La Presse Anarchiste

La vie chère en indo-Chine

La sta­bi­li­sa­tion de la piastre

La ques­tion sino-annamite

La vie chère. — À l’ins­tar de la France, l’In­do-Chine a éga­le­ment l’in­for­tune de la vie chère, non pour la mino­ri­té euro­péenne, mais pour la masse, pour l’en­semble de la population.

L’in­di­gène ne connaît que la piastre. Celle-ci valait 2 fr. 50 envi­ron, il y a 5 ans ; actuel­le­ment, son cours est de 8 francs.

Beau­coup de den­rées n’ont pas chan­gé de prix (en piastres et « cents ») ; elles ont sim­ple­ment tri­plé de valeur, par suite de l’é­lé­va­tion du cours de la piastre. Le riz, cepen­dant base de l’a­li­men­ta­tion indi­gène, valait, en 1914, 4 piastres 50 (11 fr. 25), les 60 kilos ; il vaut actuel­le­ment 7 p. 50, soit 6o fr.

Dans les cafés, les prix ont sou­vent subi une hausse mal­gré l’é­lé­va­tion du taux de la piastre. Là, le mal est moindre, car la fré­quen­ta­tion des cafés n’est pas indis­pen­sable, un whis­ky soda qui se payait 6o cent (1 fr. 50 avant là guerre), coûte 50 cents (4 francs). Bien des den­rées ali­men­taires et autres pro­duits fran­çais ont subi la hausse et presque tri­plé ; mais en rai­son du cours de la piastre, l’a­che­teur paie moins cher qu’a­vant la guerre, par exemple le cho­co­lat qui vaut 8 francs le kilo (une piastre), valait 3 francs avant la guerre, mais se payait 1 piastre 20. Beau­coup de négo­ciants euro­péens ont main­te­nu un prix éle­vé pour les vins, mais grâce à la concur­rence, la baisse com­mence à se faire sen­tir ain­si que pour les spi­ri­tueux. D’ailleurs, il est à remar­quer que durant la guerre, mal­gré la pénu­rie des vivres en France, la Colo­nie a conti­nué à rece­voir des conserves de la Métro­pole, sur­tout en colis pos­taux, c’é­tait le moyen d’é­vi­ter le fret exorbitant.

Tou­te­fois, les droits de douane étant éta­blis en francs, là il y a une réduc­tion notable, une atté­nua­tion à la vie chère, ce qui per­met aux articles étran­gers de venir concur­ren­cer avan­ta­geu­se­ment les pro­duits fran­çais. Nous avons déjà eu les vins de Cali­for­nie, les beurres et confi­tures d’Aus­tra­lie, les fro­mages d’A­mé­rique, l’In­do-Chine ver­ra, sous peu, affluer les vins des États-Unis d’A­mé­rique puisque l’u­sage des bois­sons alcoo­liques va être inter­dit au pays des Sammies.

Pour les tabacs, ceux d’In­do-Chine, en appa­rence, n’ont pas chan­gé de prix ; ils ont sui­vi la pro­gres­sion de la piastre. Ceux de Manille sont ven­dus à un prix rai­son­nable, mais ceux de la confé­dé­ra­tion ger­ma­nique mani­pu­lés en Algé­rie ont subi une hausse fan­tas­tique moti­vée par l’en­goue­ment du public pour la marque.

On se demande com­ment le Luxem­bourg a pu conti­nuer à pro­duire autant de tabac ; mais il faut bien noter que si notre légis­la­tion doua­nière pen­dant la guerre a pro­hi­bé la sor­tie de mar­chan­dises à des­ti­na­tion de pays enne­mis, elle n’a pas inter­dit l’en­trée des pro­duits de ces pays qui ont pu s’in­fil­trer en France et aux Colo­nies en acquit­tant les droits du tarif géné­ral. C’est ain­si qu’en Indo-Chine beau­coup de tis­sus, qui pou­vaient pro­ve­nir des pays enva­his, ont été expor­tés via Pays-Bas, et sont entrés ici, étant décla­rés de cette pro­ve­nance, ori­gine non justifiée.

Piastres et francs. — Long­temps on s’est posé la ques­tion : faut-il sta­bi­li­ser la piastre ? Aujourd’­hui il y a presque una­ni­mi­té en faveur de cette mesure, mais il y a désac­cord quant à la mon­naie de rem­pla­ce­ment. Les uns pro­posent la piastre de Sin­ga­pore à 2 fr. 94, les autres le franc.

Les opé­ra­tions avec la colo­nie anglaise ne sont pas si éle­vées qu’elles doivent entraî­ner l’a­dop­tion de la piastre à 2 fr.. 94.

Le bon sens indique net­te­ment le franc. La rai­son pri­mor­diale en est dans les cen­taines de mil­lions que l’In­do-Chine a four­nis à la métro­pole dans les divers emprunts de guerre.

Un titre de rente de 4 francs, emprunts de 1917 et 1918, a été payé 17 piastres à la sous­crip­tion ; actuel­le­ment, il n’en vaut que 9 et par­mi les sous­crip­teurs il y a majo­ri­té d’in­di­gènes qui cer­tai­ne­ment, la trouvent mau­vaise. S’ils vont pré­sen­ter au tré­sor un cou­pon de franc, on leur paie douze cents.

Il est donc urgent que le franc ait cours en Indo-Chine au Tré­sor pour les paie­ments de la rente et… aus­si à la Poste pour l’ac­qui­si­tion des timbres. On a émis de nou­velles séries sur­char­gées en cents, la piastre. étant décomp­tée à 2 fr. 50. Il en résulte que le timbre vert de 5 cen­times se paie 0 fr. 16, celui de 0 fr 10 – 0 fr. 32, celui de 0 fr. 15 (lettres pour France) 0 fr. 48 ; celui-de 0 fr. 25 (étran­ger ou recom­man­da­tion), 0 fr. 50. Les timbres sur­char­gés au pro­fit des orphe­lins de la guerre ven­dus au double de leur valeur sont donc à des prix fan­tas­tiques, encore sont-ils raris­simes. Que dire de celui de 10 francs  — 4 piastres — qui, natu­rel­le­ment, doit être ven­du le double ?

Quant aux télé­grammes inté­rieurs, la taxe reste tou­jours fixé à 2 cents le mot, soit 0 fr. 16.

La ques­tion sino-anna­mite. — Des troubles ont écla­té en Cochin­chine au sujet d’une tasse de café qu’un débi­tant chi­nois vou­lait faire payer trois sous, au lieu de deux, à des Anna­mites, pré­texte futile à des let­trés anna­mites pour inci­ter leurs congé­nères à s’af­fran­chir de la tutelle com­mer­ciale chinoise.

L’An­na­mite est-il pré­pa­ré à faire un com­mer­çant ? Nous ne le croyons pas.

C’est l’es­prit de jeu qu’il faut faire dis­pa­raître. L’in­di­gène, en tout, ne voit que des béné­fices à réa­li­ser pour jouer, gagner beau­coup d’argent. Le « prix fixe » est incon­nu ; le mar­chan­dage sévit, un mar­chan­dage tel qu’il abou­tit sou­vent à faire réduire au tiers le prix d’a­bord deman­dé pour un objet.

Au Ton­kin, on trouve des maga­sins anna­mites assez pros­pères ; en Cochin­chine, il s’en est créé à Can­thœ ; une pape­te­rie anna­mite s’est fon­dée à Thu­duc ; mais c’est bien peu en rai­son de ce qui serait pos­sible avec des gens sérieux.

En géné­ral, le public n’a guère à se louer des secré­taires inter­prètes des mai­sons de com­merce. Quand ce n’est pas des fac­tures majo­rées, ce sont des livrai­sons incom­plètes, dont les man­quants servent à ali­men­ter la bourse de ces Mes­sieurs, de conni­vence avec les coo­lies char­gés de l’emballage. Cela se passe à Pnom­penh comme à Saïgon.

L’An­na­mite peut faire un bon infir­mier, un bon chauf­feur, un méca­ni­cien, un impri­meur. Les coif­feurs anna­mites sont nombreux.

On a sou­vent man­qué de flair dans le choix de rece­veurs indi­gènes des postes et télé­graphes ; il en est résul­té des défi­cits aux­quels le cou­pable trou­vait comme atté­nua­tion cette excuse : « J’ai joué avec l’argent, je comp­tais gagner et pou­voir aider mes parents. » C’est tou­jours la corde sen­sible. Mais il oublie de dire que beau­coup de cet argent passe en toi­lettes et bijoux pour des maî­tresses et en fré­quen­ta­tion de cafés, dégus­ta­tion de whis­kies-sodas ou liqueurs de marque.

Nous en sommes encore à attendre les bou­chers ou bou­lan­gers anna­mites ; la culture maraî­chère ne les tente pas davan­tage. Ce n’est pas là qu’ils rem­pla­ce­ront les Chi­nois de Cho­lon ; et cepen­dant, les Ton­ki­nois (Anna­mites) réa­lisent des béné­fices dans cette pro­fes­sion comme dans celle de blan­chis­seur. Les tarifs de ces der­niers sont assez rému­né­ra­teurs pour y concur­ren­cer les Chinois.

Dans les cam­pagnes, la pro­pa­gande anti­chi­noise ne peut abou­tir ; car là, le Chi­nois est appa­ren­té aux gens du pays, soit du côté anna­mite, soit du côté cam­bod­gien. Dans les pro­vinces de l’Ouest cochin­chi­nois, la main-d’œuvre chi­noise est utile dans la région des poivres.

Mais dans les grandes villes comme Saï­gon et Cho­lon, il se trou­ve­ra un nombre suf­fi­sant d’An­na­mites pour entre­te­nir l’a­gi­ta­tion et espé­rer l’exode de la popu­la­tion chinoise.

Quels sont les adver­saires des Chi­nois ? Les motifs d’hos­ti­li­té sont com­plexes. En pre­mier lieu, les rebelles Anna­mites réfu­giés au Japon, ensuite les fumeurs d’o­pium aux­quels le débi­tant chi­nois refuse la drogue qu’il réserve pour ses com­pa­triotes vu les restrictions.

Les détaillants fran­çais se plaignent éga­le­ment de la concur­rence chi­noise. Les négo­ciants en gros seraient mal fon­dés à les imi­ter car les Chi­nois sont pour eux de bons clients.

Le rizi­cul­teur peut se plaindre de ce que sa récolte est sou­vent hypo­thé­quée par l’u­su­rier chi­nois ; mais il y a éga­le­ment. un autre vau­tour, le ban­quier hin­dou, le chet­ty.

Dans un autre ordre d’i­dées, le Chi­nois a des adver­saires au point de vue reli­gieux, le lycée fran­co-chi­nois de Cho­lon ayant enle­vé une bonne clien­tèle aux congré­ga­nistes de l’Ins­ti­tu­tion Taberd.

Nous igno­rons les sen­ti­ments de la popu­la­tion euro­péenne de Saï­gon, mais nous pen­sons qu’elle ne serait guère à l’aise si elle était pri­vée des arri­vages de légumes et fruits de Chine, indis­pen­sables tant qu’on ne se sera pas déci­dé à créer des vil­lages horticoles.

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