La Presse Anarchiste

Une lettre de Victor Griffuelhes

[(Notre cama­rade Vic­tor Grif­fuelhes nous a adres­sé la lettre suivante :)]

Vous avez rai­son de vou­loir rap­pe­ler que les anar­chistes ne furent pas tous étran­gers au mou­ve­ment syn­di­cal et que beau­coup y prirent une part active. Ce qui les ame­na à une par­ti­ci­pa­tion directe, ce fut sur­tout le sen­ti­ment pro­fond de se mêler à une besogne pleine de vie débor­dante et de pro­messes d’a­ve­nir. Ils voyaient dans le Syn­di­cat un fac­teur d’ac­tion dans lequel ils entraient en impé­tueux. Le mal­heur est qu’il, en est un peu dif­fé­rem­ment aujourd’­hui ; on rai­sonne, on scrute, on débine l’ac­tion en invo­quant des motifs étran­gers au cou­rage. Autre­fois, au cours d’une action tou­jours réduite, on ne dis­po­sait pas du temps de cri­ti­quer et de ratio­ci­ner. Main­te­nant, c’est là un exer­cice cou­rant, normal.

Il y a quinze ans, la Révo­lu­tion était « loin­taine » et on croyait à son écla­te­ment pro­chain ; aujourd’­hui que tout montre qu’elle est proche, que les faits la portent, on tente de la repous­ser en la refou­lant. Le sta­tique de cou­rage moral fait que l’on masque une oppo­si­tion de couards par des pro­cé­dés de rai­son cri­tique qui, autre­fois, ont pu s’ex­pli­quer. Aujourd’­hui non. On entend de tous côtés nous ne sommes pas prêts. L’é­tait-on davan­tage il y a quinze ans ?

Je ne puis m’empêcher de son­ger à tels ou tels (au plu­riel), si fou­gueux hier, si plats aujourd’­hui. Je vois là un défaut d’é­qui­libre intel­lec­tuel, moral, chez pas mal de mili­tants, de même qu’un manque de sens cri­tique. Car lequel de l’Her­vé du dra­peau dans le fumier ou de celui du Bloc natio­nal, était ou est équi­li­bré ? Aucun.

Je me réjouis de voir que quelques-uns sont d’un cer­veau sain ! Leur nombre est petit, et le plus affli­geant est que tel, sem­blable aux fou­gueux d’hier, le sera à ceux qui sont plats aujourd’hui.

La véri­té est qu’on ne peut res­ter his­sé sur un fil de fer.

La Révo­lu­tion est une chose à laquelle je crois par sen­ti­ment et sur­tout par rai­son. Je la vois proche. Les fac­teurs humains font seuls défaut. Je ne la vois ni en aus­tère, ni en puri­tain, mais en humain. Je suis pour la révo­lu­tion russe parce qu’elle est et je me suis fait une règle de ne rien dire sur elle. Il n’existe pas d’homme capable de la juger. Son immen­si­té et sa com­plexi­té sont telles que nul être – même un par­ti­ci­pant ou un témoin – ne peut la dis­sé­quer et l’analyser.

Je vous écris tout cela pour en arri­ver à vous dire qu’une dis­ser­ta­tion théo­rique sur le syn­di­ca­lisme me paraît inop­por­tune. J’ai refu­sé d’en par­ler l’autre jour.

La ques­tion pres­sante est la sui­vante. Faut-il, en pré­sence des bou­le­ver­se­ments sociaux actuels, agir pour une révo­lu­tion sociale, ou faut-il beso­gner pour une adap­ta­tion pro­gres­sive des condi­tions sociales dans un sens démo­cra­tique ? Ou bien encore se can­ton­ner dans une expec­ta­tive cri­tique en atten­dant que passe l’au­to­bus per­fec­tion­né, jamais réalisé ? 

Dans des études ain­si com­prises, je pour­rais dire mon mot, esti­mant qu’elles seules sont d’une actua­li­té impé­rieuse. Elles seraient d’un autre inté­rêt que les dis­cus­sions por­tant sur l’at­ti­tude obser­vée ces cinq der­nières années. Ça c’est le pas­sé dont il serait pré­fé­rable de ne plus par­ler. Cha­cun a agi selon son tem­pé­ra­ment, son esprit ! Un voile devrait se dres­ser et ensemble il convien­drait de fixer devant soi.

Que peut-on, que doit-on tirer de la guerre ? Ma réponse est prête ; elle n’est pas celle d’un vision­naire, ni d’un illu­mi­né. Je vois l’ef­fort à ten­ter dans son sens géné­ral. Dans le cours de l’ac­tion agi­rais-je selon un cane­vas détaillé et minu­tieux ? Je ne sais. Sui­vrai-je la ligne droite ? Je ne sais encore. Un homme d’ac­tion et de réa­li­sa­tion ne sau­rait s’embarrasser de détails, à moins de n’être qu’un discutailleur.

Que nous sommes loin de cette fraî­cheur d’i­dées et de foi d’au­tre­fois ! Si le rap­pel que vous dési­rez pou­vait la rame­ner, je me ferais un plai­sir d’ap­por­ter ma part dans ce rappel.

[/​V. G./]

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