La Presse Anarchiste

Le progrès moral

Ces réflexions nous amènent à consta­ter que les humains ne sont pas tous sem­blables, qu’il y a des forts et des faibles, des auda­cieux et des timo­rés, des opti­mistes et des pes­si­mistes. Peuvent-ils avoir la même morale, c’est-à-dire la même règle de vie ?

Tous ne peuvent pas cou­rir le même risque. Il existe donc une morale pour les forts et une morale pour les faibles, je veux dire des règles de vie bien dif­fé­rentes, les uns s’a­daptent à une vie de rési­gna­tion, à une vie étroite, à une vie étri­quée, les autres à une vie de risque. Il y a des pro­verbes pour ces deux règles de vie, et il sont vrais, mais pour des caté­go­ries dif­fé­rentes de per­sonnes. L’un dit : Qui ‚ne risque rien n’a rien. L’autre : Pierre qui roule n’a­masse pas mousse. Et il est pru­dent que les timo­rés, que les médiocres s’at­tachent à la posi­tion sociale qu’ils ont trou­vée et se contentent de tra­vailler pour le mieux là où la vie les a atta­chés. Pour les gens intel­li­gents, sur­tout pour les gens éner­giques, le pro­verbe est faux ; ils doivent chan­ger de situa­tion, quitte à man­ger par­fois de la vache enragée.

Les morales doivent aus­si chan­ger avec l’âge. La morale de l’a­do­les­cent, ni celle du vieillard ne peuvent pas être iden­tiques à celle de l’a­dulte et elles dif­fèrent. encore plus entre elles. Le jeune homme est, d’or­di­naire, géné­reux et auda­cieux, le vieillard avare et pru­dent. Mais l’au­dace des jeunes, faute d’ex­pé­rience, n’a pas la maî­trise du risque et devient témé­ri­té. Les jeunes gens bien équi­li­brés sentent confu­sé­ment cette infé­rio­ri­té vis-à-vis des adultes et se montrent timides dans leurs rela­tions avec les per­sonnes plus âgées. Chez le tout jeune homme, igno­rant et inex­pé­ri­men­té, l’au­dace n’est sou­vent que de l’effronterie.

Pre­nons, dans la morale sexuelle un exemple de ces dif­fé­rences. Ce que j’ai dit plus haut de la fille-mère s’a­dresse à des per­sonnes d’une tren­taine d’an­nées. Je n’i­rai pas prê­cher cette liber­té sexuelle à des jeunes tilles à peine pubères, qui ne connaissent pas les hommes, qui n’ont aucune expé­rience de la vie et qui gâche­raient leur propre vie en usant d’une trop grande liber­té. Je prends gâcher sa vie dans le sens de s’ex­po­ser presque à coup sûr à des souf­frances de tout ordre qui peuvent s’é­tendre à toute l’exis­tence. Par le fait de l’âge, ces jeunes per­sonnes sont des faibles et ont besoin de la morale des faibles, c’est-à-dire d’une cer­taine pru­dence. J’a­joute même que la socié­té, que les groupes humains, que les parents ont le droit de pro­té­ger l’en­fance et l’a­do­les­cence des deux sexes contre la lubri­ci­té de quelques adultes.

Il n’y à donc pas de morale sexuelle unique et abso­lue pour tous les humains, quels que soient leur âge et leur valeur morale. Une morale unique, soit d’au­to­ri­té, comme une morale reli­gieuse, soit tout entière de liber­té, comme la reven­diquent quelques anar­chistes, n’est pas la solu­tion exacte qui convienne à tous les cas. La vie n’est pas aus­si simple que l’i­ma­gine le cer­veau sim­pliste et logique des hommes.

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Sauf ces excep­tions d’âge, sauf des excep­tions indi­vi­duelles, il me semble qu’on peut avan­cer que l’homme civi­li­sé est mieux armé que le pri­mi­tif, pour résis­ter aux chocs pro­vo­qués par une sen­si­bi­li­té très déve­lop­pée. Son cer­veau est adap­té aux condi­tions de la vie moderne. L’ins­truc­tion a favo­ri­sé la gym­nas­tique céré­brale, elle a déve­lop­pé la force céré­brale. D’une façon géné­rale, l’éner­gie morale est plus grande chez les gens ins­truits que chez les illet­trés. Les pri­mi­tifs sont beau­coup moins résis­tants aux émo­tions que les civi­li­sés et inca­pables de s’ha­bi­tuer à des condi­tions de vie dif­fé­rentes de leurs condi­tions de vie habi­tuelles. Les pri­mi­tifs sont plus impul­sifs, ils ont moins de maî­trise de soi, moins d’en­du­rance, devant la dou­leur morale, l’ap­pré­hen­sion, l’an­goisse, moins d’é­qui­libre aus­si. Les chocs moraux dés­équi­librent tout à fait les pri­mi­tifs ame­nés au milieu de la vie des grandes villes.

Autre exemple : dans les pri­sons tza­ristes, les révo­lu­tion­naires d’o­ri­gine pro­lé­ta­rienne étaient d’or­di­naire inca­pables de sup­por­ter long­temps le régime cel­lu­laire ; seuls les intel­lec­tuels pou­vaient plus ou moins résister.

La civi­li­sa­tion déve­loppe donc avec elle la force néces­saire pour sup­por­ter les risques de souf­france morale qu’a­mène l’aug­men­ta­tion de la sen­si­bi­li­té. On objec­te­ra que les civi­li­sés ne sont pas à l’a­bri d’un dés­équi­libre moral. L’an­goisse cau­sée par les scru­pules se ren­contrent jus­te­ment chez les indi­vi­dus les plus évo­lués. Mais ce sont des phé­no­mènes acci­den­tels et pas­sa­gers. L’an­goisse inces­sante (état anxieux) est l’in­dice d’une tare pathologique.

Dans la socié­té moderne, les humains en état d’in­fé­rio­ri­té sont les tarés et aus­si les mal adap­tés, que ce vice d’a­dap­ta­tion vienne, soit d’une édu­ca­tion mau­vaise ou insuf­fi­sante, soit d’une héré­di­té fai­sant revivre des carac­tères ances­traux qui ont dis­pa­ru chez la majo­ri­té de leurs contem­po­rains. Nous retrou­ve­rons les uns et les autres quand je par­le­rai de la paresse à pro­pos au pro­grès social.

Le risque dépasse les forces des enfants et aus­si de ces adultes tarés ou mal adap­tés. Il devient pour eux un dan­ger. j’ap­pelle dan­ger la situa­tion où un homme se trouve à la mer­ci des hommes on des choses — situa­tion d’in­fé­rio­ri­té. j’ap­pelle risque la situa­tion où l’être humain domine le dan­ger, où il est maître de le détour­ner ou de le maî­tri­ser, soit par la force, soit par son habi­le­té. On peut recher­cher le risque, on doit évi­ter le danger.

La vie du pri­mi­tif n’é­tait pas faite de risque, mais de dan­ger. Elle était acca­blée par les périls maté­riels qui pesaient sur elle. L’ac­tion du pri­mi­tif avait peu d’ef­fet pour détour­ner ces périls. Lui-même comp­tait davan­tage sur la chance et sur les divinités.

Le risque n’est que le mirage du dan­ger. Dans la vie moderne, le civi­li­sé a l’in­tui­tion d’a­voir la puis­sance d’é­car­ter le péril ; et le risque n’est que le reflet d’un péril en par­tie imaginaire.

Si l’on essaie de faire la somme des souf­frances qui pèsent sur l’hu­ma­ni­té, on voit que le pro­grès tech­nique a dimi­nué les deuils (dimi­nu­tion de la mor­ta­li­té infan­tile) et les souf­frances phy­siques, qui sont, les uns et les autres, le point de départ des souf­frances morales.

Ce même pro­grès scien­ti­fique a libé­ré les âmes. Les pri­mi­tifs vivaient dans la ter­reur des fan­tômes, des reve­nants, d’une foule de divi­ni­tés mal­fai­santes : vie de méfiance et de crainte à l’é­gard des phé­no­mènes natu­rels, peur d’a­voir vio­lé les lois du tabou, peur du mau­vais œil et des malé­fices, peur des puis­sances noc­turnes et des diables ! Les connais­sances scien­ti­fiques ont dis­si­pé ces souf­frances morales.

La vie plus libre s’est déve­lop­pée en sen­si­bi­li­té. La sen­si­bi­li­té est un luxe qui donne du prix à la vie, mal­gré quelques risques de souf­france plus vive. Et le risque lui-même est un des élé­ments les plus raf­fi­nés du plaisir.

Le béné­fice social en plai­sir paraît l’emporter dans une socié­té civilisée.

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Il vaut mieux dire que le béné­fice social en plai­sir devrait l’emporter dans une socié­té civilisée.

Des condi­tions inter­viennent qui pèsent. sur le pla­teau des souf­frances, ce sont les condi­tions sociales.

Une femme seule avec des enfants se trou­ve­ra assez sou­vent inca­pable de don­ner à ses petits le bien-être maté­riel, Ou tout au moins l’é­du­ca­tion et l’ins­truc­tion qui eussent été néces­saires à leur don­ner valeur et chance dans la vie. La socié­té actuelle ne s’oc­cupe guère de ces détresses peu bruyantes ; et tout le monde avoue­ra que l’As­sis­tance publique n’est qu’un pis-aller fâcheux.

Un chef de famille, qui tombe en chô­mage, connaît les affres de la misère pour les siens, bien plus for­te­ment que dans une socié­té pri­mi­tive où l’en­tr’aide est un devoir et une néces­si­té. Les périodes de chô­mage frappent toute une caté­go­rie de tra­vailleurs spé­cia­li­sés, qui sont presque tous dans l’im­pos­si­bi­li­té de trou­ver un autre emploi.

Des sala­riés ont pas­sé trente ans de leur vie dans une mai­son, quel­que­fois avec des salaires réduits ; et ils sont contents de leur sort, parce qu’ils savent qu’ils ont la sécu­ri­té, que le patron avec qui ils vieillissent ne les ren­ver­ra pas ; parce qu’ils ont acquis des habi­tudes et qu’on leur passe leurs manies. Ils se dés­in­té­ressent des reven­di­ca­tions syn­di­cales et ils ont quelque mépris pour les révo­lu­tion­naires, gens instables, jamais satis­faits, des braillards qui n’au­ront jamais de situa­tion assise.

Un beau jour, le patron vend son fonds, ou bien il meurt. Le suc­ces­seur fait mai­son nette en se débar­ras­sant des ouvriers et employés de plus de 50 ans.

J’ai vu cette his­toire se pro­duire plu­sieurs fois autour de moi, et le cercle de mon hori­zon n’est pas immense. J’ai vu de mal­heu­reux employés jetés ain­si sur le pavé, à un âge où l’on ne refait pas sa vie. Nous avons vu aus­si, dans une grande admi­nis­tra­tion pri­vée, un ingé­nieur d’un cer­tain âge, remer­cié pour faire place à un fils d’ar­che­vêque. Un ingé­nieur est, en somme, un employé ; et une spé­cia­li­sa­tion, quel­que­fois étroite, ne le rend pas très apte à retrou­ver un emploi.

Les timo­rés pensent acqué­rir la sécu­ri­té en s’at­ta­chant à la même place. Les ouvriers les plus éner­giques, les anar­chistes en par­ti­cu­lier, cherchent presque tous à se faire un situa­tion indé­pen­dante. Ces der­niers savent qu’a­vec leur carac­tère et leurs opi­nions, ils sont per­pé­tuel­le­ment en dan­ger d’être mis à la porte.

L’in­dé­pen­dance les met hors de la mer­ci du patron, c’est-à-dire hors du dan­ger. Dans la socié­té capi­ta­liste moderne, l’ou­vrier peut être broyé par les condi­tions éco­no­miques sans avoir la puis­sance de réagir. La vie du capi­ta­liste peut connaître le risque, la vie du pro­lé­taire ne connaît que le danger.

Mais les condi­tions sociales peuvent chan­ger. L’ef­fort des hommes vers le pro­grès doit libé­rer la socié­té de ces tares de souf­france, et lais­ser le pro­grès moral se déve­lop­per librement.

[/​M. Pier­rot/​]

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