(Suite)
Ipek est une grande ville de 12.000 habitants (
C’est une maison propre, en rez-de-chaussée, probablement celle d’un fonctionnaire, au fond d’un jardin, où coule, en canal, un ruisseau : descendu de la montagne. La chambre qu’on nous offre est assez grande ; la moitié est occupée par un parquet surélevé de 10 ou 15 centimètres, comme chez les musulmans ; c’est là où l’on fait les lits, c’est-à-dire où l’on dépose les couvertures et les coussins. Le plafond de bois est sculpté, et les murs sont couverts de boiseries travaillées à la main. Sur les meubles, quelques pots et cruches avec inscriptions ; ce sont d’anciennes faïences grecques. Nous remarquons aussi une vieille image sainte sur bois.
Un de mes camarades se plaint d’un genou et reste à se reposer. Avec l’autre, je parcours le quartier haut de la ville pour faire des achats indispensables : cordes, bougies, sucre, sel, allumettes. Voici quelques prix : la boîte d’allumettes se vend 0 fr. 20, le sucre est à 6 francs le kilo, le sel à 5 francs ; mais nous ne regardons pas à la dépense, sauf pour le vin que nous trouvons trop cher à 5 francs le litre, et qui ne nous est pas utile comme provision.
La rue de faubourg est large et animée. Nous la quittons pour pénétrer dans les ruelles du bazar, succession de boutiques de bois en rez-de-chaussée, que les marchands et les artisans n’habitent que le jour. Il faut se presser, car il est tout au plus 3 h. ½, et déjà les boutiques se ferment. J’avais déjà remarqué cette hâte à Prizrend. Les journées de travail ne sont pas longues en Orient, ou peut-être craint-on le crépuscule, propice aux voleurs, dans une ville pleine de soldats. Pourtant c’est encore bien tôt pour le crépuscule.
Nous cherchons une hache pour couper du bois aux étapes ; nous finissons par en trouver une pour trois dinars chez un taillandier tzigane, dans la ruelle des forgerons. Nous trouvons aussi des peaux de renard que mon camarade veut à toute force acheter ; je me laisse persuader par lui d’en prendre une pour 16 dinars.
Le soir, nous descendons tous trois à la Croix-Rouge, installée dans un bâtiment, près du Drin. Je suis fatigué, j’ai mal à l’estomac et je suis d’assez mauvaise humeur ; ma colère éclate quand un jeune godelureau de la mission, qui a fait l’étape en voiture, prétend nous faire manger après ceux qui sont arrivés à Ipek avant nous, grâce à leurs moyens de transport. Nous mangeons donc avec le premier service (il n’y a que 20 et quelques places), un dîner dont je ne me souviens que d’une chose : le pain qui n’est pas levé et qui ressemble au « taperiau » salé qu’on mange sous forme de galette dans le Nivernais.
Le vin est à discrétion, c’est le vin de la Croix-Rouge qu’on liquide, par impossibilité de le transporter plus loin. J’en bois assez pour retrouver ma bonne humeur et mon entrain, et ne plus sentir ma fatigue. Il fait très froid quand nous rentrons ; on a chauffé la pièce avec un brasero, moyen d’asphyxie, insuffisant comme chauffage. Je m’enroule dans les couvertures, à la mode russe, et je m’endors comme une masse. Le lendemain matin, après un long sommeil, je suis tout à fait dispos.
Ipek est construit immédiatement au pied de la montagne, sur les bords du Drin. Partout, les ruisseaux qui descendent des hauteurs, traversent les rues et les maisons ; à cette époque de l’année, les jardins sont envahis par les corbeaux et les tourterelles. L’animation est grande, mais due sans doute aux fugitifs ; à partir d’Ipek, aucune voiture ne peut plus passer. Les gens vendent donc leurs équipages et cherchent à se procurer des chevaux de montagne. Chacun se hâte ; on entend le canon à l’Est, dans la direction de Mitrovitza, où les Austro-Allemands sont entrés. Notre crochet sur Prizrend nous a beaucoup retardés.
On a affiché à la mission un tableau des étapes : Velika, Andrevitza, Leva Réka, Podgoritza. Nous savons qu’il y a deux cols élevés à franchir et que le voyage sera dur.
Première étape en montagne
Mardi 23 novembre. Nous hésitons à partir. Un de mes camarades souffre d’un genou, comme je l’ai dit plus haut, et croit avoir un peu d’hydarthrose. Il ne sait pas s’il pourra marcher. En attendant, nous nous nettoyons, nous suiffons nos chaussures, nous faisons quelques réparations. Enfin, nous nous décidons à lever le camp ; il est 9 heures.
Le chemin s’enfonce dans la gorge et paraît d’abord excellent. On y travaille d’ailleurs. Des équipes de Monténégrins, quelquefois des femmes, remuent un peu de terre. Deux travailleurs, si j’ose dire, transportent nonchalamment deux ou trois pelletées de déblais (3 à 5 kilos peut-être) sur une claie d’osier. La brouette paraît inconnue. Ainsi en est-il depuis Mitrovitza ; et la besogne n’avance guère.
Nous avons fait à peine un kilomètre que la route se change en sentier sur lequel nous marchons à la file. C’est un sentier de montagne caillouteux qui zigzague sur une pente abrupte. Contre notre épaule droite, c’est le flanc de la montagne qui s’élève bien haut au-dessus de nos têtes ; à notre gauche, c’est le précipice au fond duquel gronde le torrent et, de l’autre côté, c’est le mur rocheux et escarpé qui forme l’autre paroi de la gorge.
Nous marchons péniblement. Le chemin est partout rocailleux, quelquefois coupé par des éboulis ; ailleurs, la montagne suinte, et pendant quelques centaines de mètres, on patauge dans un bourbier fangeux. Le chemin s’élargit ici, se rétrécit là, escalade et descend, souvent d’une façon très rapide ; c’est au petit bonheur qu’il a été tracé par les piétons, suivant les possibilités du passage.
D’abord, la pente est tout à fait dénudée. La marche est mal assurée sur les pierres qui encombrent le sentier. Le chargement d’un de nos bidets heurte un rocher à droite et dégringole. Heureusement, tout s’écroule sur place sans glisser sur la pente. Quelques pas plus loin nous rencontrons un troupeau de moutons conduit par des pâtres albanais et, comme la passe est très étroite, il faut reculer jusqu’à un endroit où le croisement des deux caravanes soit possible. Le camarade qui souffre du genou profite de la rencontre, pour acheter la canne d’un des bergers ; elle lui servira d’alpenstock.
Le torrent gronde au fond du précipice ; on aperçoit de temps en temps ses flots verts qui blanchissent sur les rochers ; ce ne sont que rapides, chutes et cascades. De l’autre côté, c’est le mur ; des sapins parfois paraissent être sortis d’une fente de la pierre ; ou bien ce sont des cascades qui jaillissent à mi-hauteur de la paroi ; elles ressemblent à une mince mèche de cheveux argentés ; la montagne, de ce côté, est à pic ; et les rocs, à certains endroits, surplombent au-dessus de nos têtes comme les arcs de voûte d’une cathédrale.
Le sentier s’élève peu à peu dans la montagne, au milieu d’un bois de hêtres aux racines tourmentées, aux troncs tordus et contournés, au feuillage roux. Nous croisons à ce moment, des femmes portant du bois sur la tête. Puis c’est la solitude complète. Un coup de fusil, qui retentit tout d’un coup dans la gorge, se répercute comme un coup de tonnerre. Les roches ont des colorations bizarres ; elles étaient vertes et rouges dans la première partie du trajet ; elles sont, maintenant, blanches et roses, et nous reconnaissons du marbre. Vers midi, nous voici descendus au bord du torrent. Nous trouvons une place assez large où des copeaux de bois jonchent le sol. Nous en profitons pour faire rapidement un feu et mettre à bouillir de l’eau dans une sorte de fait-tout acheté à Ipek. Nous déballons le cochon et nous mangeons un bon morceau, puis nous buvons le thé chaud.
Les chevaux ont maigrement à manger ; ils transportent un peu de foin et un sac d’orge. Le petit bidet brun ne veut pas d’orge, il semble avoir une préférence pour les brindilles de bois ; cette préférence ne nous paraît pas raisonnable. Et comment ferons-nous pour assurer la nourriture des bêtes ? Le pays misérable n’offre aucune ressource.
En route ! Le chemin grimpe de nouveau, puis peu à peu il devient moins escarpé. Je propose à mes camarades, vers trois heures de l’après-midi, d’établir notre campement entre des hêtres, sur un petit plateau. Ma proposition est rejetée. On nous a promis, en effet, que nous pouvons arriver à Vélika en une étape, après avoir franchi le col du Chakhorn, et même que de bons marcheurs peuvent dépasser ce bourg pour atteindre Andrévitza. Mais quelques Monténégrins, que nous croisons, répondent à nos questions que nous arriverons à Vélika au plus tôt demain soir. Qui croire ?
Nous arrivons à quelques maisons assez misérables, un hameau. Les gens nous disent que nous trouverons une auberge, et même une bonne auberge à une demi-heure de là. J’aurais préféré ne pas aller plus loin, et me contenter ici d’un abri quelconque, même rudimentaire, car la nuit n’est pas loin. Mes camarades veulent aller jusqu’à l’auberge, et nous continuons à marcher pendant que la nuit tombe peu à peu. L’obscurité est complète quand le chemin commence à descendre en lacets. Des fugitifs, arrêtés là, nous apprennent que l’auberge est au fond de la vallée, mais qu’elle est pleine. L’un de nous part en reconnaissance avec l’interprète ; je reste avec l’autre, le prisonnier et les bêtes et, en attendant, nous cherchons un emplacement convenable pour camper et passer la nuit en cas de besoin.
Nous avons atteint la région des neiges. Depuis le coup de froid ressenti à Prizrend, il y a, six jours, celles-ci garnissent les hauteurs ; jusqu’ici nous n’avons rencontré que des plaques de neige par-ci, par-là. À l’altitude à laquelle nous sommes arrivés, un linceul blanc s’étend presque partout. Nous trouvons une place de quelques mètres carrés, à peu près horizontale, et dépourvue de neige ; nous nous asseyons sans avoir le courage de nous installer, sans grand espoir, non plus, que le camarade ait trouvé un abri.
La gorge s’est élargie. Une vallée confluente, qu’on devine, donne encore davantage d’espace. Devant nous, un paysage alpestre d’hiver commence à se montrer, an fur et à mesure que la lune se lève. La montagne d’en face est blanche de neige, avec de larges taches sombres que forment les bois de sapins. Au-dessous de nous, on distingue le petit bâtiment de l’auberge ; trois ou quatre grands feux brûlent au dehors ; une lanterne promène sa petite clarté aux alentours.
Le camarade est revenu : il est inutile de descendre à l’auberge qui regorge de fugitifs ; beaucoup n’ont pu trouver place et devront passer la nuit dehors ; les feux que nous voyons ont été allumés par eux. Il faut donc nous installer. Nous allumons notre petite lanterne, nous débâtons les chevaux et nous nous occupons de faire du feu. D’ailleurs, partout, dans la montagne, on entend le bruit sourd des haches qui abattent le bois. Pendant que le prisonnier s’éloigne pour la même besogne, je grimpe sur la pente pour couper dans la pénombre des fougères, qui serviront à l’allumage du bois vert.
Nous dînons sur le cochon de Detchani ; le camarade a eu la chance de trouver à l’auberge du kaïmak (beurre fermenté), et nous faisons du thé. Le sucre acheté à Ipek nous est d’un grand secours.
Le camarade, qui a mal au genou et qui est le plus industrieux d’entre nous, se met en tête de dresser la moitié de toile de tente que nous avons, et qui sert à couvrir l’un de nos chargements. Nous coupons des piquets et nous attachons la toile de façon à faire un toit triangulaire ; on peut tenir là-dessous à trois, en se serrant, mais comme tout un pan manque, je vois le ciel magnifiquement étoilé, comme si j’étais dehors ; c’est une vraie nuit de Noël avec la neige, les sapins, les astres étincelants, et il fait un froid de loup — heureusement, sans le moindre souffle de vent.
Je n’ai pas froid aux pieds, car, chaque soir, j’ai la précaution de quitter mes chaussettes pour en mettre d’autres plus épaisses, achetées à Mitrovitza et j’ai encore des pantoufles de drap que j’ai eu soin de conserver. Mais je ne peux pas dormir à cause du froid aux fesses ; la terre glacée me gèle, et je suis obligé, au bout d’une heure, de me lever pour aller me réchauffer au feu.
Le feu est éteint ; le prisonnier a balayé les tisons et s’est étendu sur la place chaude. Voilà ce que nous aurions dû faire, c’est-à-dire établir un feu sur l’emplacement de la tente pour sécher la terre, et étaler ensuite un lit de feuilles sèches et de fougères. Il est trop tard pour faire tout ce travail ; il y a bien assez de rallumer le feu. Nous passons le reste de la nuit, mes camarades et moi, à nous enfumer autour du brasier qu’on entretient avec les branches d’un sapin abattu par le prisonnier. Cela fait beaucoup d’étincelles, mais beaucoup de fumée aussi et, comme il n’y a pas de vent, cette fumée rabat tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, sans qu’on puisse se mettre à l’abri.
Le petit jour nous surprend somnolents et gelés. Nous nous hâtons de rebâter, et nous partons après avoir bu du thé chaud.
[/M. Pierrot/]