La Presse Anarchiste

Le capitalisme en Indo-Chine

Aujourd’­hui nous don­nons des extraits du livre de Roland Dor­ge­lès, inti­tu­lé Sur la Route man­da­rine et édi­té par Albin Michel.

Sais avoir vécu, comme M. Monet, avec les Anna­mites, M. Dor­ge­lès, simple voya­geur, nous paraît avoir regar­dé les indi­gènes avec les yeux d’un obser­va­teur impar­tial, avec les yeux d’un obser­va­teur humain. M. Dor­ge­lès sait voir. Il est l’au­teur des Croix de bois, cro­quis de la grande guerre, qui me paraissent supé­rieurs aus­si bien au Feu de Bar­busse qu’à Civi­li­sa­tion ou à la Vie des Mar­tyrs de Duha­mel, car Bar­busse et Duha­mel s’empêtrent par­fois d’une phi­lo­so­phie assez pauvre. Il est juste d’a­jou­ter que quand Dor­ge­lès veut faire de la phi­lo­so­phie, comme dans Saint Magloire, il ne vaut pas mieux que ses confrères.

Le livre de Dor­ge­lès montre, en pas­sant, l’ins­tal­la­tion du gros capi­ta­lisme en Indo-Chine. Et puisque l’In­do­Chine se trouve dans Plus Loin à l’ordre du jour, il res­te­rait à par­ler de la ferme de l’o­pium. Jus­qu’à pré­sent nous n’a­vons pas trou­vé de docu­ments sur la ques­tion. Tout ce que je sais, c’est que l’an­cien ministre des colo­nies du minis­tère Her­riot, M. Dala­dier, était allé à Genève pour faire échouer, diplo­ma­ti­que­ment, et avec de grandes décla­ra­tions huma­ni­taires, la pro­po­si­tion amé­ri­caine de sup­pri­mer pure­ment et sim­ple­ment. le com­merce de l’o­pium. Les gou­ver­ne­ments anglais et fran­çais se sont trou­vés d’ac­cord pour faire ren­voyer la solu­tion de la ques­tion aux calendes grecques. Trop de gros inté­rêts étaient en jeu.

Cette his­toire me rap­pelle un pas­sage curieux de Ste­ven­son dans les Mers du Sud. Ste­ven­son est un écri­vain anglais bien connu, qui a écrit pour les enfants l’Ile au Tré­sor, qui a voya­gé en France et écrit la rela­tion de son voyage dans les Cévennes avec son ânesse Modes­tine, qui a sur­tout voya­gé dans le Paci­fique, entre l’ar­chi­pel des Hawaï et les îles Mar­quises, et en a tiré la sub­stance de plu­sieurs livres inté­res­sants. Ste­ven­son est un Anglais sans morgue, pour qui le pré­ju­gé du colo­red man n’existe pas, qui s’in­té­resse à la vie des indi­gènes et les observe avec bien­veillance et sym­pa­thie. Il s’in­digne contre le gou­ver­ne­ment fran­çais qui a ins­tal­lé le com­merce de l’o­pium à Tahi­ti parce qu’il en tire quelque béné­fice. La-des­sus Ste­ven­son se sou­vient que le gou­ver­ne­ment anglais per­çoit, lui aus­si, des pro­fits, de gros pro­fits, du même commerce.

Mais ce n’est pas la même chose. Ce com­merce nour­rit dans l’Inde des inté­rêts immenses et sa sup­pres­sion serait un véri­table désastre. Il faut donc le tolé­rer, tan­dis que le com­merce fran­çais est si mes­quin que son exis­tence est un scan­dale et une indignité.

Sans doute, Ste­ven­son n’a­vait-il pas connais­sance des « inté­rêts fran­çais » en Indo-Chine et des « débou­chés néces­saires » au com­merce fran­çais de l’o­pium indochinois.

Les hommes ont tous des pré­ju­gés, même les anar­chistes qui font aux pré­ju­gés une guerre sans pitié, car ils en créent de nou­veaux à leur usage. Chez la plu­part des hommes, les pré­ju­gés natio­na­listes sont peut-être les plus répan­dus. Ste­ven­son n’y a pas échap­pé. Dans les extraits que nous don­nons plus loin, nous ver­rons que Dor­ge­lès n’y échappe pas non plus.

Dor­ge­lès indique que la France ne retire rien des Char­bon­nages du Ton­kin, elle qui a payé cette terre de tant de sang.

Je me sou­viens qu’en 1915 un dépu­té serbe me mon­trait sur la carte les reven­di­ca­tions natio­nales de son pays, et son doigt remon­tait en Hon­grie, au delà de Sze­ge­din ; à l’ouest, il allait jus­qu’à Venise, annexant tout le Frioul véni­tien. J’ob­jec­tai que ces ter­ri­toires ne conte­naient pas de popu­la­tion serbe. Mais, rele­vant la tête d’un air noble et frap­pant la table du poing : « Les Serbes, dit-il, ont arro­sé ces terres de leur sang. » À quoi je répon­dis que sous Napo­léon Ier les Fran­çais avaient arro­sé Mos­cou de leur sang et quelques autres pays.

Le dépu­té serbe n’é­tait pas content.

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Voi­ci enfin les pas­sages où M. Dor­ge­lès parle du grand capi­ta­lisme en Indo-Chine :

Les Char­bon­nages du Ton­kin… La Socié­té pos­sède tout : les champs, les bois, les mai­sons, les routes et jus­qu’aux entrailles de la terre. Ce che­min de fer, c’est à elle ; ce port, ces jetées, ces passes bali­sées, c’est à elle ; cette église au clo­cher poin­tu, ce grand mar­ché cou­vert, c’est à elle. Sur 20.000 hec­tares, tout lui appar­tient, jus­qu’à la moindre brin­dille. Un vil­lage gêne un tra­cé, tant pis : on le rase. Et quand on le recons­truit plus loin, on fait payer à l’in­di­gène une par­tie de la case neuve, si bien que, lié désor­mais à la terre, il ne la quit­te­ra plus.

Car c’est cela le moins facile, trou­ver des coo­lies, des mil­liers de coo­lies et les rete­nir à Hon­gay, les empê­cher de s’en­fuir. On a tout essayé, rien n’y a fait. Dès que le Ton­ki­nois a quelques piastres dans sa bourse, il quitte l’ou­vrage et retourne à sa rizière. À l’é­poque du Têt, à l’ap­proche de la mois­son, tous veulent revoir leur vil­lage, et c’est alors par mil­liers qu’ils s’é­chappent. Tous les sur­veillants mas­sés n’y peuvent rien : en quelques jours, tous les décou­verts sont déserts.

Que faire ? On cherche d’autres stra­ta­gèmes. On mul­ti­plie les ruses. Ain­si, on ne leur paye leur salaire que la deuxième quin­zaine du mois sui­vant, si bien que, cou­rant après leur dû, ils sont obli­gés de res­ter. Cepen­dant, pour qu’ils ne meurent pas de faim, et par pure phi­lan­thro­pie, on leur verse, s’ils ont bien tra­vaillé, une piastre tous les dix jours : c’est ce qu’on appelle ici « faire une avance ». C’est éga­le­ment pour les rete­nir qu’on leur a don­né ce grand mar­ché cou­vert, ce ciné­ma. Que ne leur a‑t-on pas construit un hôpital !

Un admi­nis­tra­teur de la Socié­té a trou­vé mieux : la reli­gion. Des mis­sion­naires ins­tal­lés à le mine retien­dront au moins les catho­liques, a‑t-il pen­sé. On en a donc fait venir un, un Père anna­mite, des Mis­sions espa­gnoles. On lui a construit tette petite église, et la paroisse, à peine née, groupe déjà sept cents coo­lies. Où la chèvre a son pieu, elle broute ; où le conver­ti à son église, il prie, et, sans qu’il s’en doute, c’est pour le mar­quis de Cara­bas que le Père jaune dit sa messe.

Lorsque l’i­non­da­tion par­fois emporte les digues du Fleuve Rouge, dévas­tant les rizières, et que la famine s’a­bat sur le Del­ta, les nha­qués (pay­sans) affluent aux char­bon­nages par vil­lages entiers venant cher­cher la pâture qu’ils ne trouvent plus chez eux, et l’on compte alors plus de vingt mille coo­lies entre Cam­pha et Nagot­na. Ce sont, pour la mine, les bonnes années.

Quand je visi­tai Hon­gay, les car­rières noires grouillaient d’ou­vriers. Êtres vêtus de loques. Pio­cheurs aux bras maigres. Des femmes aus­si, dont la bouche ron­gée de bétel semble sai­gner. Der­rière les wagon­nets, des « nhos » de dix ans s’arc-boutent, petits corps secs, visages épui­sés sous le masque de charbon.

— Quinze sous par jour, me dit seule­ment mon guide.

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Quel est le maître, ici ? Un man­da­rin ? Baste ! Rien ne l’at­tire chez ces coo­lies et la cour de Hué se moque bien d’eux. Un fonc­tion­naire fran­çais ? Vous vou­lez rire : il y a juste un gen­darme, bien qu’il se pare pom­peu­se­ment du titre de com­mis­saire. Le seul maître, c’est la mine.

Tous ce que mon regard embrasse, du haut du mame­lon, lui appar­tient. Tout, jus­qu’à la large baie où furent englou­tis des mil­lions pour essayer de construire un port impos­sible. C’est pour la mine que les marins s’a­gitent sur le pont des car­gos, que les Ton­ki­nois piochent sur les décou­verts, que les Man à chi­gnon se glissent dans la forêt vierge à la recherche de nou­veaux gise­ments. Tout le long du wharf, des grues tendent infa­ti­ga­ble­ment leurs bras de fer. Des trains se rem­plissent et se vident, tou­jours renou­ve­lés. D’autres vil­lages sortent de terre, avec des cases toutes sem­blables, qu’on construit en série. C’est pour la mine.

Elle pro­duit tout elle-même : ses cha­lands, ses outils, ses chau­dières, et jus­qu’au riz des coolies.

Elle est riche, très riche : 29 mil­lions de béné­fices nets l’an der­nier, c’est-à-dire plus que son capi­tal. Près de 20 mil­lions de réserve avouée, des actions gra­tuites dis­tri­buées aux action­naires, le titre de 250 francs coté main­te­nant de 7.000 à à 10.000.

Oui, for­mi­da­ble­ment riche : les 64.000 actions qui repré­sen­taient à l’é­mis­sion 16 mil­lions, valent aujourd’­hui plus d’un demi-milliard.

Et savez-vous com­bien ce royaume du char­bon rap­porte à l’In­do-Chine, à la France ?

Rien.

Je dis rien, car je ne vais pas comp­ter les quelques francs de taxe super­fi­ciaire, les quelques sous de taxe minière. Il en est des Char­bon­nages comme de la plu­part des riches entre­prises de là-bas : de puis­sants incon­nus se par­tagent les béné­fices, sucent la moelle de ce pays, et la Colo­nie n’a rien, et la France n’a rien, elle qui a payé cette terre de tant de sang.

Hon­gay donne du moins à l’In­do-Chine tout son charbon ?

Pas même. Presque tout est pour le Japon, qui paye bien. Et Saï­gon réclame en vain, nos usines doivent pas­ser des com­mandes à Car­diff, et les che­mins de fer chauffent au bois, dévas­tant les forêts. Ni argent, ni char­bon : Hon­gay ne nous rap­porte rien, rien que la haine de mil­liers de coolies.

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Les aven­tu­riers d’à-pré­sent ont moins de pit­to­resque, moins de cou­rage, mais un autre pou­voir. Ils ont d’a­bord cette puis­sance qu’ils par­tagent avec les dieux : ils sont invi­sibles. À qui appar­tiennent ces mines, ces usines, ces banques, ces entre­pôts, ces navires, ces plan­ta­tions ? On ne sait pas.

Autre­fois, des colo­niaux venaient, lut­taient, s’en­ri­chis­saient… Et quelques-uns de ces hommes ont, en somme, par­ta­gé leur richesse avec la Colo­nie, puis­qu’ils ont créé sur place des entre­prises nou­velles, mis des terres en culture, édi­fié des usines. Mais l’in­va­sion des capi­taux est venue bou­le­ver­ser tout cela : en Europe, ceux qui pro­fitent ; à la colo­nie ceux qui triment. Plus de pion­niers indé­pen­dants : des mer­ce­naires. Tout ce qui peut pros­pé­rer, la finance l’empoigne…

…Le chef sou­ve­rain, ce n’est déjà plus le gou­ver­neur géné­ral dans son palais trop neuf d’Ha­noï, ni l’Em­pe­reur d’An­nam dans la Cité Pourpre Inter­dite, ni le vieux Siso­wath dans son étrange demeure aux toits cor­nus. Le seul chef, c’est l’Argent. Le sym­bole, ce n’est plus le pin­ceau du let­tré, c’est le fron­ton des banques. On rachète leurs conces­sions aux colons, on taille des domaines en pleine brousse, on construit des fabriques, on sur­ca­pi­ta­lise les moindres entre­prises, on prend des péri­mètres dans la mon­tagne, recher­chant, au hasard le pétrole ou l’étain.

— Nous vou­lons une mon­naie saine ! disent les finan­ciers dans leur jargon.

Ils ont choi­si la piastre.

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