La Presse Anarchiste

Lettre d’Astié à Davis

[/​(Suite)/​]

À mon avis, et en cela j’a­dopte les idées de Goethe, le grand pen­seur alle­mand : que cha­cun fasse hon­nê­te­ment le tra­vail pour lequel il a des dis­po­si­tions. Que cha­cun déve­loppe sa petite idée, l’en­seigne, la pro­page et cherche des adeptes. Un de mes amis a for­mé un grou­pe­ment de tra­vail sur des bases liber­taires ; un autre enseigne la morale, la foi anar­chiste, un autre se lance dans les grou­pe­ments syn­di­caux, un autre pré­co­nise l’hy­giène, la pro­pre­té, cette digni­té phy­sique qui entraîne fata­le­ment la digni­té morale. Qui sait ce qui peut sor­tir de ces mul­tiples efforts individuels ?

L’es­sen­tiel, c’est que cha­cun, éclai­ré, diri­gé par l’i­déal anar­chiste fasse son effort aus­si éner­gi­que­ment que possible.

De leur côté, les évé­ne­ments éco­no­miques, poli­tiques, admi­nis­tra­tifs pro­duisent des inci­dences tout à fait inat­ten­dues, dont peut sur­gir un jour une atmo­sphère favo­rable au déve­lop­pe­ment de nos idées. Ne voyons-nous pas évo­luer les rap­ports entre patrons et ouvriers depuis cent ans ?

Il y a cin­quante ans, si les ouvriers et employés avaient brus­que­ment récla­mé ce qu’ils ont actuel­le­ment, par un mou­ve­ment révo­lu­tion­naire, je suis per­sua­dé qu’ils n’en seraient pas au point où ils sont actuel­le­ment. La pro­pa­gande, les grèves, les récla­ma­tions, toute cette petite pous­sière de révo­lu­tion a plus fait, à mon avis, qu’une révo­lu­tion bru­tale et subite. Ce que le monde du tra­vail a acquis par ces moyens, est bien acquis et pro­met une série de vic­toires dont le total paraî­trait impos­sible dans une seule secousse.

Le jour où se sera consti­tuée une classe de tra­vailleurs, puis­sante, éclai­rée, ayant le sen­ti­ment de sa digni­té, de sa valeur, sachant bien ce qu’elle veut, où elle veut aller, ce jour-là il n’y aura pas de révo­lu­tion à fomen­ter, celle-ci exis­tant de fait.

Il te sem­ble­rait, mon cher ami, que j’ai peur de la révo­lu­tion. Hé bien, oui, j’en ai peur. Je te prie de croire que ce n’est pas pour moi per­son­nel­le­ment. J’en ai peur parce qu’une révo­lu­tion, actuel­le­ment, c’est la réac­tion triom­phante. Toute action trop brus­qué pro­duit une réac­tion. C’est le meurtre, le sang, le sur­gis­se­ment à la sur­face d’élé­ments sans valeur morale, c’est la souf­france inutile. La bour­geoi­sie, en France, est encore infi­ni­ment trop puis­sante pour se lais­ser abattre. Mais ceci est encore une autre question.

J’ai vou­lu insis­ter sur ce point, que le devoir de chaque anar­chiste est de pro­pa­ger son idéal, y tra­vailler sui­vant ses moyens, ses forces et sa tour­nure d’es­prit, sans croire qu’il pos­sède à lui tout seul la véri­té et que par sa véri­té tout mar­che­ra bien et vite.

Je suis stu­pé­fait de l’i­gno­rance d’un grand nombre d’a­nar­chistes, de la sim­pli­ci­té enfan­tine de leurs concep­tions, ils veulent refaire le monde, ils ne sont pas refaits eux-mêmes. L’a­nar­chie, pour eux, est une foi, c’est très bien ; ils croient avoir tout fait quand ils ont sai­si quelques lignes direc­trices de cette foi, ils deviennent faci­le­ment tyran­niques pour les cama­rades, vio­lents, méchants, ne com­pre­nant pas que la bon­té, l’in­dul­gence, s’al­lient très bien avec l’es­prit de révolte. Ne sachant pas que der­rière toute foi, il y a une morale qui en est l’ap­pui le plus ferme, que le pre­mier devoir d’un liber­taire, c’est d’être propre mora­le­ment et phy­si­que­ment, c’est d’ac­com­plir d’a­bord les devoirs vis-à-vis de soi-même. Pour se jeter à l’eau, il faut savoir nager, bar­bo­ter ne suf­fit pas. Et quand, après avoir étu­dié, avoir acquis des connais­sances on se rend compte de l’ef­fort qu’il a fal­lu déployer pour arri­ver à un minime résul­tat, on devint indul­gent et bon.

Pour résu­mer, j’es­time que tout indi­vi­du doit, pour avoir le sen­ti­ment, de sa digni­té, atteindre à la pro­pre­té phy­sique et morale. Sans le sen­ti­ment de digni­té, l’homme sera tou­jours écra­sé par celui qui com­mande. Il doit aus­si cher­cher s’ins­truire le plus pos­sible pour atteindre à la digni­té intel­lec­tuelle. Quand il aura atteint cette pro­pre­té et cette ins­truc­tion, sa révo­lu­tion à lui sera accom­plie, et quand il sera uni à un grand nombre d’hommes de même valeur, il sera assez fort pour bri­ser les obs­tacles, si tant est que les obs­tacles existent encore.

L’a­nar­chie est une morale et ce qui la dis­tingue de toutes les autres morales, même les plus belles, c’est qu’elle y a ajou­té le sen­ti­ment de la dignité.

Ne serait-ce pas cette petite chose imper­cep­tible, la digni­té, qui pro­vo­que­ra le ren­ver­se­ment, des valeurs ? Com­ment com­man­der à des hommes redressés ?

Je ne pré­tends pas avoir trou­vé la pana­cée anar­chiste, mais il me semble avoir mis le doigt sur un point bien impor­tant. Ce n’est pas le seul. Cherchons.

[/​Astié/​]

La Presse Anarchiste