La Presse Anarchiste

La communauté au service de l’individu

Les anciennes formes de la domes­ti­ci­té sont en cours de dis­pa­ri­tion ; non seule­ment la « bonne à tout faire », mais aus­si l’é­pouse-ser­vante. Celle-ci se trouve encore dans nombre de cam­pagnes où n’ont pas péné­tré les reven­di­ca­tions fémi­nistes, et la « bonne », déjà moins ser­vile qu’au­tre­fois, dans les familles bour­geoises de tout le pays. Mais depuis cin­quante ans, et sur­tout depuis dix ans, l’é­vo­lu­tion est très nette, et elle ne fera que conti­nuer dans le même sens. La « femme de ménage » consti­tue un éche­lon supé­rieur, com­pa­rée aux domes­tiques de la géné­ra­tion pré­cé­dente ; on a de plus en plus le sen­ti­ment d’une équi­va­lence entre les membres de la famille devant les besognes de la rou­tine jour­na­lière aux­quelles cha­cun par­ti­cipe sui­vant ses capa­ci­tés et possibilités.

Du reste, ce sujet n’est pas à trai­ter en ce moment en lui-même ; ce qui nous inté­resse aujourd’­hui, c’est de savoir quelle influence peut exer­cer le grou­pe­ment sur le tra­vail domestique.

En somme, que réclame l’in­di­vi­du — ou le groupe fami­lial — que réclame l’in­di­vi­du de la com­mu­nau­té dans laquelle il vit ? Qu’on lui sim­pli­fie autant que pos­sible l’exis­tence maté­rielle. Que, sans inter­ve­nir dans le domaine où il se sent lui-même être quel­qu’un — culti­va­teur ou artiste, arti­san ou de « pro­fes­sion libé­rale » — l’en­semble de ses voi­sins apla­nisse les dif­fi­cul­tés de la besogne fas­ti­dieuse de tous les jours.

La pro­pre­té du logis n’est pas par­tout une chose à laquelle on puisse même rêver ; le ruis­seau peut cou­ler au loin ; la mare, puante en été, suf­fit peut-être à peine à la bois­son des bes­tiaux ; si la com­mune a construit un aque­duc, si des bornes-fon­taines se trouvent à inter­valles régu­liers, les condi­tions sont chan­gées. Si le sys­tème se per­fec­tionne, que l’eau soit au robi­net sur l’é­vier et sur la cuvette, c’est la sale­té qui devient dif­fi­cile à entre­te­nir. De nou­velles habi­tudes sont prises, les mœurs évo­luent et la men­ta­li­té fait de même.

L’eau n’est pas le seul fac­teur de trans­for­ma­tion du domi­cile ; que l’on songe à l’é­cart de fatigue qui sépare la cuis­son dans l’âtre de celle uti­li­sant le four­neau à gaz ou l’élec­tri­ci­té ; que l’on voie l’an­cien balai en paral­lèle avec l’as­pi­ra­teur par le vide.

Bref, l’or­ga­ni­sa­tion com­mu­nau­taire (je dirais aus­si bien com­mu­niste, mais on pour­rait y com­prendre, de nos jours, une signi­fi­ca­tion poli­tique que je veux écar­ter — com­mu­niste, d’autre part, évoque une idée admi­nis­tra­tive venant d’en haut — aus­si ferai-je usage d’un terme plus géné­ral) l’orga­ni­sa­tion com­mu­nau­taire se consti­tue le domes­tique de l’ac­ti­vi­té indi­vi­duelle — ou indi­vi­dua­liste. La com­mu­nau­té se doit de réduire à un mini­mum la sem­pi­ter­nelle besogne du ménage, le rou­le­ment, indé­fi­ni­ment répé­té des mêmes opé­ra­tions, ne com­por­tant pour ain­si dire aucune ori­gi­na­li­té personnelle.

Par cela même, l’or­ga­ni­sa­tion com­mu­nau­taire allonge la période jour­na­lière où le tra­vail d’un cha­cun porte le sceau indi­vi­duel — par­ti­cipe à la créa­tion artis­tique. Ce point de vue est évi­dem­ment très étroit ; c’est là du vul­gaire « uti­li­ta­risme » ; n’en médi­sons pour­tant pas ; la « pra­tique » déve­lop­pe­ra l’« esprit » com­mu­nau­taire, et, nous ne man­que­rons pas d’oc­ca­sion de faire appel à lui.

Donc, il est bien enten­du qu’il n’y a pas de tra­vail utile — à moi ou aux autres — qui soit en-des­sous de ma digni­té propre ; il n’y a pas de tache que je me refuse à exé­cu­ter occa­sion­nel­le­ment ; pas de métier que je ne puisse ten­ter s’il le faut ; mais ceci dit, je cherche à orga­ni­ser la vie, en com­mun de façon à réduire la somme des tra­vaux embê­tants et à sim­pli­fier l’exis­tence de l’un et de l’autre.

Et la solu­tion doit être obte­nue sans sala­riat, comme sans politique.

Je sais bien, il n’y a là rien de nou­veau, et un bon accord entre voi­sins résout bien sou­vent un grand nombre de pro­blèmes domes­tiques ; comp­tons seule­ment sur le déve­lop­pe­ment de l’é­tat d’es­prit favo­rable à l’en­tr’aide., Oui, cela vien­dra, mais ne sup­po­sons pas que l’homme, notre conci­toyen de l’an de grâce 1925, soit meilleur qu’il n’est en réa­li­té ; n’i­gno­rons pas ses fai­blesses, et met­tons-le en face de situa­tions où seules se mettent à fleu­rir ses facul­tés de bonne entente. « Rendre ser­vice, et accep­ter que l’on vous rende ser­vice », n’est pas si simple que cela pour tout le monde ; l’un est plus ou moins égoïste, cal­cu­la­teur ou pares­seux et veut bien avoir l’as­su­rance que ce « ser­vice » lui rap­por­te­ra, et il affec­te­ra de faire peu de cas de l’aide qu’on lui aura don­né ; l’autre est plus où moins orgueilleux et n’aime pas à se croire l’o­bli­gé (c’est déjà dans le mot) de qui­conque, ou du moins ne l’ac­cepte que sous la réserve men­tale qu’il rem­bour­se­ra le « ser­vice » au décuple ; d’autre part, ne laisse-t-il pas tou­jours igno­rer à sa main droite ce que la main gauche a fait. Tout cela sont des sen­ti­ments humains, trop humains, mais ils dis­pa­raissent entiè­re­ment si ces « ser­vices » rentrent dans une orga­ni­sa­tion ; ils deviennent de ce fait ano­nymes ; alors le pro­fi­teur et l’os­ten­ta­teur ne parlent plus que de leurs droits, et du devoir du grou­pe­ment à leur égard. « Les bons comptes font les bons amis », dit un vieil adage, et cha­cun a l’illu­sion de res­ter le maître de sa propre conduite, ce qui consti­tue, en somme, la liber­té.

Et ne serait-ce pas l’oc­ca­sion d’in­vo­quer ici Fou­rier et son Pha­lan­stère ? Non certes, pas pour le moment. Que ce soit regret­table ou non, le fait bru­tal est que « on ne se sup­porte plus ». Il ne faut pas quinze jours de salle à man­ger en com­mun pour que les meilleurs amis « se soient trop vus ». Nous allons, non pas vers la réunion de plu­sieurs foyers en un seul, mais vers la dés­in­té­gra­tion de l’an­cien foyer fami­lial, com­pre­nant plu­sieurs géné­ra­tions, en presque autant de cel­lules qu’il y a d’in­di­vi­dus adultes. La cui­sine en com­mun, c’est le res­tau­rant, le foyer com­mun, c’est l’hô­tel, le Palace pour gens riches qui s’i­gnorent mutuel­le­ment. Les idées de Fou­rier se retrou­ve­ront sans doute, à un autre tour de la spi­rale. En atten­dant, reve­nons à nos moutons…

Quelles étaient, il y a cin­quante ans, les fonc­tions d’un Conseil muni­ci­pal. Cela se rédui­sait réel­le­ment à peu de choses : l’é­tat civil, puis l’or­ga­ni­sa­tion des cor­vées pour d’en­tre­tien des che­mins vici­naux et encore les sapeurs-pom­piers. Tout le reste appar­te­nait, pour ain­si dire, à la tutelle admi­nis­tra­tive. Sans par­ler de la fonc­tion poli­tique pour l’é­lec­tion des délé­gués séna­to­riaux, les choses ne sont guère plus com­pli­quées de nos jours ; pour­tant, il y a la pous­sée d’en bas qui réclame ceci et cela. J’ai l’exemple d’une com­mune allant sur dix mille habi­tants, où le Conseil se répar­tit en six com­mis­sions pour l’é­tude des ques­tions, aucune déci­sion ne pou­vant, du reste, être prise que par l’en­semble du Conseil. Me limi­tant à une petite com­mune rurale, je vois bien la rai­son d’être pour dix à douze grou­pe­ments s’oc­cu­pant cha­cun de besoins locaux cer­tains. Avant de les énu­mé­rer, je crois bon de prendre en par­ti­cu­lier le pro­blème de l’en­sei­gne­ment, un des plus simples, en ce sens qu’il y a accord presque una­nime sur la néces­si­té de « faire quelque chose », mais pour lequel on se rend rare­ment compte de l’am­pli­tude des besoins.

Que l’on ne m’ob­jecte pas que je sors de mon sujet : sim­pli­fier l’exis­tence d’un cha­cun, d’un ménage. Au . contraire, les plus graves sou­cis pro­viennent bien sou­vent de l’é­du­ca­tion enfan­tine, et si la col­lec­ti­vi­té veut bien s’en occu­per sérieu­se­ment, la tran­quilli­té des parents y gagne­ra, ain­si que la qua­li­té des jeunes, et, en somme, il y aura un peu plus de joie de par le monde.

Sauf excep­tion, dans les com­munes rurales il y a un ins­ti­tu­teur, il y a une ins­ti­tu­trice, même des adjoints et des adjointes, même par­fois une mater­nelle. C’est beau­coup si l’on regarde en arrière, c’est pauvre com­pa­ré à ce que l’on voit dans d’autres pays ; c’est pour ain­si dire rien par rap­port à ce que l’on vou­drait. Remar­quons d’a­bord que le « pro­grès » est dû à une « pous­sée » exté­rieure à la com­mune. Et nous ne sau­rions cri­ti­quer que l’o­pi­nion publique du pays soit inter­ve­nue. Livrée à sa seule ini­tia­tive, plus d’une popu­la­tion rurale en serait res­tée à l’â­non­ne­ment du caté­chisme. Vaille que vaille, c’est mieux ; c’est même bien quand on constate la men­ta­li­té du corps ensei­gnant ; un grand nombre de jeunes cherchent réel­le­ment à for­mer des intel­li­gences dans leurs élèves. Mais qui peut se décla­rer satis­fait en voyant ces mal­heu­reux locaux sco­laires, ce maté­riel d’en­sei­gne­ment soi-disant, et les condi­tions impo­sées aux enfants venant des fermes et hameaux ! Sont-ils mouillés de pluie ou cou­verts de sueur ? Ont-ils suf­fi­sam­ment déjeu­né ? Qui regarde leur chaus­sure et leurs vête­ments, qui leur offre une bois­son chaude, qui com­plète le repas de midi appor­té dans la musette ? L’exa­men médi­cal régu­lier est l’A B C de la ques­tion, pour­vu que ne soient oubliés ni les yeux, ni les oreilles, ni le reste ; mais les soins jour­na­liers, la bonne nour­ri­ture et la sur­veillance du vête­ment ne sont pas des ques­tions moins impor­tantes. Et il ne suf­fit pas d’é­non­cer des prin­cipes géné­raux, la mise en œuvre en sera très dif­fi­cile aus­si long­temps qu’il y aura richesse et pau­vre­té — men­di­ci­té et outre­cui­dance.. Il faut un grand tact pour que tel ou tel parent — ou, plus grave, tel ou tel enfant — ne se sente pas bles­sé par telle ou telle mesure. Et com­ment com­battre l’ab­sen­téisme ? Ce n’est pas que les enfants rechignent d’al­ler à l’é­cole, c’est que les parents les mieux inten­tion­nés se trouvent avoir besoin d’eux à tous bouts de champ ; les semailles, la mois­son, les noix, les châ­taignes, les oies, et ceci et cela les retiennent au logis, sans par­ler des rhumes et petites mala­dies. Vrai, il y a de quoi occu­per un cer­tain nombre de bonnes âmes de la com­mune. On nous dit bien qu’il existe offi­ciel­le­ment un mon­sieur et une dame, délé­gués can­to­naux, mais ce n’est guère sérieux. Ins­cri­vons donc un grou­pe­ment spé­cial ayant pour mis­sion de veiller au bien-être des enfants en âge d’é­cole primaire.

Puis vient la très grave ques­tion de l’o­rien­ta­tion pro­fes­sion­nelle, à peine encore mise sur le tapis. Actuel­le­ment, les enfants de riches vont à la ville ; le cler­gé choi­sit quelques enfants dont il espère faire des prêtres et s’ar­range pour que l’é­du­ca­tion au sémi­naire leur soit don­née gra­tui­te­ment ; pour le reste, c’est entiè­re­ment au petit bon­heur. Nous savons fort bien qu’il y aurait un choix à faire des sujets capables de suivre avec fruit l’en­sei­gne­ment secon­daire, de ceux qui peuvent être mis à l’ap­pren­tis­sage d’un métier, les autres pré­fé­rant conti­nuer l’oc­cu­pa­tion pater­nelle. Il y a cer­tai­ne­ment un âge où le béné­fice du « Tour de France » devrait être offert à cha­cun et à cha­cune. Mais ce n’est pas le lieu d’é­tu­dier la ques­tion. Je veux sim­ple­ment rete­nir ceci : aux quatre coins de la France — ou plus loin — se trou­ve­ront dis­per­sés des enfants de la com­mune, col­lé­giens, appren­tis, étu­diants voya­geurs ; sans égard pour l’é­tat de for­tune des parents, il s’a­git de veiller à leur san­té, à leur bien-être, à leur bonne humeur, peut-on dire. Pour cela, un groupe de bonnes volon­tés ne sera pas super­flu ; ce sera celui de l’en­sei­gne­ment tech­nique et sélectif.

Et ce n’est pas tout. Les adultes ont aus­si des curio­si­tés à satis­faire, des notions à com­plé­ter ou à acqué­rir de toutes pièces. Un troi­sième grou­pe­ment s’oc­cu­pe­ra de faire venir au vil­lage des confé­ren­ciers, des tech­ni­ciens, des artistes. Tout est à faire au point de vue de la nature des sols, des engrais les mieux appro­priés, des façons de culture, du choix des semences, des mala­dies cryp­to­ga­miques ; ce n’est pas d’a­bord un confé­ren­cier qui peut suf­fire, c’est un labo­ra­toire iti­né­rant, non pas pour une séance, mais pour une tour­née de tra­vaux expé­ri­men­taux dans les terres ; c’est une étude sui­vie de tout le domaine, de tout le chep­tel, qui peut don­ner des résul­tats pro­fi­tables. Notons encore un musée local, une biblio­thèque ; et, d’autre part, des musi­ciens, des chan­teurs, des acteurs, en amé­lio­ra­tion sur le ciné­ma et sur la T.S.F. qui ne sont plus des incon­nus au vil­lage ; et n’ou­blions pas les expositions…

Donc, rien que pour l’en­sei­gne­ment, nous trou­vons matière à occu­per trois grou­pe­ments, pour enfants, jeunes gens et adultes ; l’ins­truc­tion géné­rale, l’ins­truc­tion sélec­tive sui­vant les capa­ci­tés, l’ins­truc­tion com­plé­men­taire sui­vant les besoins.

Et remar­quons que notre liste de desi­de­ra­ta n’empiète pour ain­si dire en aucune façon sur les attri­bu­tions — ou pré­ro­ga­tives — du Conseil municipal.

Nous aurons à énu­mé­rer d’autres besoins…

[/​P. Reclus/​]

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