La Presse Anarchiste

Sur la bourgeoisie moderne

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Nous emprun­tons à la Liber­té de Bruxelles les lignes sui­vantes, qui carac­té­risent avec éner­gie la bour­geoi­sie moderne :

Il a péri le vieux monde féo­dal. Qu’il repose en paix. Ce n’est pas à nous, les affa­més de l’a­ve­nir, à remuer les cendres du pas­sé. Mais enfin, ce monde si dur, si sombre, si ter­rible, avait sa logique et sa syn­thèse. Il impri­mait à la socié­té un but, une direc­tion déter­mi­née, et, dans sa sau­va­ge­rie féroce, il enfer­mait une forte et com­plète consti­tu­tion du pou­voir, de la terre, de la richesse, de la famille ; il don­nait à l’é­di­fice social une char­pente de fer, un sque­lette de gra­nit ; il conte­nait une idée. Mau­dite soit-elle, car elle niait la jus­tice ; mau­dite soit-elle, car elle jugu­lait la conscience et étouf­fait la liber­té. Mais c’é­tait une idée à laquelle ce monde si odieux dut de vivre pen­dant mille ans au milieu des plus effroyables tourmentes.

Le bour­geois aime à rumi­ner 89. C’est son heure de gloire, de puis­sance, et, il faut le dire, de ver­tu. S’il n’a­vait pas été, dans la lutte, por­té par un souffle plé­béien, ins­pi­ré par la jus­tice, il n’eût pas résis­té à la pan­toufle d’une mar­quise de l’œil-de-bœuf. C’est sous le poids de son ini­qui­té que s’é­crou­la le vieux monde. Sur ses ruines appa­rut une classe nou­velle, dont la conscience col­lec­tive se mani­fes­ta seule­ment alors et dis­pa­rut depuis, la classe moyenne. Peuple sou­ter­rain et sombre des tra­vailleurs, tu n’a­vais encore révé­lé alors ton exis­tence et tes dou­leurs que par quelques vagis­se­ments. Bien­tôt tu allais sor­tir de l’ombre, san­glant et ter­rible, la pique à la main et le bon­net rouge sur la tête. Mais alors on t’i­gno­rait. Entre la socié­té antique, qui recu­lait dans la nuit, et la socié­té nou­velle, qui dor­mait encore dans le cré­pus­cule, il n’y avait place que pour la bour­geoi­sie qui réa­li­sa alors le mot de Sieyès. Que doit être le tiers-état ? Tout ?

Eh bien, quatre-vingts ans à peine nous séparent de cette date ful­gu­rante, et quel changement !

Qu’as-tu fait de ce monde dont tu pris pos­ses­sion avec tant d’ar­deur et d’es­poir, ô bour­geoi­sie pan­sue et replète ? Où sont tes lois qui devaient assu­rer le bon­heur uni­ver­sel ? Quelle consti­tu­tion éco­no­mique as-tu don­née au monde qui depuis des mil­liers d’an­nées la deman­dait en vain à tous les régimes, à tous les gou­ver­ne­ments, à toutes les reli­gions ? Je vois bien l’au­tel vide de ses dieux pros­crits, où est le dieu nou­veau que tu por­tais dans ta toge de robin et que t’ins­pi­raient tes huma­ni­taires homélies ?

Rou­lant de crises en crises, de révo­lu­tions en révo­lu­tions, sor­tant d’un gou­ver­ne­ment mau­vais pour tom­ber dans un pire, bat­tue par les flots de la réac­tion, sapée par d’in­ces­sante marée des reven­di­ca­tions sociales, la socié­té plus que jamais éper­due, enté­né­brée, san­glo­tante, marche aux abîmes. À quoi peut-on croire encore ? Quelle ins­ti­tu­tion est debout ? Quelle loi incon­tes­tée ? Quelle foi vivante ?

Comme les affran­chis de l’an­cienne Rome, la bour­geoi­sie s’est intro­duite dans les flancs du monde, elle en a englou­ti la sub­stance, et aujourd’­hui, voi­là que l’é­corce vide craque et grince comme si elle allait se dis­soudre et que la bour­geoi­sie effa­rée sent la faim crier dans son ventre et le froid mordre ses entrailles.

Qu’est-ce que ce cri de détresse qui vient de l’Al­le­magne, si ce n’est le cri de mort du nau­fra­gé qui sombre ? Ah ! tu te sens mou­rir, classe impré­voyante et égoïste ! Ah, tu sens dans ton cœur le bec du vau­tour et sur ton front la griffe du lion ! Ah ! tu t’a­per­çois enfin que le mono­pole à qui tu t’es livrée se nour­rit de ta sub­stance et de ta graisse, tout en étan­chant sa soif dans le sang et dans les larmes du pro­lé­taire ! Puisse cette tar­dive révé­la­tion t’être utile pour l’a­ve­nir, s’il est encore un ave­nir pour toi. Mais crois-tu que tes convul­sions déses­pé­rées puissent arrê­ter l’im­pla­cable cours des évé­ne­ments qu’ont pré­pa­ré ton entê­te­ment et ta sottise ?

Le moyen-âge que tu croyais vain­cu res­sus­cite sous une forme nou­velle. Le fief et le vas­se­lage n’ont fait que chan­ger de nom. Est-ce que tu ne paies plus la dime ? Est-ce que tu ne soldes plus la cor­vée ? Est-ce que tu n’es pas la chose du pro­prié­taire, du ban­quier ? Est-ce que l’u­sure ne pompe pas ta moelle ? Est-ce que la pro­prié­té ne boit pas ton sang ? Est-ce que la banque et la haute indus­trie ne pro­mènent pas sur ton corps leurs insa­tiables suçoirs ? Il y a long­temps que nous te l’a­vions dit, nous socia­listes ; tu nous répon­dais par le mépris, par la haine, par la mort. Quelle odieuse féro­ci­té n’as-tu pas déployée sans cesse contre ceux qui vou­laient te sau­ver avec eux ? Ah ! s’il en est temps encore, cette main qui jadis diri­geait contre les pro­lé­taires le plomb homi­cide, tends la désar­mée à la fra­ter­nelle étreinte de ce peuple trop grand pour ne pas par­don­ner, et dans cette alliance tu trou­ve­ras l’i­dée qui t’a tou­jours fait défaut et le sang jeune et fort qui doit rani­mer tes veines appauvries.

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