… sur­girent de nou­veau et mirent en mou­ve­ment les assem­blées dépar­te­men­tales, qui émirent en faveur du main­tien de l’ordre de choses exis­tant les récla­ma­tions les plus pres­santes et les mieux moti­vées. Les rai­sons qu’elles don­nèrent peuvent se résu­mer ain­si : « Les marins sont pro­fon­dé­ment atta­chés à leurs tra­di­tions et à leurs usages ; ils ont avec per­son­nel des bureaux mari­times des rela­tions de famille plu­tôt qu’ad­mi­nis­tra­tives » (Rap­port cité, pp. 5 et 6.]].

Dans cette défense, si extrê­me­ment faible, de la Caisse des Inva­lides de la Marine, un seul argu­ment put frap­per le genre d’in­tel­li­gence — ne par­lons pas du cœur ni de l’es­prit de jus­tice ! — des gou­ver­nants : c’est le fait que la Caisse s’ad­mi­nis­trait économiquement.

On put leur faire relire ce pas­sage du Rap­port de Delarbre, du 2 février 1882 : « Aujourd’­hui encore la Caisse des Inva­lides de la Marine paye annuel­le­ment à la décharge de l’É­tat 30 mil­lions ; elle ne reçoit de lui, direc­te­ment ou indi­rec­te­ment, que 24.900.000 francs, pré­le­vant ain­si 5 à 6 mil­lions sur ses res­sources par­ti­cu­lières [[Le Cour Grand­mai­son, article cité, de la Réforme sociale, p. 741.]].»

Pêcheurs côtiers

En 1823 les petits pêcheurs côtiers furent admis à béné­fi­cier de la pen­sion dite de demi-solde, mais cinq années durant leurs ser­vices à la mer ne com­ptèrent que pour moi­tié de leur durée effec­tive, sous pré­texte que leur tra­vail est moins pénible que celui des autres pêcheurs et marins du com­merce. À ce compte il fau­drait toute une série d’é­che­lons de la pré­ten­due demi-solde, selon les degrés mul­tiples de risques moyen­ne­ment encou­rus dans les diverses navi­ga­tions du com­merce et des pêches ; selon les risques moyen­ne­ment encou­rus, en chaque navi­ga­tion ou pêche, par les hommes exer­çant à bord tel ou tel tra­vail habi­tuel plus ou moins dan­ge­reux ; puis, pour les nom­breuses spé­cia­li­tés autres que les marins pro­pre­ment, dits : sou­tiers, chauf­feurs, grais­seurs, etc., etc., selon les risques res­pec­ti­ve­ment encou­rus moyen­ne­ment par chaque, spé­cia­li­té!! Il fau­drait aus­si pré­voir les innom­brables excep­tions dans le genre de tra­vail, cela pour cha­cune des spé­cia­li­tés de marins, de pécheurs et autres!! Natu­rel­le­ment, la loi n’a jamais essayé de pré­voir tout cela, c’eut été de la folie ; mais les légis­la­teurs ont voté sans même se dou­ter des ques­tions inso­lubles qu’ils sou­le­vaient. Ce n’é­tait pas la pre­mière fois que pareille chose leur arri­vait ; ce ne devait pas être la der­nière, notam­ment sur cette même affaire des pen­sions pour pêcheurs côtiers.

Au sur­plus, au fond, Par­le­ment et gou­ver­nants cher­chaient sur­tout à réa­li­ser des éco­no­mies bud­gé­taires ; ayant vidé en très grande par­tie la Caisse des Inva­lides de la Marine, eux et leurs pré­dé­ces­seurs, ils ne se sou­ciaient nul­le­ment d’ac­croître constam­ment en de fortes pro­por­tions la sub­ven­tion gou­ver­ne­men­tale des­ti­née à com­bler par­tiel­le­ment ce vide. Et peu leur impor­tait l’im­pos­si­bi­li­té pour les pêcheurs côtiers de par­ve­nir à la pen­sion : les ser­vices comp­tant seule­ment pour moi­tié, il aurait fal­lu à ces der­niers 600 mois, soit 50 années de ser­vices à la mer, pour avoir droit à cette pen­sion ; ce qui revient à dire qu’ils y seraient par­ve­nus au plus tôt vers 70 ans, âge, avant lequel la presque tota­li­té d’entre eux sont impo­tents ou morts !

L’Or­don­nance du 29 juin 1828 dai­gna faire comp­ter pour les trois-quarts, dans l’é­va­lua­tion des ser­vices don­nant droit à la pen­sion, le temps des pêcheurs côtiers.

En 1837, il fut édic­té que le temps comp­te­rait pour sa durée effec­tive, mais seule­ment pour les pêcheurs qui auraient fait 6 années de ser­vices sur les bâti­ments de guerre ! au lieu des trois ans exigibles.

Cette res­tric­tion fut abo­lie, mais la loi du 20 juillet 1897 revint au sys­tème de 1823 ; elle disait, article 6 : « La navi­ga­tion exer­cée à titre pro­fes­sion­nel dans les eaux sou­mises au régime de l’ins­crip­tion mari­time ne comp­te­ra que pour la moi­tié de sa durée effec­tive dans l’é­va­lua­tion des ser­vices don­nant droit à la demi-solde, lors­qu’elle aura été pra­ti­quée exclu­si­ve­ment dans l’in­té­rieur des ports, fleuves, rivières, bas­sins, lacs ou étangs salés. » C’é­tait encore exclure, en fait, de la pen­sion, un nombre consi­dé­rable de pêcheurs côtiers ou autres petits pêcheurs de même genre.

Cette ini­qui­té fut répa­rée seule­ment par la loi du 14 avril 1904, article 7, laquelle abro­gea l’ar­ticle 6 de celle du 20 juillet 1897.

À pro­pos de la durée des ser­vices don­nant droit à la pen­sion, et aus­si de l’âge exi­gé, rap­pe­lons que ce droit à la pen­sion, avant d’être fixé à 25 ans de ser­vices et 50 ans d’âge, avait une fixa­tion beau­coup plus rigou­reuse, tout à fait abu­sive : sous l’an­cien régime il fal­lait avoir 30 ans de ser­vices et 60 ans d’âge ! La Révo­lu­tion abais­sa de cinq années le nombre exi­gé quant au ser­vice ; la Res­tau­ra­tion abais­sa de dix ans l’âge exigible.

IV. — Sixième phase : mars 1885 à juillet 1908

Caisse des Invalides garantie légalement. Pensions augmentées, mais la Caisse est à peu près disparue et subit encore certains détournements

« La loi du 25 mars 1885 consa­cra le pas­sage aux Finances, « à la charge du Tré­sor public », des pen­sions mili­taires et des pen­sions du per­son­nel civil du dépar­te­ment de la Marine et des Colo­nies. Il ne res­ta plus à la Caisse des Inva­lides que le paie­ment des pen­sions dites encore de demi-soldes. Les rete­nues sur la solde et le trai­te­ment de ce per­son­nel devaient être por­tées en recette au bud­get de l’É­tat à dater du 1er jan­vier 1886. L’ar­ticle 11 de la loi déci­dait en ter­mi­nant, que la sub­ven­tion néces­saire pour assu­rer le ser­vice de la Caisse des Inva­lides et des gens de mer serait ins­crite au bud­get du dépar­te­ment de la Marine et des Colo­nies, ce qui était l’é­qui­valent de la for­mule édic­tée en l’an II [[Le Bail, rap­port cité, p. 6.]].

« Depuis cette époque », disait M. Méric dans son rap­port d’a­vril 1908, « la Caisse des Inva­lides fonc­tionne seule­ment pour la marine mar­chande, bien qu’elle reçoive ou paye encore cer­taines sommes dont il y aurait lieu de char­ger le Tré­sor public.

« C’est une caisse de pen­sions civiles, et quoique le terme « demi-soldes » soit encore employé dans le lan­gage cou­rant, il ne cor­res­pond plus à la réa­li­té des faits et de la situa­tion. Néan­moins, si l’on en croit les ins­truc­tions minis­té­rielles, la doc­trine du dépar­te­ment de la Marine ten­drait à conser­ver à l’ins­ti­tu­tion son carac­tère à la fois mili­taire et civil. La demi-solde serait prin­ci­pa­le­ment une rému­né­ra­tion des ser­vices que l’É­tat a tou­jours la facul­té d’ap­pré­cier au regard de l’u­ti­li­sa­tion pas­sée ou future de l’ins­crit pour le ser­vice de l’ar­mée de mer.

« Cette doc­trine peut encore s’ap­pli­quer avec la loi actuelle, datant du 11 avril 1881, parce que le tarif des demi-soldes est réglé d’a­près leur der­nière paye à l’É­tat. Mais avec la loi pro­po­sée », celle qui fut votée, deve­nue la loi du 14 juillet 1908, « les pen­sions seront basées désor­mais sur les fonc­tions dans la marine du com­merce ou des pêches. Seule une majo­ra­tion est pré­vue pour chaque mois au ser­vice de l’É­tat en sus des trente-six mois exi­gibles, et dans la limite de cinq ans.

« L’é­ta­blis­se­ment des Inva­lides de la Marine n’au­ra plus, dès lors, qu’un carac­tère pure­ment civil [[Vic­tor Méric, Rap­port du 6 avril 1908 sur le pro­jet de loi concer­nant les pen­sions sur la Caisse des Inva­lides de la Marine. Déjà cité ; pp. 5 et 6.]].

Le rapport Cabart-Danneville

I° Une note du Ministère de la Marine ou le cynisme dans le mensonge et dans la complicité de vol

Le Rap­port Cabart-Dan­ne­ville, dont j’ai eu l’oc­ca­sion de citer déjà quelques lignes iso­lées, occupe 41 colonnes, texte com­pact, dans le tome de 1903 (Sénat) des volumes grand in‑4° de la col­lec­tion « Docu­ments par­le­men­taires» ; et tel est son inté­rêt his­to­rique, que j’en devrais don­ner ici les trois quarts. Faute de place, j’en cite­rai seule­ment cinq colonnes, sans excu­ser la lon­gueur encore si grande de la cita­tion, vu son impor­tance excep­tion­nelle pour pré­ci­ser dans son ensemble, l’his­toire, com­men­tée avec une modé­ra­tion tout à fait « pro­to­co­laire » mais avec une grande net­te­té, des « pré­lè­ve­ments », comme on les qua­li­fie en style plein d’ur­ba­ni­té ! faits sur les fonds de la Caisse des Inva­lides de la Marine.

M. Cabart-Dan­ne­ville, dans la par­tie cen­trale de son rap­port, cite in-exten­so une note minis­té­rielle, en ces termes :

« L’ho­no­rable M. Cho­vet, dans son remar­quable rap­port, et M. le dépu­té Pli­chon, rap­por­teur du bud­get de la Caisse des Inva­lides de la Marine pour l’exer­cice 1897, ont insé­ré une note qui leur a été remise par le minis­tère de la Marine. Cette note éva­lue à 95 mil­lions les sommes emprun­tées (sic !) par l’É­tat à la Caisse des Inva­lides, et à 96 mil­lions la somme des sub­ven­tions ver­sées par l’É­tat. Mais ces deux hono­rables rap­por­teurs ne tiennent pas compte des inté­rêts de l’argent prê­té (sic !).

« Que diraient-ils si le loca­taire d’une mai­son ou d’une terre leur appar­te­nant, valant 100.000 francs, par exemple, et louée 5.000 francs, venait leur dire au bout de vingt ans : « Voi­ci vingt ans que je vous paye 5.000 francs ; votre terre, qui vaut 100.000 francs, m’ap­par­tient, puisque je vous ai payé 100.000 francs depuis vingt ans. Je suis d’ailleurs fon­dé à par­ler ain­si par le rai­son­ne­ment que vous avez fait pour les dettes de l’É­tat vis-à-vis de la Caisse des inva­lides. » Je crois que nos deux col­lègues trou­ve­raient cette façon de pro­cé­der extrê­me­ment choquante.

« La note four­nie par le Minis­tère de la Marine est la suivante :

Pré­lè­ve­ments opé­rés sur les fonds de la Caisse des Inva­lides de l’an IX (sic!!) à l’an­née 1894.
Pré­lè­ve­ments opé­rés par le Tré­sor public
En l’an IX 16.676.975
De l’an IX à l’an XIII  7.716.873
De 1805 à 1810  29.963.485
De 1810 à 1814  25.345.227

À repor­ter : 79.702.560

Somme ver­sée aux inva­lides de la guerre en ver­tu du décret de 1811  1.260.000

Ensemble : 80.962.560

Sur les­quels il a été rem­bour­sé en 1816, par les Finances, lors de la liqui­da­tion de l’ar­rié­ré : 55.308.712.

Reste comme perte défi­ni­tive : 25.653.848.

Ver­se­ment au Tré­sor public sur les excé­dents de recette de la Caisse des Inva­lides, en ver­tu de la loi de Finances de l’exer­cice 1863, savoir :
En 1863  500.000
En 1864  1.000.000
En 1865  1.000.000
En 1866  1.000.000
En 1867  1.000.000
Vente en 1867 de 100.000 livres de rentes pour équi­li­brer les recettes de la Caisse des Inva­lides, capi­tal aliéné  2.316.000
Vente en 1868, 1869, 1870, 1871, de 250.000 francs de rentes 3% et des 1.218 actions de la Banque de France, pour équi­li­brer les recettes de la Caisse des Inva­lides pen­dant les dits exer­cices :
En 1868  2.349.000
En 1869  4.234.000
En 1870  5.083.000
En 1871  4.008.000

À repor­ter : 48.143.848.

« Pour rendre la démons­tra­tion plus sai­sis­sante, admet­tons qu’il soit légi­time d’a­bon­der dans le sens des ins­crits, qui pré­tendent que la Caisse consti­tue une pro­prié­té qui leur est per­son­nelle ; et ajou­tons à ce chiffre de 48.143. 848 francs, les pertes subies par la Caisse des Inva­lides par suite des conver­sions suc­ces­sives du taux de ses rentes, bien que, dans la cir­cons­tance, la Caisse ait subi le sort com­mun à tous les ren­tiers de l’É­tat ; savoir :

Ver­se­ments au Tré­sor public, en 1861, d’une soulte, par suite de la conver­sion des rentes 4 ½ en rentes 3%  5.100.000
Perte de 492.500 francs de rentes, en 1883, par suite de la conver­sion des rentes 5% en 4 ½ (loi du 27 avril 1883), soit en capital  14.000.000
Perte de 985.000 francs de rentes, en 1894, par suite de la conver­sion des rentes 4 ½ en 3 ½ (loi du 17 jan­vier 1894), soit en capital  28.000.000
TOTAL 95.243.848
Sub­ven­tions ser­vies par le Tré­sor public à la Caisse des Inva­lides pour le paie­ment des pen­sions dites de demi-soldes.
Exer­cice 1877  168.000
 — 1878  567.000
 — 1879  554.000
 — 1880  765.000
 — 1881  1.260.000
 — 1882  1.239.000
 — 1883  1.666.000
 — 1884  2.761.000
 — 1885  3.506.000
 — 1886  5.106.000
 — 1887  5.579.000
 — 1888  6.129.497
 — 1889  7.226.000
 — 1890  7.572.000
 — 1891  7.926.803
 — 1892  7.781.783
 — 1893  8.426.037
 — 1894  9.259.233
 — 1895  9.873.483
 — 1896  9.411.288
TOTAL  96.778.122
Balance
Pré­lè­ve­ments opé­rés sur les fonds de la Caisse des Invalides  95.243.848
Sub­ven­tion ser­vie à la dite Caisse pour les demi-soldes  96.778.122
Soit, en faveur du Trésor  1.534.274

« Le Tré­sor publie a donc don­né à ce jour, plus que le mon­tant des pré­lè­ve­ments invo­qués à leur pro­fit par les marins du com­merce. Et comme la sub­ven­tion du dit Tré­sor public attein­dra pro­chai­ne­ment le chiffre de 10 mil­lions 500.000 francs, c’est le Tré­sor publie qui, pour chaque année à venir, devien­drait le créan­cier des marins du com­merce pour une somme de 10.500.000 francs.

Le Minis­tère de la Marine avait don­né là une « Note » men­son­gère, sachant par­fai­te­ment que la liste — même en capi­tal — des sommes « emprun­tées » à la Caisse était incom­plète à un degré extrême ; qu’il fal­lait, pour être hon­nête, éta­blir, au moins approxi­ma­ti­ve­ment, la liste de celles « emprun­tées » durant tout le cours du XVIIIe siècle et jus­qu’en l’an VIII, et non remboursées.

Le Minis­tère de la Marine se ren­dait donc, mora­le­ment, le com­plice des voleurs pré­cé­dents, puis­qu’il niait impli­ci­te­ment leurs vols ou « emprunts », les pas­sant sous silence, lui mieux pla­cé que n’im­porte qui pour savoir à quoi s’en tenir à cet égard.

Le Minis­tère de la Marine agis­sait ain­si pour trom­per sur­tout les marins du com­merce et les marins pêcheurs cela dans le but de ne pas leur accor­der le taux de pen­sion qui légi­ti­me­ment devait leur reve­nir, c’est-à-dire dans le but de les voler.

Le rapport Cabart-Danneville

2° Sa critique de la Note ministérielle

[| Pre­mière par­tie : Le compte vrai, mais brut, et à inté­rêts simples|]

« Note du rap­por­teur de 1903 (M. Cabart-Dan­ne­ville). Sur ce tableau (la Note minis­té­rielle) ne figurent pas les 124 mil­lions enle­vés par l’Em­pire, de 1810 à 1814, dont 79 mil­lions appar­te­naient à la Caisse des Inva­lides pro­pre­ment dite, et 45 mil­lions aux caisses de dépôt des Prises et des Gens de mer. (Rap­port de 1888, page 44.)

« Il n’est pas ques­tion non plus de la vente des immeubles d’An­vers, des actions sur les salines, de la vente du der­nier immeuble de Nantes (1831 – 1832, page 79 du rap­port de 1888).

« Il n’est pas davan­tage ques­tion d’une dimi­nu­tion de 484.000 francs de reve­nu, pro­ve­nant de la conver­sion des rentes de l’É­ta­blis­se­ment, de 5% en 4 ½ (en1852 ; page 91 du rap­port de 1888).

« Cal­cu­lons les inté­rêts simples, à 5%, des dif­fé­rentes sommes emprun­tées par l’É­tat à la Caisse des Invalides :

« Les 16.676.975 francs ont rap­por­té, de 1801 à 1816 : 12.507.531, 25

« Les 7.714.875 francs ont rap­por­té, de l’an IX à l’an­née 1816 : 1.003.293, 49

« Les 29.963.485 francs (emprun­tés de 1805 à 1810), ont rap­por­té, depuis 1808 jus­qu’en 1816 : 11.985.304

« Les 25.345.227 francs prê­tés de l’an 1812 à l’an­née 1816 ont rap­por­té : 5.069.045, 10

« Les 1.260.000 francs prê­tés à la Guerre en 1811, ont rap­por­té : 315.000.

« Somme due en 1816:30.880.463 84

« Les 25.633.848 francs non ren­dus en 1816 ont rap­por­té pen­dant 87 ans 111.594.238, 80.

« Les 30.880.464 fr. 14 d’in­té­rêts non payés en 1816 ont rap­por­té dans ce même laps de temps : 134.330.019.

« Inté­rêts de la soulte de 5.100.000 francs en 1861, à 4 ½%: 9.639.000

« Inté­rêts de l’argent versé : 

« En 1863 — 500.000 francs — inté­rêts. 1.000.000

« En 1864 — 1 mil­lion — inté­rêts 1.950.000

« En 1865 — 1 mil­lion — inté­rêts 1.900.000

« En 1866 — 1 mil­lion — inté­rêts 1.850.000

« En 1867 — 1 mil­lion — inté­rêts 1.800.000

« Perte d’un capi­tal de 14 mil­lions en 1883, inté­rêts. 2.800.000

« Perte d’un capi­tal de 18 mil­lions en 1894, inté­rêts à 4 ½%, 11.340.000

Capi­tal alié­né en 1867 — 2.316.000 fr. — inté­rêt : 4.168.000

Inté­rêts du capi­tal de 4.234.000 francs alié­né en 1869 : 7.197.800.

Inté­rêts du capi­tal de 5.083.000 francs alié­né en 1870 : 8.386.950.

Inté­rêt du capi­tal de 4.008.000 francs alié­né en 1871 : 6.412.800.

TOTAL : 339.360.821, 64

« Si à ces 339.360.821 francs on ajoute les 95.243.848 fr. emprun­tés par l’É­tat, On arrive à la somme de 431.604.069 francs dus par l’é­tat à la caisse des Invalides.

« Et encore nous ne comp­tons pas la perte de capi­tal engen­drée par la conver­sion de 1902 du 4 ½ en, 3 p.100.

« L’ho­no­rable M. Le Cour Grand­mai­son, dans son dis­cours de 1897, éva­luait à 295 mil­lions la somme due par l’É­tat à l’É­ta­blis­se­ment des Inva­lides de la Marine on voit qu’il était encore loin de la vérité.

Le rapport Cabart-Danneville

2° Sa critique de la note ministérielle

[|Deuxième par­tie — Quelques uns des vols innom­brables en sus des 436 mil­lions et demi|]

« Mais ce n’est pas tout

« Il y a encore à examiner :

« 1° Si l’É­tat a tou­jours payé à la caisse des Inva­lides ce que la loi l’o­bli­geait à don­ner à cette institution ;

« 2° Si la Caisse des Inva­lides n’a pas été sou­vent for­cée de prê­ter à l’É­tat un concours qu’il est dif­fi­cile d’é­va­luer exactement ;

« 3° Si l’É­tat n’a pas pro­fi­té des béné­fices que la loi don­nait à l’ins­ti­tu­tion et qui, si elle les avait eus, l’au­raient mise en état de se pas­ser de la sub­ven­tion de l’État.

« C’est ce que nous allons exa­mi­ner maintenant. »

[|Pre­mier et second point|]

« L’ar­ticle 3 du titre 1er de la loi du 13 mai 1791 porte : La Caisse des Inva­lides de la Marine conser­ve­ra pour reve­nus casuels :

1° Quatre deniers pour livre (ou 1,666 p.100) sur toutes les dépenses du dépar­te­ment de la Marine et des colo­nies. — 2° Six deniers pour livre (ou 2 ½ p.100, un peu moins) sur les gages des marins employés pour le com­merce et sur les béné­fices de ceux qui naviguent à la part. — 3° Un sou pour livre (ou 5 p.100) du pro­fit net de toutes les prises faites sur les enne­mis de l’É­tat par les cor­saires fran­çais. — 4° Six deniers pour livre (ou 2 ½ p.100, un peu moins) de la tota­li­té, et le tiers du pro­duit net, de toutes les prises quel­conques faites sur les enne­mis par les bâti­ments de l’É­tat. — 5° La tota­li­té du pro­duit non récla­mé des bris et nau­frages. — 6° Le mon­tant de la solde des déser­teurs à bord des bâti­ments de l’É­tat. — 7° La moi­tié de la solde des déser­teurs à bord des navires du com­merce, l’autre moi­tié étant décla­rée appar­te­nir aux arma­teurs en indem­ni­té de leurs frais de rem­pla­ce­ment. — 8° Le pro­duit des suc­ces­sions des marins et autres per­sonnes mortes en mer ; les sommes, parts de prises, gra­ti­fi­ca­tions, salaires et jour­nées d’ou­vriers, et autres objets de pareille nature, concer­nant le ser­vice de la marine, lors­qu’ils ne seront pas réclamés.

« L’ar­ticle 1er du titre III, rela­tif à la des­ti­na­tion des fonds de la caisse, dispose :

« Les fonds de la Caisse des Inva­lides sont des­ti­nés au sou­la­ge­ment des offi­ciers mili­taires et d’ad­mi­nis­tra­tion, offi­ciers mari­niers, mate­lots, novices, mousses, sous-offi­ciers, sol­dats et autres employés du dépar­te­ment de la marine, et à celui de leur veuves et enfants, même de leurs pères et mères. Ils ne pour­ront sous aucun pré­texte être détour­nés de leur destination. »

« Citons encore le début du titre V et der­nier, qui se rap­porte à la comptabilité :

« La Caisse des Inva­lides de la Marine est un dépôt confié, sous les ordres du roi, au ministre du dépar­te­ment de la marine, qui ne pour­ra, sous peine d’être res­pon­sable, en inter­ver­tir la destination. »

« Voyons si ces pres­crip­tions ont été obser­vées, et si le maxi­mum des pen­sions impu­tables sur les cré­dits de la ton­tine n’a jamais délais­sé 600 livres.

« Vers 1760, le Tré­sor royal, on pré­sence de la pros­pé­ri­té de la Caisse, s’é­tait dis­pen­sé de ver­ser le mon­tant des rete­nues qui lui étaient attri­buées. Des pen­sions avaient été accor­dées à des offi­ciers qui les cumu­laient avec leur solde d’activité.

« En 1795, la rete­nue sur les dépenses de la marine était sup­pri­mée et rem­pla­cée par un sub­side annuel, fixé pour cette année-là à 600.000 livres. Ce reve­nu ne fut jamais payé.

« Le 27 juin 1795, la Conven­tion natio­nale rédui­sait à 5 p.100, au lieu du tiers, le pré­lè­ve­ment sur les prises faites par les bâti­ments de l’É­tat. On exemp­ta les marins navi­guant pour l’É­tat de toute rete­nue sur leurs salaires.

« La loi du 27 nivôse an IX (17 jan­vier 1801) modi­fie la rete­nue à faire au pro­fit de la Caisse ; elle sera de 3 cen­times par franc sur toutes les dépenses de la marine et des colo­nies, et pareille­ment de 3 cen­times par franc sur les gages des marins employés au com­merce et sur les béné­fices de ceux qui naviguent à la part. Les arrê­tés du 9 ven­tôse an IX, le règle­ment du 2 prai­rial an XI, la loi du 27 nivôse an IX, avaient per­mis à l’ins­ti­tu­tion de recons­ti­tuer ses reve­nus. Elle avait ache­té des immeubles à Nantes et à Anvers. Elle était pro­prié­taire d’ac­tions des salines de l’Est. Elle tenait dis­po­nibles dans ses caisses de gros capi­taux pro­ve­nant de ses éco­no­mies et de dépôts non réclamés.

« Tout cela exci­ta la convoi­tise du Tré­sor Public qui s’empara de la caisse:Décret du 43 août 1810.

« Les spo­lia­tions opé­rées ne don­nèrent lieu à aucun rem­bour­se­ment.

« Les sommes ain­si détour­nées de leur affec­ta­tion spé­ciale pour être employées à des dépenses publiques s’é­le­vaient, en 1814, à 124 mil­lions, sur les­quels 79 appar­te­naient, à la Caisse des Inva­lides pro­pre­ment dite, et 45 mil­lions aux caisses des dépôts des Prises et des Gens de mer.

« Le 4 mars 1816, le ministre de la Marine écri­vait à son col­lègue des Finances une lettre que les per­sonnes qui reprochent tou­jours à la Caisse des Inva­lides la sub­ven­tion qu’elle touche du Tré­sor public feront bien de méditer :

« Un de vos pré­dé­ces­seurs parais­sait trou­ver extra­or­di­naire que la Caisse des Inva­lides vou­lût répé­ter ses créances au moment où le Tré­sor public consen­tait à com­plé­ter le cré­dit, de l’É­ta­blis­se­ment, par un secours égal à son défi­cit. Certes, dans la situa­tion cri­tique où la vio­lence l’a pla­cée, les secours du Tré­sor public sont un bien­fait pour la caisse. Mais il n’y aura jamais de pari­té entre des secours et la jouis­sance d’une pro­prié­té, entre des secours qui peuvent ces­ser et une pro­prié­té que rien ne peut atteindre. » (Ici le ministre auteur de cette lettre se trom­pait étran­ge­ment : la preuve que la dite pro­prié­té n’é­tait pas du tout hors d’at­teintes nom­breuses et consi­dé­rables, c’est que — et pré­ci­sé­ment le montre cette lettre elle-même ! — elle en a subi d’é­normes et mul­tiples!) Le ministre ter­mi­nait ain­si : « Ce n’est que par la liqui­da­tion de ses créances que la Caisse peut recou­vrer une indé­pen­dance dont aucune auto­ri­té n’a­vait le droit de la pri­ver. » Oui, peut-on objec­ter à ce ministre un peu naïf, mais un tas d’au­to­ri­tés l’ont sour­noi­se­ment ou bru­ta­le­ment pris, ce droit de por­ter atteinte à l’in­dé­pen­dance de la dite Caisse, et sur­tout à son argent ; et il en sera ain­si tou­jours, à l’occasion.

Repre­nons le texte de M. Cabart-Danneville :

« L’ad­mi­nis­tra­tion de Bour­saint [[Pierre-Louis Bour­saint mérite mieux qu’une men­tion per­due de son nom dans un article sur l’his­toire de la Caisse des Inva­lides de la Marine, lui qui la sau­va de la ruine et lui refit un beau capi­tal et une irré­pro­chable comp­ta­bi­li­té, cela autant par l’a­char­ne­ment de sa pro­bi­té que par sa puis­sance de travail.

Né à Saint-Malo en jan­vier 1781, fils d’un petit négo­ciant, embar­qué à 15 ans comme simple novice timo­nier. Bour­saint, dans la der­nière période de sa vie, était deve­nu suc­ces­si­ve­ment puis à la fois le chef de trois divi­sions du minis­tère de la Marine : Comp­ta­bi­li­té géné­rale, Caisse des Inva­lides, Admi­nis­tra­tion des colonies.

Il est un mot de lui qui me paraît bon à rap­por­ter ici (c’é­tait à pro­pos de cer­tain pro­jet bâtard rela­tif à l’or­ga­ni­sa­tion de la Caisse): « Ne vous y trom­pez pas : la dis­lo­ca­tion est pire que la des­truc­tion. Les choses utiles que l’on détruit renaissent quel­que­fois ; celles que l’on altère, jamais. Elles se traînent dans cette lan­gueur qui n’est ni la vie ni la mort. » qui, tout sim­ple­ment, trans­po­sé, peut s’ap­pli­quer à tel pro­jet bâtard rela­tif à telle caisse de capi­ta­li­sa­tion autre que celle des Inva­lides de la Marine.

Le mot ci-des­sus est à la page 360 des Écrits divers de P.-L. Bour­saint, 1834, Paris, Eve­rat, in‑8°. Il est d’ailleurs dans une lettre de Bour­saint, publiée dans Cor­res­pon­dance par­ti­cu­lière de M. Bour­saint, 1834, Paris, Eve­rat, in‑8°. Recueil tiré à 200 exem­plaires dis­tri­bués à des parents et amis ; très peu com­mun dans le com­merce, même dans les biblio­thèques publiques. La biblio­thèque de Rennes pos­sède celui, très élé­gant, offert à Madame Lacou­drais (dont le mari avait contri­bué à sau­ver la Caisse des Invalides).

Sur Bour­saint, voir la bonne notice du dic­tion­naire de Bio­gra­phie bre­tonne publié sous la direc­tion de Levot. 1852 à 1857, Vannes, Cau­dé­ran, et Paris, Dumou­lin, 2 gros vol. in‑8°. Voir I, 171 à 173.]] avait per­mis d’a­mé­lio­rer le sort d’un cer­tain nombre d’ins­crits peu favo­ri­sés et de recons­ti­tuer les capi­taux de l’É­ta­blis­se­ment des Inva­lides » pour une faible par­tie, M. Caban-Dan­ne­ville l’a mon­tré, mais il eût bien fait de le rap­pe­ler en cet endroit. Du reste, il remarque aussitôt :

« Aus­si l’on vota, en 1829, le 2 août, le ver­se­ment au Tré­sor public de la moi­tié de la rete­nue de 3 p.100 consen­tie, au pro­fit de la caisse, par les four­nis­seurs de la marine, sur le mon­tant de leurs livrai­sons [[Dans un inté­res­sant tableau de l’é­tat de la Caisse des Inva­lides en l’an­née 1840, de Mont­fer­rier invoque cet argu­ment : « Les sou­mis­sion­naires des mar­chés pour les four­ni­tures du maté­riel accroissent, natu­rel­le­ment, du mon­tant de ce droit de 3 du cent, les prix qu’ils demandent à la Marine. » Il n’a pas même l’i­dée qu’il aurait fal­lu rem­pla­cer cette source de reve­nus par une autre équi­va­lente. (Dic­tion­naire uni­ver­sel et rai­son­né de marine… sous la direc­tion de A.S. De Mont­fer­rier…, 1841, Paris, au bureau du Dic­tion­naire de Marine. Gros in‑4°, avec planches. Voir pp. 359 à 361.]].

« Et, en 1830, le rap­por­teur des comptes à la Chambre – des Dépu­tés pro­po­sait de spo­lier la Caisse des Inva­lides de la Marine.

« Par l’Or­don­nance du 31 décembre 1833, la rete­nue sur les trai­te­ments du per­son­nel de l’ad­mi­nis­tra­tion cen­trale du minis­tère de la Marine, fut éle­vée de 3 à 5 p.100. Le même acte pour­sui­vit en outre le ver­se­ment, au pro­fit des inva­lides, du pre­mier mois d’ap­poin­te­ments alloués aux sur­nu­mé­raires titu­la­ri­sés ; du pre­mier mois d’aug­men­ta­tion par suite d’a­van­ce­ment ; des rete­nues opé­rées sur le trai­te­ment des chefs, sous-chefs et employés en congé. Cette der­nière dis­po­si­tion fut éten­due, par l’Or­don­nance du 12 novembre 1835, ren­due pour l’ap­pli­ca­tion de la loi du 17 août pré­cé­dent, aux rete­nues exer­cées sur la solde des offi­ciers mili­taires et civils de la Marine en congé, ain­si que sur celle des agents affec­tés soit au ser­vice géné­ral, soit, au ser­vice des colo­nies, dans la même position.

« La rete­nue de 3% sur les paie­ments à faire aux four­nis­seurs du maté­riel de la Marine est sup­pri­mée par la loi du 11 juin 1842, réta­blie en 1852 ; aban­don­née de nou­veau le 29 décembre 1882.

« Depuis le 1er jan­vier 1886 la rete­nue exer­cée sur la solde et les acces­soires de solde du per­son­nel de la Marine des Colo­nies, est ver­sée au Tré­sor public.

« On peut juger par ce que nous venons de dire, de com­bien de sommes consi­dé­rables le Tré­sor public a fait tort à la Caisse des Inva­lides de la Marine, soit en ne tenant pas ses enga­ge­ments, soit en acca­pa­rant des capi­taux qui étaient la pro­prié­té des ins­crits maritimes.

« Pas­sons à l’exa­men des charges dont le Tré­sor public s’est débar­ras­sé pour en reje­ter le poids sur la Caisse des Invalides.

« Comme nous le disions plus haut, entre 1760 et 1772, des pen­sions avaient été accor­dées en témoi­gnage de satis­fac­tion à des offi­ciers qui en cumu­laient la jouis­sance avec leur trai­te­ment d’activité.

« En outre, on était arri­vé à faire garan­tir et payer les inté­rêts d’un emprunt de 3 mil­lions, pour la construc­tion des casernes de Cour­be­voie, par la Caisse des Inva­lides de la Marine.

« Aus­si la Caisse était-elle obé­rée, et il y avait, en 1791, trois mille vieux marins qui atten­daient depuis deux ans la liqui­da­tion de leur demi-solde.

« L’aug­men­ta­tion des rete­nues au pro­fit de l’É­ta­blis­se­ment l’ayant, en moins de deux ans, pla­cé dans un état de pros­pé­ri­té, les Consuls déci­dèrent que les soldes de retraite et les trai­te­ments payés sur les fonds annuels de la Marine seraient, à comp­ter du ler nivôse an XI, pré­le­vés sur les fonds de la Caisse des Inva­lides de la Marine.

« Ain­si, dès que sa situa­tion finan­cière le per­mit, l’ins­ti­tu­tion des Inva­lides reprit [par force], à la décharge du Tré­sor public, le paie­ment inté­gral des pen­sions, que l’ar­rê­té royal du 21 jan­vier 1772, vu son état de pénu­rie, ne lui avait don­né l’o­bli­ga­tion d’ac­quit­ter que dans les limites d’un maxi­mum de 1.000 livres ; que la loi du 13 mai 1791 et l’ar­rê­té du 27 nivôse an IX, avaient, pour le même motif, abais­sé à 600 livres.

« Le droit des ser­vi­teurs de la Marine mili­taire à une pen­sion sur le Tré­sor public fut pro­cla­mé de nou­veau quelques mois plus tard, par l’ar­rê­té du 11 fruc­ti­dor an XI, qui ren­dait appli­cables à la Marine les dis­po­si­tions de la loi du 8 flo­réal pré­cé­dent sur les pen­sions de l’ar­mée de terre. Les soldes de retraite et les pen­sions de l’ar­mée de mer res­taient à la charge de la Caisse des Inva­lides de 1a Marine, mais en cas d’in­suf­fi­sance, il était spé­ci­fié que le Tré­sor publie devait y pour­voir. » Par­bleu ! la Caisse des Inva­lides étant vidée, force était bien d’y suppléer !

Le rapport Cabart-Danneville

3° Sa comparaison entre les fonds de secours des Ministères de la Guerre et de la Marine

À la page sui­vante de son Rap­port, page 539, M. Cabart­Dan­ne­ville com­pare, pour trois années, 1887 à 1889, les sommes mises à la dis­po­si­tion du Minis­tère de la Guerre et de celui de la Marine, comme fonds de secours. Voi­ci son texte :

« En 1887, le Minis­tère de la Guerre dis­po­sait comme fonds de secours de deux sommes, l’une de 1.851.048 francs, des­ti­née à venir en aide aux anciens mili­taires, à leurs veuves et orphe­lins ; l’autre de 2.126.134 francs, devant être dis­tri­buée à des mili­taires bles­sés ou deve­nus infirmes dans des cir­cons­tances de guerre ou de ser­vice com­man­dé et n’ayant, pas droit à la pension.

« 26.581 per­sonnes ont été secou­rues avec la pre­mière somme, 11.501 avec la seconde. Ce qui donne un secours moyen de 70fr.96 et une gra­ti­fi­ca­tion moyenne de 184fr.80 par personne.

« En 1888, le même Minis­tère obte­nait deux cré­dits ayant les mêmes affec­ta­tions, l’un de 1.886.293 fr. 95, au moyen duquel il a secou­ru 26.547 per­sonnes, soit en moyenne 69fr.84 par per­sonne ; l’autre de 2.155.018 fr. 71. qui a per­mis de don­ner des gra­ti­fi­ca­tions à 11.645 anciens mili­taires, soit 185fr.05 par individu.

« En 1889, par le même, une somme de 1.866.161 fr. 40 a été dis­tri­buée à 26.203 per­sonnes et une autre, de 2.163.553 fr. 60 a été ver­sée à 11.647 anciens mili­taires, soit une moyenne de 71fr.21 et de 185fr.76.

« La Marine, pour les mêmes exer­cices, a disposé : 

« En 1887 :

« 1° D’un cré­dit de 990.609 fr. 70, qui a per­mis de secou­rir 22.585 marins. Moyenne de 43fr.86 par homme.

« 2° D’une somme de 96.947 fr. 25, qui a été ver­sée comme gra­ti­fi­ca­tion à 570 marins, soit, par uni­té, 170fr.08.

« En 1888 :

« 1° D’un cré­dit de 1.001.186 francs, qui a per­mis de secou­rir 22.361 marins, soit 44fr.77 par individu.

« 2° D’un cré­dit de 102.846 fr. 50, qui a per­mis de secou­rir 565 per­sonnes, soit 182fr.02 par individu.

« En 1889 :

« 1° D’un cré­dit de 979.331 fr. 38, qui a per­mis de secou­rir 22.653 marins, soit 42fr.25 par individu.

« 2° D’un cré­dit de 102.846 fr. 50, qui a per­mis de secou­rir 565 per­sonnes, soit 182fr.02 par individu.

« On voit immé­dia­te­ment la dif­fé­rence entre la manière dont sont trai­tés les mili­taires et les marins.

« Est-en parce que le métier de ces der­niers est plus dur, les expose à plus de dan­gers ? Est-ce parce qu’ils rap­portent sou­vent, des colo­nies, des mala­dies qui leur inter­disent tout tra­vail durant le reste de leur vie ?

« Et il faut noter que vos hommes — les marins — versent au Tré­sor public, pen­dant qu’ils servent sur les bâti­ments de l’É­tat 3% de leur solde ; qu’une fois libé­rés ils conti­nuent à ver­ser à la Caisse des Inva­lides une par­tie de leurs gains ! »

Total approximatif minimum des sommes volées à cette Caisse de capitalisation avec les intérêts simples : Un milliard sept cent soixante-dix millions

Vu l’é­norme dif­fi­cul­té d’ar­ri­ver à une pré­vi­sion mathé­ma­tique, même de rigueur rela­tive, dif­fi­cul­té résul­tant sans doute plus encore des désordres admi­nis­tra­tifs (offi­ciel­le­ment consta­tés à maintes reprises ; voir plus haut) et de leurs consé­quences, que des dépenses secrètes et autres « cachot­te­ries » (par exemple de la dis­pa­ri­tion, non prou­vée for­mel­le­ment, mais mora­le­ment cer­taine, de bien des pièces comp­tables), M. Cabart-Dan­ne­ville. a renon­cé, pour son éva­lua­tion arith­mé­tique de par­tie des sommes détour­nées, à ten­ter le cal­cul d’une série de détour­ne­ments dont il se borne à don­ner l’é­nu­mé­ra­tion pré­cise et sur actes offi­ciels, mais sommaire.

Il a soin, tou­te­fois, d’in­di­quer net­te­ment qu’il y aurait lieu d’a­jou­ter, de ce chef, une somme consi­dé­rable à celle de 434 mil­lions et demi envi­ron à laquelle il a limi­té ses cal­culs mathématiques.

De plus, M. Cabart-Dan­ne­ville, pour toute la période anté­rieure à l’an IX (1801), et tou­jours par les sus­dits motifs, n’a aucu­ne­ment fait état, dans son cal­cul des 434 mil­lions et demi de quoi que ce soit des détour­ne­ments affé­rents à la dite période.

Non seule­ment il n’a rien cal­cu­lé à cet égard, mais dans l’é­nu­mé­ra­tion qui suit son cal­cul il n’a signa­lé, pour la période de l’an­cien Régime et pour Révo­lu­tion, que par­tie des détour­ne­ments. Cela est vrai, avant tout et par des­sus tout à l’é­gard de l’an­cien Régime : M. Cabart-Dan­ne­ville cite seule­ment, pour l’an­cien Régime, quelques détour­ne­ments affé­rents à peu près aux années com­prises entre 1760 et 1772.

J’en prends acte sans le blâ­mer aucu­ne­ment : rap­por­teur favo­rable de ce qui devint la loi du 14 avril 1904 pour les pêcheurs côtiers des estuaires et des étangs (voir ci-des­sus le seuls sous-cha­pitre y rela­tif) et dési­reux de le faire abou­tir au plus tôt, il éli­mi­nait, avec rai­son, tout ce qui pou­vait don­ner lieu à ergo­ter sans uti­li­té pour ce pro­jet. Mais ici nous cher­cher à répa­rer ses omissions.

Cal­cu­ler mathé­ma­ti­que­ment, impos­sible, mais l’on peut par­ve­nir à une éva­lua­tion approxi­ma­tive très inté­res­sante. Je le ferai en ayant, grand soin d’o­pé­rer sur des chiffres bien évi­dem­ment infé­rieurs à la réa­li­té pour éva­luer les sommes sous­traites à la Caisse des Inva­lides de la Marine. 

Et d’a­bord j’ad­mets — dans le pré­sent tra­vail — comme étant pas infé­rieurs, eux, à la réa­li­té, les chiffres don­nés par le Minis­tère de la Marine (dans la note cynique rap­pe­lée plus haut et cri­ti­quée par M. Cabart-Dan­ne­ville) comme chiffres bruts des sommes sous­traites depuis 1801 jus­qu’en 1871. Cette Note donne ain­si, brut, non com­pris ce qui fut per­du par suite de conver­sion de rentes : 48.143.848 francs.

Ajoutons‑y les 79 mil­lions volés par Napo­léon Ier et dont parle M. Cabart-Dan­ne­ville ; c’est un chiffre offi­ciel de vol fait à la dite Caisse pro­pre­ment dite : 79.000.000 francs

En outre, il faut tenir compte d’une par­tie des 45 mil­lions volés en même temps par l’empereur aux deux autres caisses de l’É­ta­blis­se­ment, celles des Prises et des Gens de mer, puisque cha­cune aurait eu à ver­ser chaque année, à la Caisse des Inva­lides pro­pre­ment dite, une part des fonds en dépôt. (C’é­tait une des fonc­tions, on se le rap­pelle, de ces deux caisses annexes).

Il faut tenir compte aus­si des énormes détour­ne­ments opé­rés par la Conven­tion Natio­nale (excu­sables, à titre tout à fait excep­tion­nel, soit, mais trop réels!): en 1795, sup­pres­sion de la rete­nue sur les dépenses de la Marine, rem­pla­cée par un sub­side fixé, pour cette année-là, à 600.000 livres, lequel sub­side ne fut jamais payé. Même année, le 27 juin, la Conven­tion rédui­sait à 5% au lieu de 33% — réduc­tion de 28%! — le pré­lè­ve­ment sur les prises faites par les bâti­ments de l’É­tat ; et cela à une époque où l’on était en guerre mari­time constante, où donc les 33% auraient rap­por­té des sommes très fortes.

Je suis assu­ré­ment très au-des­sous de la véri­té en ajou­tant, pour ces trois seuls détour­ne­ments de fonds.: 60.000.000 francs.

Total — mini­mum — en capi­tal, des sommes détour­nées de 1801 à 1871 : 187.143.848 francs.

Ce qui, pour cette période de 79 ans, fait une moyenne de 2.673.482 fr. 97. par année.

Je lais­se­rai de côté les gâchages et les détour­ne­ments com­mis, de manière directe ou indi­recte, après 1871.

Je laisse éga­le­ment les gas­pillages et les détour­ne­ments com­mis depuis 1709 envi­ron, jus­qu’en 1743, et que nous avons constatés.

Mais par­lons des gas­pillages, pillages, détour­ne­ments et vols com­mis de 1744 à 1801. Ils sont innom­brables, et le total forme évi­dem­ment une somme colos­sale, comme on a pu s’en rendre compte par les aveux, consta­ta­tions et révé­la­tions d’o­ri­gines diverses, offi­cieuse, offi­cielle, etc., mais à peu près toutes inat­ta­quables, et toutes concor­dantes sans excep­tion. J’ad­mets que, mal­gré le désordre et le sans-gène insen­sés de cette époque, la moyenne annuelle des sommes sous­traites n’ait pas été alors plus forte que celle de la période 1801 à 1871, qu’elle n’ait donc pas dépas­sé les 2.673.482 fr. 97 ci-des­sus indiqués.

Comme de 1744 à 1801 il y a 57 ans, mul­ti­plions les 2.673.483 f. 87 par 57 ; nous avons ain­si une somme de 152.388.531 francs sous­traite en ce laps de temps.

Pour cal­cu­ler les inté­rêts simples à 5%, je les cal­cu­le­rai, natu­rel­le­ment depuis 1773 (année moyenne entre 1744 et 1801) jus­qu’en 1910, c’est-à-dire durant 137 années. Or, 152.388.531 à 5 p.100 donne pour chaque année : 7.619.426 fr.55 somme qui, mul­ti­pliée par 137, donne 1.043.771.437, 25 francs.

Repor­tons, à pré­sent, les 434.604.669 fr. trou­vés par Cabart-Dan­ne­ville pour le mini­mum sous­trait de 1801 à 1871, inté­rêts com­pris (mais non com­pris les 79 mil­lions et les 60 mil­lions dont il a été par­lé plus haut).

Repor­tons éga­le­ment les sus­dits 79 mil­lions et les sus­dits 60 millions.

Total géné­ral des sommes sous­traites à la Caisse des Inva­lides de la Marine : 1.769.764.637 francs 35.

Ces Un mil­liard sept cent soixante-dix mil­lions, cal­cu­lés en reve­nu actuel, non à 5 p.100, accor­dons-le, mais bien moins encore à 3 p.100, cal­cu­lés au taux légal actuel de 4 p.100, don­ne­raient aux marins et marins-pêcheurs un reve­nu de 70.760.000 francs, c’est-à-dire de quoi qua­dru­pler des pen­sions de retraites des ins­crits mari­times, et cela sans avoir à « taper » le bon gogo de contri­buable d’une somme de 16 mil­lions envi­ron ins­crite chaque année au bud­get. Le qua­druple des pen­sions exis­tantes depuis la loi du 14 juillet 1908, ce serait 1.440 francs pour les pen­sions le plus bas, au lieu de 360.

Tous ceux qui — par­ti-pris par hos­ti­li­té de classe, on par igno­rance, ou par réfor­misme éta­tiste — crient à la légende comme des enfants crie­raient au loup, au sujet des escro­que­ries com­mises aux dépens de la dite Caisse, tous ceux là vont exer­cer ici leur iro­nie mais rire n’est pas répondre.

À l’é­gard du citoyen Jau­rès, je suis peu sur­pris qu’il ignore la ques­tion ; pour lui, sans doute les ins­crits mari­times du com­merce et des pêches ça n’existe pas ou à peu près pas : M’ai­dant de la bonne table alpha­bé­tique dres­sée par cm. Albert Tho­mas pour l’His­toire Socia­liste de 1789 à 1900, j’ai vai­ne­ment cher­ché dans cette His­toire, émi­nem­ment sociale, voire socia­liste, par défi­ni­tion, un peu de l’his­toire des marins du com­merce et des pêches, de leur orga­ni­sa­tion syn­di­cale, de leurs reven­di­ca­tions, de leurs grèves, de ce qu’ils ont pu obte­nir de tout cela dans notre vie sociale — et de leur Caisse des Inva­lides, dont tous les gou­ver­ne­ments se sont tel­le­ment occu­pés et pré­oc­cu­pés. Rien !

Au qua­trième volume « Conven­tion » rédi­gé par le citoyen Jau­rès lui-même, un inté­res­sant ali­néa, pp. 986 – 987, sur la pro­po­si­tion de Jean Bon Saint-André concer­nant « une orga­ni­sa­tion démo­cra­tique de la marine ». Mais rien de notre sujet.

Le tome sui­vant, le cin­quième, écrit par feu le socia­liste Gabriel Deville, une page, 122 à 123, sur la marine de guerre et la guerre de course ; puis, p. 174, un court ali­néa de trois phrases, dont les deux der­nières très impré­cises, sur l’or­ga­ni­sa­tion de la Marine ; enfin, aux pages 228 à 230, une page et demi, pleine d’in­té­rêt, sur les impor­ta­tions et le com­merce mari­times. Mais des marins du com­merce et des pêches, pas un mot.

Me fiant à la Table ana­ly­tique, j’ai cher­ché à la page 301 du tome XI, œuvre de Labus­quière ; j’y ai trou­vé un por­trait à pleine page du citoyen Jau­rès, assis devant un mon­ceau de livres et impri­més divers, au nombre des­quels n’é­taient assu­ré­ment pas le célèbre com­men­taire de Valin sur l’Or­don­nance de la Marine de 1681, ni l’ou­vrage de Cri­se­noy, ni (fait étrange, pour un par­le­men­taire) les mul­tiples enquêtes, rap­ports et dis­cours par­le­men­taires rela­tifs à la caisse des Inva­lides, qui occupent tant de place dans les diverses col­lec­tions où l’on conserve — pieu­se­ment — l’his­toire authen­tique et inal­té­rée, comme dit l’autre, des faits et gestes de nos hono­rables dépu­tés, pairs, séna­teurs, et de Nos Excel­lences ou Majes­tés les chefs d’État.

Certes j’ai eu grand plai­sir à revoir la figure sym­pa­thique de Jau­rès, mais — que le grand tri­bun ne m’en veuille pas — « le moindre grain de mil…», un petit ren­sei­gne­ment docu­men­té sur la Caisse des Inva­lides, eût, en l’es­pèce, mieux été mon affaire.

Augmentation des pensions, mais la Caisse des Invalides subit encore certains détournements

Bien des années avant 1908, la Fédé­ra­tion Natio­nale des Syn­di­cats mari­times avait récla­mé pour tous les ins­crits du com­merce et des pêches une grosse aug­men­ta­tion des pen­sions faus­se­ment dites de demi-soldes ; ne pou­vant prou­ver à quel point, leur Caisse avait été spo­liée mais sachant que c’é­tait à coup sûr d’une somme énorme en capi­tal, elle vou­lut exi­ger, fina­le­ment, que ces retraites fussent, por­tées de 204 à 600 francs par année pour le plus bas.

Or, à la veille des élec­tions, un ancien ministre du Com­merce, dépu­té du Havre, M. Jules Sieg­fried, pré­sident du « Groupe des Ins­crits et des Inté­rêts (sic) mari­times de la Chambre des dépu­tés », avait mis au jour un beau pro­jet de loi qui accor­de­rait en effet des pen­sions de « demi-soldes » sur la base mini­ma de 600 francs par année.

Mais après les élec­tions, M. Jules Sieg­fried décou­vrit que le bud­get natio­nal n’é­tait vrai­ment pas capable de sup­por­ter une telle charge nou­velle ; il nous en a don­né l’as­su­rance lorsque nous sommes allés en délé­ga­tion, à la Chambre, deman­der au Groupe des Ins­crits et des Inté­rêts (sic) mari­times » de vou­loir bien appuyer le pro­jet Sieg­fried. Et tous les membres de ce Groupe approu­vèrent leur pré­sident à ce sujet, approu­vant de même avec cha­leur les bonnes, les excel­lentes paroles de M. Sieg­fried assu­rant la délé­ga­tion du Congrès syn­di­cal mari­time du pro­fond dévoue­ment des par­le­men­taires en géné­ral, tout par­ti­cu­liè­re­ment des membres du « Groupe des Ins­crits et des Inté­rêts (sic) mari­times » pour les « tra­vailleurs », sur­tout les « petits », de la part si grande de sym­pa­thie qu’ils gar­daient tou­jours aux ins­crits mari­times du com­merce et des pèches.

Dix-sept jours après cette entrevue :

Les par­le­men­taires à peu près à l’u­na­ni­mi­té, y com­pris les dépu­tés membres du « Groupe des ins­crits et des Inté­rêts (sic) mari­times » et leur pré­sident Sieg­fried avaient fait une seconde décou­verte : c’est que le bud­get natio­nal pou­vait allè­gre­ment sup­por­ter la charge nou­velle de 5 mil­lions et demi, pour por­ter à qua­rante et un francs par jour ! — quinze mille francs par année — les appoin­te­ments des dépu­tés et séna­teurs. C’é­tait plus du tiers de la somme néces­saire pour por­ter les pen­sions des marins et marins-pécheurs, du mini­mum (les 23 ne tou­chaient que ce mini­mum) de zéro franc cin­quante-six cen­times et demi par jour — deux cent quatre francs par année — au mini­mum de un franc par jour — trois cent soixante francs par année, à peine ce qu’un dépu­té ou séna­teur « gagne » (

Quelques jours après parais­sait dans le Petit Navi­ga­teur, organe de la Fédé­ra­tion syn­di­cale des agents du ser­vice géné­ral à bord, certes pas révo­lu­tion­naire (oh non!!) un article, pages 2 à 3 du numé­ro de décembre 1906, signé Pierre Mar­tin, sous le titre : « Geste d’espoir » :

« Le deuxième para­graphe de l’ar­ticle 17 de la loi orga­nique du 30 novembre 1875, est rem­pla­cé par les dis­po­si­tions suivantes :

« L’in­dem­ni­té légis­la­tive est fixée à 15.000 francs par an, à par­tir du 1eer jan­vier 1907. Elle est réglée par le deuxième para­graphe de l’ar­ticle 96 et par l’ar­ticle 97 de la loi du 15 mai 18’49, ain­si que par les dis­po­si­tions de la loi du 16 février 1872. »

Voi­là pour­quoi, explique l’au­teur de l’en­tre­fi­let, — ren­trant l’autre jour des mers du Sud, je trou­vais aux gens de mer des figures drôles et j’en­ten­dais des réflexions sin­gu­lières. J’al­lais trou­ver l’a­mi Pit­tors ; explique-moi donc ce qui se passe, lui dis-je.

« C’est que, me dit-il, nos dépu­tés et séna­teurs ont trou­vé moyen de se voter une aug­men­ta­tion de solde de cinq mil­lions et demi en 20 minutes.

« Mais, répli­quai-je, c’est un geste qui doit nous don­ner de l’es­poir. Cal­cule avec moi : on nous dit que pour arri­ver à payer les pen­sions que nous deman­dons il faut trou­ver 12 mil­lions ; suis-moi bien : 5.500.000 francs en 20 minutes repré­sentent 275.000 francs à la minute ; donc, pour avoir, 12 mil­lions, il fau­dra 43 minutes 6 secondes, et 3 dixièmes. Jamais je n’ai cal­cu­lé avec un si réel plaisir.

« Tu n’a pas l’air, me dit Pit­tors, de t’oc­cu­per de savoir qu’est-ce qui paiera ?

« Mais tu ne m’as pas dit que ces Mes­sieurs s’en étaient sou­cié seule­ment durant trois tours d’hé­lice ; j’ai fait comme eux. Sur­tout ils n’ont pas fait grève ; crois-tu que ç’au­rait été ordi­naire, une grève de ce genre ? Et pour­tant, nous autres allons être obli­gés d’en venir là, s’ils n’ar­rivent pas à faire le même cal­cul que moi, ce qui, entre nous, peu bien arriver. »

En effet, « ces Mes­sieurs » ne vou­laient pas faire le même cal­cul que Pierre Martin.

Tou­te­fois, au Sénat, M. Vic­tor Méric plai­dait vigou­reu­se­ment la cause des ins­crits ; de son dis­cours du 21 jan­vier 1907 je déta­che­rai quelques lignes :

« Un rap­pro­che­ment sug­ges­tif suf­fi­rait à éclai­rer le débat.Voici un ouvrier de nos arse­naux ; il n’a jamais navi­gué, il n’a pas quit­té un seul jour sa famille, son foyer ; il n’a pu arri­ver, après 25 années de ser­vices, au modeste grade de chef ouvrier, mais, s’il a atteint 50 ans d’âge, il a droit, à dater de ce jour, à une pen­sion de retraite de 600 francs.

« Voi­ci, à côté, un ins­crit mari­time ; il a réuni trois cents mois de navi­ga­tion, ce qui, avec les aléas de l’embarquement, repré­sente au moins 30 années de pro­fes­sion, et cela le reporte quel­que­fois au delà l’âge de 50 ans. Il a pas­sé sa vie loin des siens, loin de son pays — « il a cou­ru. des dan­gers » fait obser­ver ici un autre séna­teur — « et quand il arrive à cette période, il touche une retraite de 365 francs, qui peut tom­ber même à un mini­mum de 204 francs ». Lequel mini­mum est ce que tou­chaient effec­ti­ve­ment les deux tiers au moins des inscrits.

« Et que l’on ne se méprenne pas sur ma pen­sée : je ne dis pas que l’ou­vrier des ports est trop payé, loin de là ; je dis que l’ins­crit ne l’est pas assez. »

M. Vic­tor Méric aurait pu rap­pe­ler aus­si, comme fai­sait l’autre jour le cama­rade Luquet (Huma­ni­té, 24 jan­vier 1910 : « Loin de nous ») que « l’É­tat assure des retraites de 800 à 1.300 francs à d’an­ciens sous-offi­ciers ayant de 35 à 40 ans d’âge, et aux­quels, par sur­croît, les meilleurs emplois sont réser­vés » à leur sor­tie du régiment!!

Pen­dant que dis­cu­taient les par­le­men­taires, que M. Méric et quelques autres s’ef­for­çaient, vai­ne­ment, d’ob­te­nir un taux mini­mum appro­chant de celui de 600 francs deman­dé par les ins­crits, la Fédé­ra­tion Natio­nale des Syn­di­cats mari­times agis­sait ; même les « états-majors » de la marine mar­chande votaient la grève à outrance pour le cas où le Par­le­ment et les gou­ver­nants ne don­ne­raient pas satis­fac­tion com­plète aux reven­di­ca­tions exprimées.

Et d’un bout à l’autre du lit­to­ral, on tenait des mee­tings qui se résol­vaient par des ordres du jour met­tant en demeure le Par­le­ment et les Pou­voirs publics de satis­faire aux reven­di­ca­tions des ins­crits concer­nant les pen­sions, reven­di­ca­tions que nous sommes en droit de dire ultra-modestes, après l’his­to­rique tra­cé ci-des­sus de la Caisse des Inva­lides de la Marine !

Mais s’il y a tou­jours des dizaines de mil­lions pour les appoin­te­ments de nos hono­rables par­le­men­taires, pour toutes les autres dépenses de la Chambre et du Sénat, et pour l’aug­men­ta­tion de leurs appoin­te­ments, pour leurs retraites, pour celles de leurs veuves ; s’il y a tou­jours des cen­taines de mil­lions et encore des cen­taines pour les primes aux arma­teurs et grandes com­pa­gnies d’ar­me­ment mari­time ; s’il y a tou­jours des mil­liards pour les œuvres de mort, pour la Guerre et pour la Marine de guerre, — par contre ou plu­tôt par consé­quent il n’y a jamais, il ne reste jamais pour les pro­lé­taires, pour la masse des tra­vailleurs manuels et petits employés, petits fonc­tion­naires pri­vés ou publics, que les rési­dus des mil­lion­naires, os à ron­ger que, par grande grâce, après bien des années d’ou­bli et de ter­gi­ver­sa­tions, en se tar­guant très haut de « sym­pa­thie pour les humbles », os à ron­ger que l’on jette en rechi­gnant aux miséreux.

Après quoi de lugubres far­ceurs viennent dire au pro­le­taire : Allons, mon frère ! cou­rage, rési­gna­tion, espoir ! Et d’a­bord constate le pro­grès, lent, je l’a­voue, mais réel ; il fut un temps où Lazare ne rece­vait pas même, pour apai­ser sa faim, les miettes tom­bées de la table du riche, on les lui refu­sait ; aujourd’­hui on les lui accorde. Et sois rési­gné, car tout ce qui arrive en ce monde c’est par la volon­té divine, et donc l’on doit être sou­mis à tout, et par exemple aus­si à ses maîtres. Et quel sujet d’es­poir ! le mau­vais riche ira en enfer, tan­dis que Lazare sera en para­dis, magni­fi­que­ment heureux.

Mais de nos jours, Lazare prend sans cesse davan­tage l’ha­bi­tude de ne plus se conten­ter des miettes tom­bées de la table du riche. Chaque année davan­tage il s’ha­bi­tue à pré­pa­rer lui-même son « para­dis » sur terre, sans sou­ci d’au­cun autre, fût-il de Saint-Marx édul­co­ré par Saint-Jaurès.

Et, au prin­temps de 1907, la grève des ins­crits mari­times du com­merce et des pêches écla­ta sur tout le lit­to­ral. Elle bat­tait son plein, lorsque sou­dain le capi­taine au long cours Le B…, pré­sident du « Comi­té de défense des Gens de mer », prit sur lui de l’ar­rê­ter, par un télé­gramme où il la décla­rait « suspendue »

(Désor­mais, en des cir­cons­tances ana­logues, la Fédé­ra­tion Natio­nale des Syn­di­cats mari­times ne lais­se­ra plus prendre les rênes à un Comi­té mixte où pré­do­mi­ne­rait, comme cette fois-là, l’élé­ment « offi­ciers de pont et de machines» ; élé­ment fata­le­ment peu réso­lu à aller jus­qu’au bout, vu sa situa­tion hybride et sa men­ta­li­té propre. Au sur­plus, le Congrès de Bor­deaux, en octobre der­nier, a vu la sépa­ra­tion com­plète, et heu­reu­se­ment bien défi­ni­tive, entre les syn­di­cats des ins­crits « subal­ternes » et les orga­ni­sa­tions d’officiers.)

Les six jours de grève avaient effrayé le Par­le­ment et les Pou­voirs publics assez pour les déci­der à aug­men­ter très nota­ble­ment les taux res­pec­tifs de pen­sions que d’a­bord ils étaient réso­lus à ne pas dépas­ser, ils ne les avaient pas effrayés assez pour les obli­ger à don­ner ce que deman­daient les inscrits.

À bien plus forte rai­son ne fut-il pas ques­tion de prendre, ni même d’é­tu­dier des mesures en vue de res­ti­tuer à la Caisse des Inva­lides de la Marine l’é­norme capi­tal dis­pa­ru, à tout le moins les reve­nus de ce capital.

Et actuel­le­ment, tous les ans, il est détour­né de cette Caisse une somme très impor­tante, avec la com­pli­ci­té du gou­ver­ne­ment. Ce n’est pas le syn­di­ca­liste révo­lu­tion­naire Léon Vignols qui le pré­tend, c’est M. de Seil­hac, du Musée Social, qui le constate ; voir son très inté­res­sant petit livre d’en­quête Marins-pêcheurs, Pêcheurs côtiers et Pêcheurs de morue à Terre-Neuve et en Islande (1899, Paris, Rous­seau et Chal­la­mel, in-12).

M. de Seil­hac rap­pelle que les arrhes don­nées au pêcheur, en l’en­ga­geant, et qui, pour les Fécam­pois, sont assez impor­tantes, ne sont pas por­tées sur le rôle afin que ce « pur don », comme on le nomme, ne soit pas sou­mis à la rete­nue en faveur de la Caisse des Invalides.»(Page 91)

Mais voi­ci qui est de bien autre impor­tance et sur­tout inex­cu­sable, car ce n’est plus au pro­fit du misé­rable pêcheur « subalterne » :

Pour les capi­taines des bateaux moru­tiers qui font la pêche à Islande, dit M. de Seil­hac, « il est dif­fi­cile de savoir exac­te­ment ce qu’ils gagnent, à cause des condi­tions secrètes des trai­tés pas­sés entre les capi­taines et les arma­teurs », Et il ajoute une note en ces termes : « Ces condi­tions sont secrètes, pour que les sommes ver­sées aux capi­taines ne soient pas gre­vées des droits des inva­lides de la marine. On n’a­voue donc que des sommes fic­tives, notoi­re­ment infé­rieures aux sommes réel­le­ment ver­sées. » (Page 98.)

À la page 84, pour les capi­taines ter­re­neu­viers, cette fois, M. de Seil­hac rap­porte qu’ils ont, « en sus de leurs « parts » et de leur tant pour cent sur la vente de la morue, un fixe non indiqué ».

C’est le secret de Poli­chi­nelle, sur tout le lit­to­ral moru­tier de France, ces condi­tions secrètes faites aux capi­taine, (à ceux, du moins, qui sont char­gés à la fois de la conduite du navire et de la par­tie com­mer­ciale) et aux subré­cargues ; tout le monde sait éga­le­ment que, sur leur gain annuel (de 10.000 à 18.000 francs pour ceux de Terre-Neuve), la moi­tié à peine est avouée à d’ad­mi­nis­tra­tion de la Marine, afin d’é­chap­per au droit de la Caisse des Inva­lides. L’ad­mi­nis­tra­tion de la Marine sait par­fai­te­ment à quoi d’en tenir, ain­si que le gou­ver­ne­ment.

Résumé

La Caisse des Inva­lides de la Marine a été fon­dée au début, dans un esprit de faste char­la­ta­nesque, d’une part ; d’autre part pour contri­buer à rete­nir des marins au ser­vice de la flotte de guerre.

Peu après, en 1709, elle a été déve­lop­pée à la fois au pro­fit de la flotte de guerre et à celui de la marine mar­chande, le sys­tème des « classes » de Col­bert ne don­nant pas à beau­coup près tous les résul­tats espé­rés, sur­tout à mesure que la guerre mari­time presque en per­ma­nence fai­sait, comme l’ar­mée de terre, des héca­tombes énormes de vies humaines, et l’o­dieux pro­cé­dé de « la presse », tou­jours employé, n’é­tant pas assez effi­cace et offrant plus d’un incon­vé­nient pratique.

À dater de 1709 aus­si, les gou­ver­nants voient dans l’or­ga­ni­sa­tion de cette Caisse et des deux Caisses annexes à Paris et en pro­vince, un moyen de caser en de bonnes places, un tas de per­son­nages qu’à tort ou à rai­son ils croient devoir récom­pen­ser de ser­vices ren­dus ou à rendre.

Dès que la Caisse, à la faveur d’une période d’ordre dans les affaires, cet ordre fût-il plus ou moins rela­tif, se trouve bien gar­nie, l’É­tat com­mence à y pui­ser sans ver­gogne, et encore, et tou­jours, sous n’im­porte quel pré­texte, voire sans prétexte.

Et quand elle est vidée en très grande par­tie, cette Caisse de capi­ta­li­sa­tion, l’É­tat pro­cède à une « réor­ga­ni­sa­tion », car elle est si com­mode, cette bonne Caisse ! On fait donc en sorte d’y remettre un peu d’argent, pour invi­ter les sala­riés sur les­quels on opère des rete­nues des­ti­nées à la gar­nir, à en remettre beau­coup, à ne pas se faire tirer l’o­reille. Ce que l’É­tat y remet d’argent est, un appât !

Ce double sys­tème, com­men­cé en grand vers 1744, ne prend fin qu’en 1871, lorsque déci­dé­ment la Caisse est tout à fait, vide (ou de si peu s’en faut!). L’É­tat cesse de voler seule­ment lors­qu’il n’y a plus rien à voler, parce qu’il n’y a plus rien à voler.

Et alors, géné­reu­se­ment, après s’y être refu­sé durant l’es­pace d’un grand nombre de géné­ra­tions, il rem­place le capi­tal volé, les reve­nus dis­pa­rus, par une sub­ven­tion levée sur l’en­semble des contri­buables — y com­pris les sala­riés à pen­sion­ner — sub­ven­tion per­met­tant des pen­sions qui n’é­galent pas même le quart de celles qui auraient été dis­tri­buées au moyen des reve­nus du capi­tal volé (cal­cu­lé à inté­rêts simples).

Mais il ne refait pas plus le capi­tal que les revenus.

L’É­tat, sous n’im­porte quel régime, vole-t-il de manière, à ce que les volés (ou leurs délé­gués ou porte-parole) puissent faci­le­ment, s’en aper­ce­voir ? Évi­dem­ment, non ; ce serait par trop naïf. Il vole en rognant tan­tôt, d’i­ci, tan­tôt de là, au nom de telle ou telle néces­si­té pres­sante ; pour employer le terme de Bour­saint rap­por­té en note et sur lequel j’ai atti­ré l’at­ten­tion, cela aus­si est une sorte de « dis­lo­ca­tion» ; plus pré­ci­sé­ment, c’est une sorte de désa­gré­ga­tion lente ; en somme un « art de plu­mer la poule sans la faire crier ». Ce pro­cé­dé convient sur­tout à l’É­tat moderne et a été pra­ti­qué sur­tout par lui ; l’an­cien Régime n’y met­tait pas tant de formes.

Mais il y a des cir­cons­tances dans les­quelles l’É­tat ancien ou « moderne » vole tout à fait en grand : c’est au len­de­main d’une période de guerre, comme à l’é­poque de la Res­tau­ra­tion ; ou pen­dant une période de guerre, comme durant les deux guerres de Sept ans, durant toutes les guerres de la Révo­lu­tion, durant toutes les guerres du Consu­lat et de l’Em­pire, durant la guerre fran­co-alle­mande de 1870 1871.

À la rigueur, à notre époque, voler avant la guerre, cela pour­rait se savoir et, même sous le cou­vert du « Grand Inté­rêt Natio­nal Excep­tion­nel », de « la Patrie à Sau­ver » n’être pas accep­té par les inté­res­sés. Mais voler une Caisse de capi­ta­li­sa­tion pen­dant une guerre, en l’ab­sence de presque tous les inté­res­sés jeunes et vigou­reux, cette opé­ra­tion serait, faite avec élé­gance et faci­li­té. Assu­ré­ment, il fau­drait ensuite « rendre des comptes », mais on les ren­drait avec le concours dévoué, sur­tout dés­in­té­res­sé (!!) de toutes les forces sociales offi­cielles et, offi­cieuses, y com­pris les mil­lions de voix de la presse quo­ti­dienne, qui invo­que­raient à l’en­vi « Le Suprême Inté­rêt Natio­nal », « l’Ins­tinct fran­çais, géné­reux jus­qu’au plus dou­lou­reux sacri­fice per­son­nel dès qu’il s’a­git de la Patrie », etc., etc., toute la lyre ou toute la guitare.

Conclusion

Repous­ser tout pro­jet de Caisse de capitalisation.

S’il est voté quand même, refu­ser — par tous les moyens — d’ac­cep­ter le système.

Léon Vignols

La Presse Anarchiste