La Presse Anarchiste

Les indigènes du Mzab et le service militaire

« Il n’est pas très fréquent de voir une tribu du : sud-algérien se pour­voir devant le Con­seil d’É­tat, engager et soutenir une longue action juridique, à grand ren­fort de procé­dure et d’av­o­cats, pour arriv­er finale­ment à per­dre son procès.

« C’est le spec­ta­cle qu’on a eu ces jours derniers lorsque les Moz­abites, qui pré­tendaient avoir le droit d’échap­per au ser­vice mil­i­taire, ont été déboutés de leur prétention…

« Après la déli­cieuse oasis de Laghouat, une des per­les du sud, l’au­to­mo­bile, sur des pistes excel­lentes, vous entraîne dans une étrange région pétri­fiée qui est comme le domaine de la déso­la­tion et de la mort. Les Arabes, qui ont le sens de la com­para­i­son imagée, l’ap­pel­lent la « cheb­ka », le « filet », parce que ce ter­rain tout rayé ressem­ble en effet aux mailles d’un filet.

« Plus on avance et plus le paysage devient sauvage. Après une mon­tée en lacets, brusque­ment, dans une crevasse du sol, des maisons, des minarets appa­rais­sent au milieu des palmeraies. Ce sont les oasis et les villes moz­abites, avec la plus grande de toutes, Ghardaïa.

« Com­ment, dans ce désert de pier­res, un peu de civil­i­sa­tion et de vie a‑t-elle pu naître et sub­sis­ter ? Au milieu de l’arid­ité envi­ron­nante, en un pays où il pleut tous les sept ou huit ans, c’est un mir­a­cle, le mir­a­cle du Mzab, que l’ap­pari­tion de ces maisons, de ces palmiers, de ces jardins.

« Berbères, dis­si­dents de l’is­lam, per­sé­cutés par les Arabes, les Moz­abites vin­rent, après maintes tribu­la­tions, chercher un refuge dans ce lieu dif­fi­cile­ment acces­si­ble et que nul, certes, ne devait songer à leur dis­put­er. Le désert for­mait de toutes parts, autour d’eux, la plus solide, la plus sûre des bar­rières. Étroite­ment, asservis à leurs rites et à leurs prêtres, ils ont dévelop­pé d’ex­tra­or­di­naires apti­tudes pour le négoce. Dans les rich­es régions du lit­toral, une bonne par­tie du com­merce est entre leurs mains. Ce sont eux qu’on retrou­ve, bouff­is, le teint pâle, der­rière chaque comp­toir. Ils sont en même temps que les « quak­ers », les Phéni­ciens de l’Islam.

« Le goût des armes, de la vie guer­rière n’en­tre d’au­cune manière dans leurs préoc­cu­pa­tions. Ils ont, selon leur idée, beau­coup mieux à faire qu’à se bat­tre. Quit­ter de très bonne heure son pau­vre pays, sa pau­vre mai­son, s’en aller dans le Tell pour y gag­n­er rapi­de­ment le plus d’ar­gent pos­si­ble, revenir aus­sitôt au Mzab, embel­lir sa demeure, creuser un puits pro­fond per­me­t­tant d’ar­roser un spa­cieux jardin, voilà pour un Moz­abite le mod­èle d’une exis­tence par­faite­ment ordonnée.

« Quand, au plus fort de la guerre, on leur demandait de fournir, comme tout le monde, leur con­tin­gent, un con­tin­gent très min­ime d’ailleurs, des­tiné non point au champ de bataille mais aux ate­liers mil­i­taires, cette mod­este demande met­tait toute la ruche en émoi. Les con­seils des nota­bles se réu­nis­saient, dis­cu­taient pen­dant des heures, quelque­fois pen­dant des jours. Les émis­saires par­taient aus­sitôt pour Alger afin d’in­vo­quer de puis­sants patronages.

« Le Moz­abite, en somme, entend n’avoir avec les armes rien de com­mun. Et sans les armes, cepen­dant, sans la paix, la sécu­rité qu’elles font régn­er, que deviendraient son traf­ic et surtout ses béné­fices ? Mais cette con­tra­dic­tion ne l’ar­rête pas, un instant. Lais­sé seul, en tête-à-tête, avec l’Arabe batailleur, il ne lui vient pas à l’e­sprit que son comp­toir ou son jardin ris­querait d’être assez sou­vent pil­lé. Car le jardin est à la rigueur pro­tégé par l’éloigne­ment. Mais il n’en est pas de même du comp­toir. — R.R. »

[/(Temps, du 24 mai 1925.)/]

[|* * * *|]

Pour expli­quer ce texte où la muflerie se fait douce­ment ironique, il faut savoir que le gou­verne­ment français avait, par un décret de 1912, pré­ten­du impos­er le ser­vice mil­i­taire aux indigènes algériens.

Jusque-là, les con­tin­gents indigènes étaient recrutés par engage­ment volon­taire. Seuls, en effet, doivent le ser­vice mil­i­taire, les citoyens libres d’un pays, puisque, jouis­sant des avan­tages inhérents à leur état de citoyens, ils ont le devoir d’en sup­port­er les charges. Telle est du moins la théorie.

Mais en 1912, à la veille de la guerre, à la veille d’une guerre prévue par con­séquent, prévue déjà en 1912, le gou­verne­ment français trou­va que les engage­ments volon­taires ne rendaient pas assez. Par un bel euphémisme il protes­ta qu’il n’avait pas l’in­ten­tion de soumet­tre l’ensem­ble des indigènes au ser­vice mil­i­taire ; il voulait seule­ment com­pléter par la con­scrip­tion les con­tin­gents four­nis par les engage­ments volontaires.

Le Mzab regim­ba, et les pou­voirs publics n’osèrent employ­er la manière forte pen­dant la guerre. On offrit de n’in­cor­por­er les Moz­abites que dans les sec­tions de com­mis et d’ou­vri­ers d’ad­min­is­tra­tion. Mais la même résis­tance continua.

Après la guerre les pou­voirs publics ne tardèrent pas à aban­don­ner tout ménage­ment. Et c’est alors que les mal­heureux Moz­abites se pourvurent devant le Con­seil d’É­tat. Celui-ci vient de stat­uer que les actes des autorités français­es vis-à-vis des peu­ples con­quis sont des actes uni­latéraux, con­tre lesquels les vain­cus ne peu­vent avoir aucun recours.

Petite illus­tra­tion aux ron­flantes péri­odes démoc­ra­tiques sur « le droit des peu­ples à dis­pos­er d’eux-mêmes ».


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