La Presse Anarchiste

Protégeons-nous des protecteurs

Que les pre­miers pro­tec­tion­nistes aient, sin­cè­re­ment, cru que, en empê­chant les mar­chan­dises de l’ex­té­rieur de venir faire concur­rence à celles de l’in­té­rieur, ils coopé­raient ain­si à l’ac­crois­se­ment de la for­tune du pays, au bien-être de ses habi­tants, c’est fort pos­sible. Tout arrive.

« Vendre le plus pos­sible, et le plus cher pos­sible à ses voi­sins, et leur ache­ter le moins pos­sible — ne pas leur ache­ter du tout serait la per­fec­tion — c’est le meilleur moyen de gar­der son argent dans le pays. Or, gar­der son argent, et atti­rer le plus que l’on peut de celui des autres, n’est-ce pas le meilleur moyen de s’enrichir ? »

On peut fort bien com­prendre que ce rai­son­ne­ment sim­pliste ait pu séduire les pre­miers éco­no­mistes. Le fait de se poser comme arbitre des peuples n’im­plique pas un cer­ti­fi­cat d’ap­ti­tude pour celui qui se pose ainsi.

L’ex­tra­or­di­naire, est que cette convic­tion ait pu sur­vivre si long­temps à l’expérience.

Que ceux qui pro­fitent de l’er­reur conti­nuent à croire — ou fassent sem­blant de croire — que c’est pour le plus grand bien de tous que quelques mil­liers — quel­que­fois beau­coup moins — d’in­dus­triels ou inter­mé­diaires empochent annuel­le­ment quelques dizaines ou cen­taines de mil­lions pré­le­vés indû­ment sur l’en­semble des consom­ma­teurs, passe encore mais que ceux sur qui sont pré­le­vés ces mil­lions conti­nuent, bête­ment, à payer une mar­chan­dise plus cher qu’elle ne devrait être ven­due, voi­là qui est moins compréhensible.

Je ne crois pas beau­coup aux réformes par­le­men­taires, et pas du tout que les cam­pagnes élec­to­rales valent les efforts et l’argent qu’on y dépense. Mais si j’at­ta­chais la moindre impor­tance au choix d’un dépu­té, la pre­mière et seule ques­tion que je pose­rais à un can­di­dat, serait celle-ci : Êtes-vous pro­tec­tion­niste ou libre-échangiste ?

Empê­cher que le coût de la vie, tant que l’or­ga­ni­sa­tion éco­no­mique actuelle ne peut être chan­gée, soit aug­men­té par des moyens qui ne pro­fitent qu’à un petit nombre au détri­ment de tous, est une ques­tion qui, j’au­rais cru, devrait inté­res­ser tout le monde, et réunir l’u­na­ni­mi­té de ceux qui n’en éprouvent que les mau­vais effets.

Mais en France, où, cepen­dant, le « pro­tec­tion­nisme » a eu le temps de pro­duire ses pires effets, comme je l’ai déjà consta­té, on semble se dés­in­té­res­ser de la ques­tion. Et on conti­nue de deman­der aux dépu­tés de voter des réformes pour la réa­li­sa­tion des­quelles il fau­drait une révo­lu­tion, mais on ne souffle mot de la seule qui soit capable de réunir la presque una­ni­mi­té du pays, si les élec­teurs avaient l’in­tel­li­gence de moti­ver eux-mêmes leurs propres desi­de­ra­ta au lieu de se lais­ser « bour­rer le crâne » par les politiciens.

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De jan­vier à février 1918, la Ligue du « Libre-Échange » a don­né une série de six confé­rences qu’elle a eu la bonne idée de publier en volume [[Sous le titre le Libre-Echange Inter­na­tio­nal. 2 francs, chez Alcan, 108, bou­le­vard Saint-Germain.]].

Et je cueille, dans ce volume, quan­ti­té de chiffres, faits et ren­sei­gne­ments démon­trant à quel point le coût de la vie est influen­cé par les tarifs dits « pro­tec­teurs », à quelles mino­ri­tés de fri­pouilles — je ne trouve pas meilleure épi­thète pour bien carac­té­ri­ser les per­son­nages — est sacri­fié l’in­té­rêt de toutes la popu­la­tion, par une autre caté­go­rie de fri­pouilles, opé­rant dans la politique.

« De 1899 à 1909, c’est une sur­élé­va­tion de trois mil­liards que repré­sente le droit sur le blé : 334 mil­lions, envi­ron, par an. Sur cette somme annuelle, 15 mil­lions sont allés au fisc, le reste, soit 319 mil­lions sont allés aux pro­duc­teurs de blé ; mais, sur­tout, aux gros fer­miers, gros pro­prié­taires, qui sont en très petit nombre.

« Pour la viande — d’a­près l’en­quête de 1899, trop faible, parce que incom­plète, puis­qu’elle ne com­prend que les chefs-lieux de dépar­te­ment ou d’ar­ron­dis­se­ment, et les villes de au moins, 10.000 habi­tants — la consom­ma­tion aurait été de 640 mil­lions de kilos. En y appli­quant un droit moyen de 10 francs par 100 kilos, on arrive à une sur­élé­va­tion de 64 mil­lions de francs. (Confé­rence Schelle, février 1918.)[[ Le Libre-Echange Inter­na­tio­nal, pages 104 – 105, I vol., chez Alcan.]]

Rien que pour le blé et la viande, la popu­la­tion paie, en chiffres ronds, et annuel­le­ment, 400 mil­lions, un peu plus de 10 francs par tête, dont une très petite par­tie seule­ment va au fisc, et le reste dans la poche de quelques mil­liers d’é­le­veurs ou gros propriétaires.

Mais le blé et la viande ne sont pas les seules choses taxées. Le beurre, les pommes de terre, le pois­son, la volaille, les fruits paient des droits d’en­trée, quand ne viennent pas encore s’y ajou­ter des droits d’octroi.

Et ça ne s’ar­rête pas à la nour­ri­ture. On paie des droits pro­tec­teurs sur ses habille­ments, sur sa chaus­sure, sur sa coif­fure, sur les machines que l’on emploie, ce qui, pour ces der­nières, a pour effet d’aug­men­ter le coût de pro­duc­tion des objets qu’elles fabriquent.

« En 1885, Léon Say aurait cal­cu­lé que le poids pro­bable de la pro­tec­tion en France sur le coût de la vie s’é­le­vait annuel­le­ment à plus d’un mil­liard et demi. Aujourd’­hui, les droits des douanes sont autre­ment lourds que ceux de 1885 ; la charge totale a donc dû s’ac­croître encore. Il est très dif­fi­cile de le véri­fier, je l’ai déjà indi­qué, en rai­son de l’in­suf­fi­sance des sta­tis­tiques. » (Confé­rence Schelle, 1er février 1918.) » [[ Le Libre-Echange Inter­na­tio­nal, pages 103 – 104.]]

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Voi­ci quelques autres chiffres démon­trant les effets néfastes du pro­tec­tion­nisme sur le coût de la vie :

« Le prix du blé, à Londres, de 1899 à 1913, a varié de 15 fr. 74 le plus bas, à 22 fr. 72 le plus haut ; tan­dis que, pour la même période, il coû­tait à Paris, de 19 fr. 96, le plus bas, à 28 fr. 83, le plus haut, avec des dif­fé­rences de prix qui ont varié de 1 fr. 60, le plus bas (1909) à 7. fr. 12, le plus haut (1911) don­nant une moyenne de 5 francs pour ces quinze années.

« Pour la viande, sur la même quan­ti­té consom­mée par semaine, l’An­gle­terre payait, pour le bœuf, 3 fr. 15 ; mou­ton, 1 franc ; porc, 0 fr. 41. La Bel­gique, 3 fr. 46 ; 1, fr. 09 ; 0 fr. 44. La France, 3 fr. 46 ; 1 fr. 30 et 0 fr. 48. L’Al­le­magne, 3 fr. 88 ; 1 fr. 39 et 0 fr. 52. (Confé­rence Schelle, 1er février 1918.) [[ Le Libre-Echange Inter­na­tio­nal, page 80.]]. »

Si des vivres ; nous pas­sons aux pro­duits indus­triels, voi­ci ce que nous trouvons :

« Pour les rails, en France, de 1892 à 1899, ils ont coû­té, la tonne de 131 francs le plus bas prix, à 154 francs, le plus haut ; tan­dis que, pour la même période, en Angle­terre, ils coû­taient de 98 francs, le plus bas, à 122 francs, le plus haut. (Confé­rence Schelle.) [[ Le Libre-Echange Inter­na­tio­nal, page 81.]]. »

Nous pour­rions, ain­si, pas­ser en revue les 654 articles, avec leur queue de sous-articles, dont parle, comme on ver­ra plus loin, M. Schelle.

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« Les droits de douane pro­tègent le tra­vail natio­nal affirment les pro­tec­teurs. Voyons si c’est vrai.

« L’in­dus­trie cos­tu­mière occupe 167.000 per­sonnes ; mais il n’y a guère que 49.000 qui soient véri­ta­ble­ment inté­res­sées à la « protection ».

« Dans l’in­dus­trie de la laine ce sont les 16.000 fila­teurs qui ont impo­sé la protection.

« Pour la soie, ce sont 11.500 fila­teurs, 23.000 mou­li­nistes qui ont obte­nu les droits. C’est que la pro­duc­tion de la soie, en France, est extrê­me­ment faible. Il faut impor­ter de la soie mou­li­née ou ouvrée en payant un droit de 300 francs les 100 kilos.

« Or, si on com­pare aux fila­teurs et fabri­cants de tis­sus les chiffres de ceux qui mettent en œuvre leurs pro­duits dans l’in­dus­trie du vête­ment, de la lin­ge­rie, de la mode, on trouve qu’il y a 1.551.000 per­sonnes enga­gées, et ce mil­lion et demi est tri­bu­taire des petits groupes de fila­teurs de coton, de laines et de soie, dont le total ne repré­sente pas le 110 de ce chiffre de 1.551.000. » (Confé­rence de M. Guyot, le 18 jan­vier 1918.)

C’est-à-dire, comme on le ver­ra plus loin, les indus­tries du vête­ment, de la mode et de la lin­ge­rie sont mises en état d’in­fé­rio­ri­té devant la concur­rence étran­gère, à cause que les fila­teurs sont protégés.

Sans comp­ter les 40 mil­lions de consom­ma­teurs que l’on est tou­jours incli­né à consi­dé­rer comme quan­ti­té négligeable.

« Pour les cuirs et peaux, il y a 30.000 tan­neurs et mégis­siers qui peuvent s’i­ma­gi­ner avoir inté­rêt à la pro­tec­tion ; mais 215.000 fabri­cants de chaus­sures, et 89.000 gan­tiers et sel­liers ont inté­rêt à avoir les cuirs et peaux à meilleur marché.

« Dans la métal­lur­gie, 56.000 pro­duc­teurs de fers et aciers vivent sur 86.000 maré­chaux-fer­rants ; 36.000 for­ge­rons ; 20.000 cou­te­liers ; 66.000 fabri­cants de construc­tions métal­liques ; 76.000 construc­teurs de machines ; 52.000 construc­teurs de navires en fer ; 21.000 armu­riers ; 13.000 fabri­cants de chau­dron­ne­rie. » [[ Le Libre-Echange Inter­na­tio­nal, pages 23 – 24, I volume, chez Alcan.]].

Et, sans crainte de me répé­ter, j’a­jou­te­rais les 40 mil­lions de consom­ma­teurs qu’il ne faut pas oublier.

D’autre part, l’im­por­tance des chiffres ci-des­sus indique que cer­taines caté­go­ries de « pro­té­gés » sont, non seule­ment, lésés comme consom­ma­teurs, mais aus­si comme producteurs.

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Les exemples ci-des­sus démontrent la réper­cus­sion désas­treuse que les droits de pro­tec­tion peuvent avoir sur les indus­tries qui ont à employer les mar­chan­dises pro­té­gées. En voi­ci quelques autres :

« En ce qui concerne la soie, la supé­rio­ri­té des pro­cé­dés de fabri­ca­tion des tis­seurs lyon­nais et sté­pha­nois les met hors de pair, les fai­sant maîtres, sur­tout en Angle­terre, leur prin­ci­pale cliente.

« L’An­gle­terre est tou­jours le grand mar­ché des soie­ries. En 1913, la France y expor­tai en soie­ries pures : tis­sus 98.358.000 de francs. L’Al­le­magne n’en envoyait que pour 1.500.000 francs, chiffre très faible rela­ti­ve­ment au chiffre français.

« Pour les rubans : 28.000.000 de francs pour la France. L’Al­le­magne n’en envoyait que peur 335.000, francs, chiffre insignifiant.

« Den­telles : France, 9.500.000 francs ; rien de l’Al­le­magne. » (Confé­rence Y. Guyot.) [[ Le Libre-Echange Inter­na­tio­nal, page 26 chez Alcan.]]

« Mais, si on passe aux tis­sus de soie, où entrent les filés si for­te­ment impo­sés, nos fabri­cants sont bat­tus par l’Al­le­magne, qui est un pays de pro­tec­tion aus­si ; mais, tan­dis que les filés de coton, par exemple, paient en France des droits qui peuvent s’é­le­ver jus­qu’à 528 francs les 100 kilos, ils ne paient que 36 marks, ne dépas­sant pas 40, en Alle­magne ; c’est-à-dire, de 45 à 50 francs.

« Résul­tats : La France exporte, en Angle­terre, pour 14 mil­lions de tis­sus mélan­gés, en pièces ; l’Al­le­magne en exporte pour 43 mil­lions. Rubans mélan­gés, la France en exporte pour 324.000 francs, l’Al­le­magne pour 10 mil­lions 400 mille francs. » (Libre-Echange Inter­na­tio­nal, page 26.)

Pen­dant que nous en sommes au tis­sage et à la fila­ture, voi­ci un petit recen­se­ment qui confirme ce que nous avan­çons sur les mau­vais effets et la réper­cus­sion désas­treuse que les droits de douane peuvent avoir sur l’In­dus­trie : C’est le prix de revient d’un même nombre de broches dans les pays suivants :

Pays libre :

Angle­terre : 328.000 fr.

Pays pro­té­gés :

Alle­magne : 485.000 fr.

États-Unis : 656.000 fr.

France : 458.000 fr.

Résul­tats : La Grande-Bre­tagne pos­sède 55 mil­lions de broches, l’Al­le­magne 10 mil­lions, la France 7 millions.

En. France, une broche par cinq habi­tants et demi, tan­dis qu’en Angle­terre, il existe une broche par 45 d’ha­bi­tant. [[Conf. Guyot, Le Libre-Échange Inter­na­tio­nal, page 20, Alcan, éditeur.]].

Quant à la Hol­lande, pays de libre-échange, le nombre des broches depuis 1880, date où elle a com­men­cé à aban­don­ner le pro­tec­tion­nisme, le nombre des broches est pas­sé de 180 mille à 450 mille, et celui des métiers dans les tis­sages, de 9.000 à 24.000 C’est une aug­men­ta­tion de 146 à 171 % [[ Le Libre-Échange Inter­na­tio­nal, page 26, chez Alcan.]].

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Léon Say avait cal­cu­lé que le poids du pro­tec­tion­nisme gre­vait le coût de la vie, en France, de un mil­liard et demi annuel­le­ment. Mais avait-il fait entrer en compte la perte de temps que com­portent les com­pli­ca­tions doua­nières, et les spé­cu­la­tions et agio­tages que faci­lite la « protection » ?

« Il est ins­crit 654 objets taxés, aux­quels ont été ajou­té quan­ti­tés de bis, de ter, et de qua­ter. À cha­cun d’eux cor­res­pond un article avec des sous-articles et spécialisations.

« Par exemple, au n° 212, pour les fils de fer, sont éta­blis 12 droits dif­fé­rents ; pour les filés de coton, sont 23 droits dif­fé­rents, allant de 15 à 528 francs. [[Conf. Pier­son, Le Libre-Echange Inter­na­tio­nal, page 119]].

« Ces chiffres sont confir­més par Y. Guyot qui dit que les filés de coton paient un droit d’en­trée pou­vant s’é­le­ver à 340 francs par 100 kilos pour les fils mesu­rant au kilo­gramme plus de 381.000 mètres ; 15 % de plus, s’ils sont blan­chis ; 30 % de plus s’ils sont teints ou chi­nés. Le tarif pou­vant être por­té ain­si à 538 francs. » (Le Libre-Echange inter­na­tio­nal, page 21.)

« On peut devi­ner le trouble que ces droits appli­qués peuvent appor­ter au com­merce, la perte de temps qu’en­traînent toutes ces chi­noi­se­ries. Mais cela n’est pas tout.

« Sur ces 654 articles, de 1892 à 1908, il n’a pas été appor­té moins de 348 modi­fi­ca­tions. Le tarif des douanes fut retou­ché par 40 lois spéciales.

« Et ces modi­fi­ca­tions ont été, le plus sou­vent, des aggra­va­tions. » (Confé­rence G. Patu­rel, Libre-Echange Inter­na­tio­nal, page 43).

« On peut affir­mer que la loi de 1910 n’a pas été une révi­sion dans le sens que cha­cun donne à ce mot, mais une aggra­va­tion impor­tante du sys­tème pro­tec­teur…, 454 numé­ros ont été modi­fiés ; 54 numé­ros ont été ajou­tés ; 1.498 spé­ci­fi­ca­tions ont été faites ; le droit sur la viande de bœuf a été por­té de 10 à 30 francs les 100 kilos ; le tarif géné­ral a été sys­té­ma­ti­que­ment majo­ré ; l’é­cart entre ce tarif et le tarifs mini­mum a été, en géné­ral, por­té à 50 % ; un grand nombre d’exemp­tions ont été sup­pri­mées ; le tarif mini­mum a été for­te­ment rele­vé. » [[G. Schelle, le Bilan du Pro­tec­tion­nisme en France, I vol., chez Alcan, cité par Patu­rel, conf. du 25 janvier.]].

Dans un pro­chain article, je démon­tre­rai que, contrai­re­ment à ce qu’af­firment les pro­tec­tion­nistes, le pro­tec­tion­nisme ne pro­tège pas le tra­vail national.

[/​J. Grave/​]

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