La Presse Anarchiste

Le désarmement

Bien qu’au mois d’août 1914, per­sonne ne pou­vait pré­voir les consé­quences exactes du conflit, qui du reste ont dépas­sé les pré­vi­sions les plus pes­si­mistes, le monde entier a eu à ce moment-là, l’in­tui­tion qu’il était mena­cé d’un grand mal­heur et alors, dès le début même des hos­ti­li­tés, tous les hommes d’É­tat de l’En­tente décla­raient que la fin de ce conflit devait mar­quer la fin des guerres ; que le prus­sia­nisme — et on enten­dait par prus­sia­nisme l’i­gnoble mili­ta­risme alle­mand, tenu comme prin­ci­pal res­pon­sable — devait dis­pa­raître à jamais.

Lloyd George, Cle­men­ceau, le géné­ral Smuts, Orlan­do, Poin­ca­ré, Vivia­ni ; des hommes de science, des lit­té­ra­teurs, des pro­fes­seurs ne ces­saient de cla­mer : guerre à la guerre ! C’est sur la foi de ces décla­ra­tions, que fut fon­dée l’u­nion sacrée en France et aus­si en Angle­terre, où le peuple fit vio­lence à ses tra­di­tions, à ses sen­ti­ments anti­mi­li­ta­ristes, en vue d’a­bou­tir à ses fins.

Mais tous ces beaux sen­ti­ments, tant de fois expri­més par les gou­ver­nants, étaient dus aux impres­sions cau­sées par ces évé­ne­ments et aus­si aux… nécessités.

Quand il a fal­lu les mettre en pra­tique, se confor­mer à ces enga­ge­ments, nos diplo­mates, sous des pré­textes divers et sans valeur aucune, se déro­bèrent, de sorte que, mal­gré tous les sacri­fices consen­tis, le mili­ta­risme prus­sien n’a pas dis­pa­ru. Il en coûte vrai­ment peu, en poli­tique, de man­quer à sa parole et on est ten­té de dire à M. Cle­men­ceau que ce n’est pas seule­ment à Vienne qu’il y a des âmes pour­ries. En, fait, aus­si bien pen­dant ces grandes crises que dans la vie cou­rante, il n’y a de vrai­ment sin­cère que le peuple.

D’a­voir lais­sé à l’Al­le­magne une armée, ça été de, la part de l’En­tente, un véri­table crime, un crime uni­ver­sel, car de même que la paix armée d’hier nous a conduit direc­te­ment, fata­le­ment à cette catas­trophe, là paix armée de demain, nous condui­ra non moins fata­le­ment à une nou­velle catas­trophe, dans un temps plus ou moins éloi­gné, englo­bant cette fois tous les peuples sans exception.

Ceux qui ont endos­sé cette res­pon­sa­bi­li­té à Ver­sailles, pré­tendent qu’ils ont lais­sé à l’Al­le­magne une armée de quelques cen­taines de mille hommes — qui, sous une forme détour­née, peut se muer en plu­sieurs mil­lions — par crainte de mou­ve­ment maxi­ma­liste. Ce pré­texte n’est pas une simple erreur, mais un men­songe. Il est abso­lu­ment contraire au bon sens, à la logique. En effet, s’ils redou­taient un mou­ve­ment de ce genre, ils avaient un moyen bien simple de l’é­vi­ter, c’é­tait de les désar­mer. Aujourd’­hui M. Cle­men­ceau ose décla­rer qu’on leur a lais­sé 208 canons pour pou­voir se défendre du côté de l’Est. Cette décla­ra­tion de M. le Pre­mier est vrai­ment pleine de saveur.

Ces Mes­sieurs du Conseil n’a­vaient pas à redou­ter un mou­ve­ment maxi­ma­liste, ni en Bul­ga­rie, ni en Tur­quie, néan­moins, ils lais­sèrent éga­le­ment des arme­ments à ces deux pays, bien qu’ils s’é­taient ren­du incon­di­tion­nel­le­ment. Le mobile qui les a gui­dés est donc le contraire de ce qu’on a dit : Il est du reste facile à com­prendre. L’En­tente n’a désar­mé ni l’Al­le­magne, ni la Bul­ga­rie, ni la Tur­quie, sim­ple­ment pour avoir le pré­texte de sau­ve­gar­der une ins­ti­tu­tion qui lui est chère. Ses repré­sen­tants ont obéi à un esprit de classe et si on leur disait qu’à ce moment-là, ils étaient beau­coup plus près des pan­ger­ma­nistes jus­te­ment exé­crés que des peuples démo­cra­tiques qu’ils repré­sen­taient, que des poi­lus tant sacri­fiés, mais des­quels ils n’a­vaient plus besoin, qui ose­rait dire le contraire ?

Ça été de leur part une véri­table tra­hi­son envers les huit mil­lions de morts et les vingt mil­lions de muti­lés de cette hor­rible tragédie.

Évi­dem­ment, il ne pou­vaient lais­ser voir aux peuples, encore fré­mis­sants de dou­leurs, les inté­rêts sor­dides qui les gui­daient, après avoir décla­ré tant de fois, que sur les ruines de ce conflit, ils éta­bli­raient une paix durable ; mais leur tra­hi­son n’en est pas moins indé­niable, et il importe à ceux qui n’ont pas été abu­sés par leurs men­songes de le dire.

En sus du maxi­ma­lisme qu’ils ont agi­té pour jus­ti­fier le main­tien des arme­ments, ils ont invo­qué d’autres rai­sons dans leur pro­jet de la Ligue des Nations, qui sont éga­le­ment le contraire du bon sens et de la logique. Ne pré­tendent-ils pas que si dans l’a­ve­nir, un État se refu­sait à se sou­mettre aux déci­sions des tri­bu­naux d’ar­bi­trages, la Ligue devrait le contraindre au besoin par la force ? C’est incom­men­su­rable de cynisme ou d’im­bé­cil­li­té, mais plu­tôt de cynisme. Au fait, pour­quoi se gêne­raient-ils, puisque per­sonne ne dit rien ? Il n’est venu’ à l’i­dée de per­sonne, en effet, à ce sujet, d’en­fer­mer ces fameux grands hommes dans ce simple dilemme : Où un État ose­ra consi­dé­rer les trai­tés comme des chif­fons de papier et aura tout natu­rel­le­ment recours aux. armes à sa por­tée pour les vio­ler, pour se sous­traire aux juge­ments des tri­bu­naux, par consé­quent, il faut sup­pri­mer ses arme­ments, afin d’é­vi­ter la répé­ti­tion de ce qui s’est pas­sé en 1914, ou il res­pec­te­ra les trai­tés, se confor­me­ra aux déci­sions des tri­bu­naux et ses arme­ments deve­nant inutiles, il faut éga­le­ment les sup­pri­mer, de façon à affran­chir les peuples de ces charges à la fois écra­santes et dangereuses.

Mais ces peuples ne disent rien. Per­sonne ne dit rien. Cle­men­ceau triomphe faci­le­ment. Aujourd’­hui seule­ment, alors que les tra­vaux de la Confé­rence sont ter­mi­nés depuis long­temps, des dépu­tés demandent que l’Al­le­magne soit désar­mée ; mais les rai­sons qui guident ces dépu­tés sont pure­ment et sim­ple­ment des rai­sons élec­to­rales et cette inter­ven­tion tar­dive ne chan­ge­ra rien à la situation.

Nous voyons déjà, du reste, se des­si­ner net­te­ment les consé­quences du ména­ge­ment qu’a eu l’En­tente pour l’Allemagne.

M. Dou­mer a pré­sen­té un rap­port à la Com­mis­sion de l’Ar­mée du Sénat, qui est des plus signi­fi­ca­tif à ce sujet. Il demande de réduire à un an le ser­vice mili­taire en France, avec deux cent mille hommes d’ac­tif, plus cent cin­quante mille volon­taires ; ce qui per­met­trait au pays, en éta­blis­sant des périodes d’exer­cice, de mettre quatre mil­lions d’hommes sous les armes en temps de guerre. On avoue­ra que si le mili­ta­risme alle­mand était abat­tu, la France n’au­rait pas besoin de tels effectifs.

N’est-ce pas mons­trueux qu’a­près quatre ans d’un tel car­nage, il se trouve un homme pour oser pré­sen­ter un tel pro­jet et toute une assem­blée pour l’é­cou­ter ? Oui c’est mons­trueux ! Mais au fond y a‑t-il lieu de s’en éton­ner ? Nullement.

En réa­li­té, il n’y aura plus de guerres, le jour seule­ment où les peuples, déci­de­ront qu’il ne doit plus y en avoir ; mais aus­si long­temps qu’ils aban­don­ne­ront leurs des­ti­nées aux indi­vi­dus tarés, égoïstes des classes pri­vi­lé­giés, il y aura des catas­trophes comme celle à laquelle nous venons d’assister.

Ce pro­jet de Dou­mer, envi­sa­gé seule­ment au point de vue finan­cier, est d’au­tant plus infâme, que les peuples sont dans l’im­pos­si­bi­li­té de payer les dettes contrac­tées au cours de ces quatre ans ; puis d’autre part parce qu’il y a pour la Ligue des Nations un moyen bien simple qu’in­di­quait, il y a quelques jours, le pré­sident Wil­son, pour régler les conflits futurs : C’est le blo­cus économique.

Il n’y a pas un pays, disait Wil­son, capable de résis­ter six mois à un tel moyen. C’est à mon avis tout à fait exact ; aus­si convient-il qu’il soit défen­du et sub­sti­tué aux moyens de violences.

On com­prend très bien, que les pri­vi­lé­giés fassent la sourde oreille aux indi­ca­tions du Pré­sident, mais il ne sau­rait en être de même des peuples ; d’au­tant qu’en sus de la paix qu’il s’a­git d’as­su­rer et de sup­pri­mer ces charges écra­santes que les Dou­mer de tous les pays veulent leur impo­ser, ils abou­ti­ront aux réformes sociales qu’au­tant que ces arme­ments seront supprimés.

Par consé­quent, les grou­pe­ments d’i­dées ont le devoir impé­rieux — en s’ap­puyant sur le ter­rain solide où s’est pla­cé Wil­son — de dénon­cer le crime qui a été com­mis à Ver­sailles, au sujet des arme­ments ; d’en expli­quer la signi­fi­ca­tion et ses conséquences.

La C.G.T. elle-même, qu’on a lieu de féli­ci­ter de res­ter sur le ter­rain éco­no­mique, ne peut pas se dés­in­té­res­ser de ce pro­blème sans faillir à sa mis­sion. Deman­der la sup­pres­sion des arme­ments, ce n’est pas faire de la poli­tique, mais vou­loir assu­rer une paix durable et pré­pa­rer la voie à la réa­li­sa­tion des moindres réformes sociales.

De même que les liber­taires auraient gran­de­ment tort de se croire dimi­nués, en pre­nant la défense d’un prin­cipe, d’un moyen, sous le pré­texte qu’il ne vient pas d’eux.

Qu’une entente dans ce sens soit donc éta­blie, entre tous les élé­ments d’a­vant-garde ; que soit aban­don­né l’es­prit dog­ma­tique qui, mal­heu­reu­se­ment, domine trop sou­vent dans cer­tains milieux pour faire place à un large esprit de tolé­rance ; le dan­ger qui nous menace en vaut la peine. Qu’à l’u­nion sacrée contre la domi­na­tion du prus­sia­nisme, suc­cède l’u­nion sacrée de tous les grou­pe­ments, que cette entente s’é­tende à tous les peuples, puis, qu’un mou­ve­ment d’en­semble soit entre­pris, afin d’a­bou­tir rapi­de­ment à ce résultat.

Il n’y aura de paix durable et de modi­fi­ca­tions sociales pos­sibles qu’à cette condition.

[/​A. Sad­ler/​]

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