La sincérité absolue, la sincérité, impersonnelle pour ainsi dire et sans passion est le premier devoir du philosophe. Arranger le monde selon ses préférences personnelles – par exemple ne chercher que les hypothèses les plus « consolantes » non les plus probables – ce serait ressembler à un commerçant qui, examinant son grand livre, n’alignerait que les chiffres avantageux et ne s’appliquerait à faire que de consolantes additions. La plus stricte probité est de rigueur pour qui examine le grand livre de la vie ; le philosophe ne doit rien cacher, ni aux autres ni à lui-même.
On dit que Jean Huss, sur le bûcher de Constance, eut un sourire de joie suprême en apercevant dans la foule un paysan qui, pour animer le bûcher, apportait la paille du toit de sa chaumière ; sancta simplicitas ! Le martyr venait de reconnaître en cet homme un frère en sincérité ; il avait le bonheur de se sentir en présence d’une conviction vraiment désintéressée. Nous ne sommes plus au temps des Jean Huss, des Bruno, des Servet, des Saint-Justin ou des Socrate ; c’est une raison de plus pour nous montrer tolérants et sympathiques, même envers ce que nous regardons comme une erreur, pourvu que cette erreur soit sincère.
Tout s’élargit en nous avec le temps, comme les cercles concentriques laissés par le mouvement de la sève dans le tronc des arbres. La vie apaise comme la mort réconcilie avec ceux qui ne pensent pas ou ne sentent pas comme nous. Quand vous vous indignez contre quelque vieux préjugé absurde, songez qu’il est le compagnon de route de l’humanité, depuis dix mille ans peut-être qu’on s’est appuyé sur lui dans les mauvais chemins, qu’il a été l’occasion de bien des joies, qu’il a vécu pour ainsi dire de la vie humaine ; n’y a‑t-il pas pour nous quelque chose de fraternel dans toute pensée de l’homme ?
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