La Presse Anarchiste

Quelques à‑côtés des problè-mes économiques et syndicaux de la Russie sovietiste

C’est en novem­bre 1924 qu’a eu lieu le VIe Con­grès des Syn­di­cats de l’U.R.S.S. Ce Con­grès avait une impor­tance excep­tion­nelle. Tout d’abord, à cause de la Délé­ga­tion frater­nelle des Trade-Unions Anglais­es qui y occu­pait les fau­teuils d’hon­neur, et ensuite à cause des nou­velles direc­tives que les chefs de la C.G.T. russe allaient don­ner aux Syndicats.

Dans son ensem­ble, le Con­grès ne fai­sait que répéter, tel un per­ro­quet bien dressé, la leçon inculquée par un Con­grès antérieur — celui du Par­ti Com­mu­niste Russe qui, lui, n’ad­met, ni oppo­si­tion ni discussion.

C’est dans les petits détails que l’on attrape quelque­fois des moments car­ac­téris­tiques de la sit­u­a­tion véridique de la classe ouvrière russe. Nous en don­nerons ici quelques-uns.

[|Com­po­si­tion du VIe Con­grès [[L. Mag­a­sinier, « Com­po­si­tion du VIe Con­grès des Syn­di­cats de l’U.R.S.S. », Vest­nik Trou­da (Le Mes­sager du Tra­vail), organe men­su­el du Con­seil Cen­tral des Syn­di­cats de l’U­nion, jan­vi­er 1925, p. 78.]].|]

Le Con­grès était com­posé de 1.055 délégués, dont 858 avaient voix délibéra­tive et 197 voix con­sul­ta­tive. Ces 1.055 délégués représen­taient 6.367.300 mem­bres. En tant qu’il n’ex­iste pas, en Russie, des Syn­di­cats autonomes ou autres que ceux qui adhèrent au Con­seil cen­tral des Syn­di­cats de l’U­nion, et que la non-entrée d’un tra­vailleur au Syn­di­cat est suiv­ie de tant de mesures répres­sives d’or­dre économique et même poli­tique, on peut con­sid­ér­er le nom­bre de 6.367.300 comme étant actuelle­ment le nom­bre non seule­ment de tra­vailleurs syn­diqués, mais aus­si celui d’ou­vri­ers et employés en général. Sur ce nom­bre, 778.300, ou 12,2 %, sont employés des dif­férentes insti­tu­tions sovié­tiques et autres. Le Syn­di­cat des Employés est ain­si, après celui des cheminots (805.200 mem­bres), le Syn­di­cat numérique­ment le plus fort. Mais il ne faut pas oubli­er que, grâce au principe de la divi­sion indus­trielle des Syn­di­cats, tous les employés, dans les organ­ismes soviétistes d’or­dre indus­triel, sont con­sid­érés être mem­bres de l’in­dus­trie respec­tive qu’ils desser­vent. De cette façon, il n’y a aucun doute que le nom­bre des employés et fonc­tion­naires dépasse le mil­lion, ce qui donne au moins 16 % de toute la pop­u­la­tion ouvrière de la Russie.

Mais quand nous arrivons à la représen­ta­tion des mass­es ouvrières au Con­grès, nous trou­vons une man­i­fes­ta­tion bien plus intéres­sante. Sur les 1.055 délégués, 688 sont prési­dents de Syn­di­cats ! En d’autres mots, Plus de 65 % des délégués sont des fonc­tion­naires syn­di­caux occu­pant le poste le plus impor­tant dans leur Syn­di­cat. Quand on se rap­pelle que la grande masse des syn­diqués est rel­a­tive­ment pas­sive à la vie syn­di­cale, on com­prend la facil­ité avec laque­lle les prési­dents de Syn­di­cats sont capa­bles de se faire élire au Congrès.

Out­re les prési­dents, nom­bre de délégués sont, par­mi les secré­taires de Syn­di­cats, prési­dents de Comités d’usines, mem­bres d’exé­cu­tifs locaux, etc. En sub­di­visant en trois groupes dis­tincts les délégués, nous obtenons le tableau suivant :

Prési­dents de Syn­di­cats, Prési­dents, de Comités d’Usines, Secré­taires de Syn­di­cats, Mem­bres d’Exé­cu­tifs, Chefs de Départe­ments de Syn­di­cats : 1.001 soit 94,8 % du total.

Délégués ambu­lants, Instruc­teurs syn­di­caux, mil­i­tantes, mil­i­tants ayant des postes dans d’autres organ­i­sa­tions : 47, soit 4,6 % du total.

Mem­bres de Syn­di­cats n’ayant aucun poste : 7, soit 0,6 % du total.

Ain­si donc, sur 1.055 délégués, il n’y en a eu que sept choi­sis directe­ment sur leur lieu de tra­vail ; tous les autres sont soit fonc­tion­naires, soit permanents.

Quant au car­ac­tère poli­tique du Con­grès, les chiffres indiquent plus que jamais jusqu’à quel degré la vis de la dic­tature du pro­lé­tari­at s’est resser­rée et a étouf­fé toute pos­si­bil­ité d’ex­pres­sion indépen­dante. Sur les 1.055 délégués, il y a eu 1.047 com­mu­nistes (98,8 %) et 13 sans par­ti (1,2 %) ! La ter­reur tchék­iste a fait table rase de toute idéolo­gie autre que celle recon­nue par l’É­tat bolchéviste.

[|Coti­sa­tions et finances|]

« La ques­tion cen­trale du tra­vail syn­di­cal », écrit M. Guéguétchko­ri, dans un arti­cle sur les finances syn­di­cales au VIe Con­grès des Syn­di­cats Pan­russ­es [[ Vest­nik Trou­da, p.154]], « a été celle de la coti­sa­tion indi­vidu­elle. Ayant refusé l’ap­pui gou­verne­men­tal, les Syn­di­cats se sont vus for­cés de con­sid­ér­er la coti­sa­tion des mem­bres comme la seule source de leur existence. »

Ce n’est qu’au­jour­d’hui que nous apprenons offi­cielle­ment qu’a­vant l’in­tro­duc­tion de la coti­sa­tion indi­vidu­elle, les Syn­di­cats exis­taient bel et bien sur le bud­get général de l’É­tat. Que de fois nous le disions aupar­a­vant, et que de fois des démen­tis formels — aus­si menteurs que formels — nous dis­aient le con­traire. Main­tenant que le gou­verne­ment bolchéviste, obligé de suiv­re la pente de la N.E.P., a fer­mé sa caisse aux Syn­di­cats, on « com­prend » la grande impor­tance de la coti­sa­tion indi­vidu­elle. « En payant sa coti­sa­tion con­sciem­ment, et volon­taire­ment », nous dit Guégnétchko­ri [[ Loc. cit, p.159.]], « le syn­diqué veut aus­si savoir où va son sou. Certes, il ne peut pas être sat­is­fait du fait, sou­vent enreg­istré ces derniers temps, que la plus grande par­tie de la caisse syn­di­cale soit dépen­sée pour l’en­tre­tien des fonc­tion­naires. » Il est ‘notoire, en effet, que les dépens­es pure­ment bureau­cra­tiques des Syn­di­cats — salaires du per­son­nel, des per­ma­nents, paperass­es, etc. — dépasse le plus sou­vent la moitié du chiffre des coti­sa­tions. Il n’y a donc rien d’é­ton­nant à ce que les syn­diqués rouspètent…

[|Détourne­ments des fonds syn­di­caux.|]

Cette méth­ode de « liq­uider » ce qui reste dans la caisse syn­di­cale après rémunéra­tion du per­son­nel innom­brable dans chaque Syn­di­cat, a pris un essor gigan­tesque. Voici quelques sta­tis­tiques ramassées dans des jour­naux officiels :

Syn­di­cat des Métaux. — Dépré­da­tions par trimestre (année 1924)[[En roubles-or]] :

2e trimestre  3e trimestre 4e trimestre
Somme totale pour Comité régionaux 240 2262,39 5514,51
Lén­ingrad 1072,43 553,55 7757,98
Moscou  » 3049,41 3364, 75
Total général 1312,43 5865,75 16637,24

Somme glob­ale pour l’an­née : 23815,42.

« Comme on le voit » dit S. Boud­nik [[ Métallist organe cen­tral de la Fédéra­tion Russe des Métaux, n°3]], « les dépré­da­tions du 3e trimestre sont cinq fois plus fortes que celles du 4e trimestre et qua­torze fois plus fortes que celles du 2e trimestre. »

Syn­di­cat des Cuirs et Peaux. — Syn­di­cat du dis­trict de Ter : le secré­taire a dépen­sé les fonds du Syn­di­cat ; sera jugé. — Syn­di­cat de l’Our­al : le secré­taire du Comité local, Gontcharoff, a dépen­sé pour ses besoins per­son­nels 68 rou­bles appar­tenant au Comité d’U­sine. — Lén­ingrad : le représen­tant du Syn­di­cat, dans un des ate­liers, a dépen­sé 290,92 rou­bles de coti­sa­tions de mem­bres. — Syn­di­cat du départe­ment de Tver : le caissier Olis­sof n’a don­né que 5 rou­bles sur 531,07 qui devaient se trou­ver dans sa caisse. — Un cor­re­spon­dant Syn­di­cal de Toula rap­porte que les fonds syn­di­caux vont à des orgies. — À Tam­bow : le secré­taire du Comité d’U­sine, Pavlov, a pris la fuite, ayant appro­prié 27 rou­bles de la caisse syn­di­cale. — À Moscou : la Com­mis­sion syn­di­cale de révi­sion a décou­vert un déficit de 566,12 rou­bles à l’u­sine « Chorkoj ». — Un autre Cor­re­spon­dant syn­di­cal d’un autre Syn­di­cat de dis­trict écrit que l’ap­pro­pri­a­tion des fonds syn­di­caux a pris un car­ac­tère épidémique [[I. Lévine, La Voix du Tra­vailleur des Cuirs et Peaux, Moscou, n°3 (111), 18 févri­er 1925.]].

Rap­port d’un cor­re­spon­dant syn­di­cal : le ‘prési­dent du Comité de l’U­sine « Tzen­tro­pos­sad », à Kharkoff, un nom­mé Katz, a appro­prié 600 rou­bles de fonds syn­di­caux et les a dépen­sés dans des orgies [[ La Voix du Tra­vailleur des Cuirs et Peaux, n°6, 15 mars 1925, p.6.]]

Le prési­dent du Comité, d’U­sine, à Yaroslav, a appro­prié env­i­ron 1500 rou­bles [[ Ibid., p.6.]].

À Toula, 4.500 rou­bles de la caisse syn­di­cale ont été détournés par le prési­dent du Syn­di­cat, Korne­eff ; par le prési­dent du Comité de l’U­sine n°4, Batourine, et par le prési­dent du Comité de l’U­sine des har­nais, Titou­ch­ine. L’ar­gent a été dépen­sé dans des orgies [[ Ibid., p.7.]]

Syn­di­cats divers. — « On a décou­vert, en 1924, des détourne­ments de coti­sa­tions syn­di­cales à la fab­rique de tabac de Kostro­ma, au Syn­di­cat départe­men­tal d’Om­sk d’ap­pro­vi­sion­nement nation­al, au Syn­di­cat départe­men­tal du Donetz, des ouvri­ers des usines chim­iques, au Bureau syn­di­cal du dis­trict de Maikop… y a des cas de détourne­ments de fonds syn­di­caux dans les Comités locaux du Syn­di­cat des employés des insti­tu­tions sovié­tiques, etc., etc. [[M. Guéguétchko­ri, « Les finances au vie Con­grès des Syn­di­cats », Vest­nik Trou­da, jan­vi­er 1925, p.161.]]

[|Salaires et tra­vail par pièce.|]

Salaires men­su­els à Lén­ingrad [[Potapoff, tra­vailleur des Cuirs et Peaux n°7 (115), 15 avril 1926, 21/25 mars 1925.]] dans les usines de cuir (en roubles-or)

Nom de l’usine Sept. 1924 Déc. 1924 Aug­ment, + ; Dimin. -
Sko­rokhod 73,80 66,63 - 9,8 %
Radichtch­eff 73,96 66,25 -10,5 %
Marx­iste 66,87 73,74 +10,27 %
Kom­intern 66,82 53,25 - 20,3 %
Bebel 70,24 66,46 - 5,4 %

Ces salaires sont bien au-dessous du min­i­mum néces­saire, vu la cherté des vivres et des matières pre­mières. La diminu­tion des salaires dans la péri­ode de sep­tem­bre à décem­bre s’ex­plique surtout par le fait que c’est dans cette péri­ode que le gou­verne­ment russe, d’ac­cord avec le Con­seil des Syn­di­cats, a intro­duit le sys­tème de paiement par pièce. Ce sys­tème, tou­jours abhor­ré par le mou­ve­ment ouvri­er mon­di­al et con­sid­éré être le sys­tème d’ex­ploita­tion par excel­lence, a été intro­duit par les bolchévistes russ­es dans le but d’in­ten­si­fi­er la pro­duc­tiv­ité du tra­vail. Voici les pre­miers résul­tats obtenus dans l’in­dus­trie des cuirs et peaux [[ Les tra­vailleur des Cuirs et Peaux, Moscou, n°7 (115), 15 avril 1925„ p.4.]] :

[|Influ­ence du tra­vail par pièce sur pro­duc­tiv­ité et salaires.

(Moscou)|]

Les chiffres sont pour jan­vi­er 1925, après 4 mois d’ex­péri­ence du tra­vail par pièce ; les chiffres pour octo­bre 1924 étant pris pour base de com­para­i­son (= 100 %).

Nom de l’usine Pro­duc­tiv­ité Salaires
Cuirs :
Trou­jenik 130,9 % 119,00 %
Chorkoj 95,5 % 99,2 %
Zemly­atch­ka 143 % 97,2 %
Troyek­ourovsky 110,2 % 86,6 %
Kras­ny Postavchtchik 216,7 % 118,99 %
Kras­ny Kojevnik 137,4 % 114,5 %
Chaus­sures :
Com­mune de Paris 113,9 % 101,7 %
Bourevest­nik 154,4 % 127,6 %
Kras­ny Obouvchtchik 120,3 % 212,8 %
Kras­naya Oborona 296,3 % 93,00 %
Chko­la 115,1 % 91,4 %

Comme on le voit, ce sys­tème « sudori­fique » a bien aug­men­té la pro­duc­tiv­ité, en même temps qu’il a dimin­ué les salaires : rel­a­tive­ment dans tous les cas (à l’ex­cep­tion d’un seul), et absol­u­ment dans presque la moitié des cas.

Tout pour l’É­tat pro­lé­tarien, y com­pris la san­té et la vie des tra­vailleurs, tel est le nou­veau. mot d’or­dre des meneurs qui se sont placés à la tête de la classe ouvrière russe.

Les États « bour­geois » n’ont qu’à imiter et a le faire pour le bien du prolétariat.

[|Les con­trats col­lec­tifs.|]

Depuis l’in­tro­duc­tion de la NEP, les Syn­di­cats ont élaboré des spéci­mens de con­trats à être signés entre ouvri­ers et patrons (ou État). Ces con­trats étaient générale­ment élaborés et signés par les cen­trales syn­di­cales d’in­dus­tries. Le VIe Con­grès des Syn­di­cats de l’U­nion a enfin com­pris qu’il y avait des lim­ites même à la cen­tral­i­sa­tion bolchéviste. En effet, il déci­da que « dans le but d’in­tro­duire une rela­tion directe entre l’aug­men­ta­tion de la pro­duc­tiv­ité du tra­vail et les fluc­tu­a­tions des salaires, il est néces­saire d’in­tro­duire une décen­tral­i­sa­tion des con­trats au moyen de la lim­i­ta­tion du sys­tème de con­trats généraux intersyndicaux. ».

De plus, les ouvri­ers n’avaient, jusqu’i­ci, aucune voix directe dans l’élab­o­ra­tion de ces con­trats. On va main­tenant y remédi­er — du moins sur papi­er. Le Con­grès a décidé que « dans le but de garan­tir avec suc­cès la réal­i­sa­tion des con­trats col­lec­tifs et de les employ­er plus sou­vent à titre édu­catif, il est néces­saire à ce que les con­trats col­lec­tifs soient, avant leur accep­ta­tion, préal­able­ment dis­cutés à fond dans des réu­nions générales ». « Dans ce même but le Con­grès con­sid­ère néces­saire de con­tin­uer le tra­vail de sim­pli­fi­ca­tion des con­trats col­lec­tifs de façon à ce qu’ils soient facile­ment com­préhen­si­bles aux ouvriers ».

[|Qu’est-ce que la poli­tique ?|]

Voici le texte d’une des réso­lu­tions du VIe Congrès :

« Les prob­lèmes poli­tiques de la classe ouvrière exi­gent, dans le but de ren­forcer l’u­nion avec les paysans, la réduc­tion encore plus mar­quée des prix de pro­duits industriels… »

Il paraît que ce n’est pas au point de vue de l’é­conomie nationale que les prix doivent être réduits…

[/A. Schapiro/]


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