La Presse Anarchiste

De l’indépendance de la critique dramatique

Du Mer­cure de france… Je ne vous par­lerai pas (de cette pièce), n’ayant pas eu l’hon­neur d’y être con­vié, ni même de M. le Secré­taire général du théâtre de la M… la moin­dre réponse à ma demande de ser­vice. Il n’y a là d’ailleurs rien que de nor­mal et je n’au­rais certes pas songé à vous sig­naler le fait, si un ostracisme tout pareil n’avait frap­pé, ce qui est beau­coup plus grave, n’est-ce pas ? M. André Beau­nier, cri­tique dra­ma­tique de l’Écho de Paris. Car MM. A… et G… ressem­blent, au moins sous ce rap­port, à H. B.. ; ils n’in­vi­tent pas à leurs répéti­tions générales les cri­tiques dont ils ont eu l’oc­ca­sion d’éprou­ver la sévérité. L’in­ci­dent a été devant le prési­dent de la Cri­tique dra­ma­tique, M. Paul Gin­isty, et lui a per­mis de prou­ver une fois de plus sa man­sué­tude. Par ses soins, un comité d’ar­bi­trage a été réu­ni qui, après plusieurs séances a réus­si à met­tre sur pied un procès-ver­bal aus­si insignifi­ant que pos­si­ble, et voilà. Main­tenant, je vais vous dire mon opin­ion. J’es­time que les auteurs ont par­faite­ment le droit de ne pas inviter les cri­tiques dont la fig­ure ne leur plaît pas. En cette matière, qui n’est régie par aucune con­ven­tion de droit, ni de fait, cha­cun a tous les droits qu’il peut pren­dre, et les auteurs ont celui de ban­nir non seule­ment cer­tains cri­tiques, mais tous les cri­tiques en bloc si cela leur chaut, de même que les cri­tiques ont le droit de répon­dre au lock-out par la grève. S’ils se con­tentent de pro­test­er pla­tonique­ment et de faire vot­er par de vagues Comités d’ar­bi­trage des procès-ver­baux anodins, ce n’est pas qu’ils n’aient envie de mon­tr­er plus de fierté, c’est qu’ils n’osent pas, et pour deux raisons. D’abord, il leur manque cette force qui réside dans la com­mu­nauté d’in­térêts. Pour un cri­tique qui, comme M. Beau­nier, se con­tente d’être cri­tique, com­bi­en d’autres sont en même temps auteurs et asservis de ce fait au bon plaisir des directeurs ? M. Paul Gin­isty ne l’ig­nore pas, et il s’est donc bien gardé de deman­der à ses con­frères de se livr­er en faveur de M. Beau­nier à une man­i­fes­ta­tion de sol­i­dar­ité dont l’échec eût fait ressor­tir scan­daleuse­ment la divis:ion des cri­tiques-auteurs et des cri­tiques… cri­tiques. Autre rai­son les théâtres ont avec les jour­naux des con­trats de pub­lic­ité. La guerre entre les théâtres et les jour­naux serait pos­si­ble, je suis même assuré qu’elle aurait éclaté depuis longtemps, si toute l’é­conomie morale de la presse n’é­tait sub­or­don­née à son économie finan­cière. Qu’on m’en­tende bien ! Je ne dis pas que la cri­tique est tenue de pren­dre les con­signes de la pub­lic­ité, dans l’or­dre jour­nalier des choses, la cri­tique et la pub­lic­ité s’ig­norent com­plète­ment. Je dis qu’en cas de con­flit entre la rédac­tion et la pub­lic­ité, la pub­lic­ité a tou­jours le dernier mot et qu’il suf­fit d’un geste, d’un sim­ple geste, du chef de la pub­lic­ité, pour que tel arti­cle ne soit pas inséré ou que telle com­pen­sa­tion soit don­née à tel client qui s’est estimé lésé par tel arti­cle de cri­tique. Les cri­tiques sont donc tout à fait libres, qua­tre-vingt dix-neuf fois sur cent, d’écrire ce que bon leur sem­ble, mais la qua­tre-vingt-dix-neu­vième ou la neuf cent qua­tre-vingt-dix-neu­vième fois, leur arti­cle reste sur le « mar­bre ». Faible pro­por­tion, et que je grossis peut-être encore, Mais elle explique la timid­ité de la cri­tique à pren­dre net­te­ment posi­tion dans cer­tains cas, con­tre les directeurs de théâtre : ceux-ci, clients de la pub­lic­ité, trou­veraient cer­taine­ment auprès d’elle l’ap­pui qui leur don­nerai la vic­toire. La cri­tique serait désavouée et invitée à se mon­tr­er plus con­ciliante ; elle sor­ti­rait dimin­uée de la bagarre. Aus­si bien — et voici une troisième rai­son qui vient expli­quer la réserve, la dis­cré­tion, la pusil­la­nim­ité de l’As­so­ci­a­tion de la Cri­tique — aus­si bien n’y a‑t-il aucune sol­i­dar­ité entre les jour­naux. Sup­posons qu’à la suite de l’ex­clu­sion pronon­cée con­tre M. Beau­nier par le théâtre de la M…, l’As­so­ci­a­tion de la Cri­tique, présidée par M. Gin­isty, ait don­né à tous ses mem­bres l’or­dre de grève. Une nou­velle pièce de MM. A… et G… est annon­cée dans un autre théâtre. La répéti­tion générale a lieu. Les jour­naux n’en ren­dent point compte. M. Z…, directeur de jour­nal, con­voque son cri­tique dramatique :

— Pourquoi n’avez-vous pas ren­du compte de la nou­velle pièce de MM. G… et A… ? J’é­tais à la pre­mière. Je l’ai trou­vée délicieuse.

— Je n’en ai pas ren­du compte parce que l’As­so­ci­a­tion de la Cri­tique m’a prié de m’abstenir.

— Eh bien, vous me la baillez belle ! Peut-on savoir, s’il vous plaît, depuis quand l’As­so­ci­a­tion de la Cri­tique s’est arrogé de vous don­ner des ordres ? Serait-ce elle qui vous paie, par hasard ?

— Mon­sieur le Directeur, nous avons voulu nous sol­i­daris­er avec M. André Beau­nier, cri­tique dra­ma­tique de l’Écho de Paris, que M.M. A… et G… tien­nent sys­té­ma­tique­ment à l’é­cart de leurs spectacles.

— M. Beau­nier ? L’Écho de Paris ? Apprenez, mon­sieur, que je me fiche de l’Écho de Paris et de M. Beau­nier. Se sol­i­daris­eraient-ils avec moi, eux ? Non, sans doute. Je refuse donc de me sol­i­daris­er avec eux et vous invite expressé­ment à ren­dre compte de la pièce de MM. G… et A… dans le délai le plus court… Vous pou­vez disposer.

Mais j’en ai dit assez sur un inci­dent qui ne mérit­erait pas qu’on y attachât tant d’im­por­tance s’il ne per­me­t­tait de met­tre en lumière, au moins sous l’un de ses nom­breux aspects, le malaise de l’art et, de la critique.

[/André Bil­ly/]


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