Jusqu’à présent nous avons eu différentes sortes de socialismes hybrides : le socialisme doctrinaire, ou d’école, préparant des lits de Procruste pour l’humanité à venir ; le socialisme autoritaire, faisant de l’État une sorte de bon Dieu sur terre, le régulateur et le dispensateur de la vie et de la liberté humaines ; le socialisme endormeur des bourgeois, s’efforçant de prouver aux travailleurs, si durement exploités par le capital bourgeois, qu’ils ont tout à attendre de la mansuétude de leurs patrons ; nous avons enfin le socialisme des radicaux, qui voudraient se faire des passions subversives des masses ouvrières une pincette pour attirer à eux le pouvoir. À Monsieur [Valois] appartient l’honneur insigne d’avoir ajouté au socialisme bourgeois, dont il a été toujours le plus fervent apôtre, une nouvelle invention de son cerveau, le socialisme jésuitique…
Mais, si déplaisant qu’il soit, nous ne nous occuperions pas même de cet enfant illégitime de la bourgeoisie, s’il se donnait seulement pour mission de convertir les bourgeois au socialisme, et, sans avoir la moindre confiance dans le succès de ses efforts, nous pourrions même en admirer l’intention généreuse, s’il ne poursuivait en même temps un but diamétralement opposé et qui nous paraît excessivement immoral : celui de faire pénétrer dans les classes ouvrières les théories bourgeoises.
Le socialisme bourgeois, connue une sorte d’être hybride, s’est placé entre deux mondes désormais irréconciliables : le monde bourgeois et le monde ouvrier ; son action équivoque et délétère accélère, il est vrai, d’un côté, la mort de la bourgeoisie, mais en même temps, de l’autre, elle corrompt à sa naissance le prolétariat. Elle le corrompt doublement : d’abord en diminuant et en dénaturant son principe, son programme ; ensuite, en lui faisant concevoir des espérances impossibles, accompagnées d’une foi ridicule dans la prochaine conversion des bourgeois, et en s’efforçant de l’attirer par là même, pour l’y faire jouer le rôle d’instrument, dans la politique bourgeoise. Quant au principe qu’il professe, le socialisme bourgeois se trouve dans une position aussi embarrassante que ridicule : trop large ou trop dépravé pour s’en tenir à un seul principe bien déterminé, il prétend en épouser deux à la fois, deux principes dont l’un exclut absolument l’autre, et il a la prétention singulière de les réconcilier. Par exemple, il veut conserver aux bourgeois la propriété individuelle du capital et de la terre, et il annonce en même temps la résolution généreuse d’assurer le bien-être du travailleur. Il lui promet même davantage : la jouissance intégrale des fruits de son travail, ce qui ne sera réalisable pourtant que lorsque le capital ne prendra plus d’intérêt et que la propriété de la terre ne produira plus de rente, puisque l’intérêt et la rente ne se prélèvent que sur les fruits du travail.
De même, il veut conserver aux bourgeois leur liberté actuelle, qui n’est autre chose que la faculté d’exploiter, grâce à la puissance que leur donnent le capital et la propriété, le travail des ouvriers, et il promet en même temps à ces derniers la plus complète égalité économique et sociale : l’égalité des exploités avec leurs exploiteurs !
Il maintient le droit d’héritage, c’est-à-dire la faculté pour les enfants des riches de naître dans la richesse, et pour les enfants des pauvres de naître dans la misère ; et il promet à tous les enfants l’égalité de l’éducation et de l’instruction que réclame la justice.
Il maintient, en faveur des bourgeois, l’inégalité des conditions, conséquence naturelle du droit d’héritage ; et il promet aux prolétaires que, dans son système, tous travailleront également, sans autre différence que celle qui sera déterminée par les capacités et penchants naturels de chacun ; ce qui ne serait guère possible qu’à deux conditions, toutes les deux également absurdes : ou bien que l’État, dont les socialistes bourgeois détestent aussi bien que nous-mêmes la puissance, force les enfants des riches à travailler de la même manière que les enfants des pauvres, ce qui nous mènerait directement au communisme despotique de l’État ; ou que tous les enfants des riches, poussés par un miracle d’abnégation et par une détermination généreuse, se mettent à travailler librement, sans y être forcés par la nécessité, autant et de la même manière que tous ceux qui y seront forcés par leur misère, par la faim. Et encore, même dans cette supposition, en nous fondant sur cette loi psychologique et sociologique naturelle qui fait que deux actes issus de causes différentes ne peuvent jamais être égaux, nous pouvons prédire avec certitude que le travailleur forcé serait nécessairement l’inférieur, le dépendant et l’esclave du travailleur par la grâce de sa volonté.
Mais qu’est-ce que le travail individuel ? Dans tous les travaux auxquels participent immédiatement la force ou l’habileté corporelle de l’homme, c’est-à-dire dans tout ce qu’on appelle la production matérielle, – c’est l’impuissance ; le travail isolé d’un seul homme, quelque fort et habile qu’il soit, n’étant jamais de force à lutter contre le travail collectif de beaucoup d’hommes associés et bien organisés. Ce que dans l’industrie on appelle actuellement travail individuel n’est pas autre chose que l’exploitation du travail collectif des ouvriers par des individus, détenteurs privilégiés soit du capital, soit de la science. Mais du moment que cette exploitation cessera, – et les bourgeois socialistes assurent au moins qu’ils en veulent la fin, aussi bien que nous, – il ne pourra plus y avoir dans l’industrie d’autre travail que le travail collectif, ni par conséquent aussi d’autre propriété que la propriété collective.
Le travail individuel ne restera donc plus possible que dans la production intellectuelle, dans les travaux de l’esprit. Et encore ! L’esprit du plus grand génie de la terre n’est-il point toujours rien d’autre que le produit du travail collectif, intellectuel aussi bien qu’industriel, de toutes les générations passées et présentes ? Pour s’en convaincre, qu’on s’imagine ce même génie, transporté dès sa plus tendre enfance dans une île déserte ; en supposant qu’il n’y périsse pas de faim, que deviendra-t-il ? Une bête, une brute qui ne saura pas même prononcer une parole, et qui par conséquent n’aura jamais pensé ; transportez-le dans cette île à l’âge de dix ans, que sera-t-il quelques années plus tard ? Encore une brute, qui aura perdu l’habitude de la parole et qui n’aura conservé de son humanité passée qu’un vague instinct. Transportez-l’y enfin à l’âge de vingt ans, de trente ans, – à dix, quinze, vingt années de distance, il deviendra stupide. Peut-être inventera-t-il quelque religion nouvelle !
Qu’est-ce que cela prouve ? Cela prouve que l’homme le mieux doué par la nature n’en reçoit que des facultés, mais que ces facultés restent mortes, si elles ne sont pas fertilisées par l’action bienfaisante et puissante de la collectivité. Nous dirons davantage : plus l’homme est avantagé par la nature, et plus il prend à la collectivité ; d’où il résulte que il doit lui rendre, en toute justice.
Toutefois, nous reconnaissons volontiers que bien qu’une grande partie des travaux intellectuels puisse se faire mieux et plus vite collectivement qu’individuellement, il en est d’autres qui exigent le travail isolé. Mais que prétend-on en conclure ? Que les travaux isolés du génie ou du talent, étant plus rares, plus précieux et plus utiles que ceux des travailleurs ordinaires, doivent être mieux rétribués que ces derniers ? Et sur quelle base, je vous prie ? Ces travaux sont-ils plus pénibles que les travaux manuels ? Au contraire, ces derniers sont sans comparaison plus pénibles. Le travail intellectuel est un travail attrayant, qui porte sa récompense en lui-même, et qui n’a pas besoin d’autre rétribution. Il en trouve une autre encore dans l’estime et dans la reconnaissance des contemporains, dans la lumière qu’il leur donne et dans le bien qu’il leur fait. Vous qui cultivez si publiquement l’idéal, messieurs les socialistes bourgeois, ne trouvez-vous pas que cette récompense en vaut bien une autre, ou bien lui préfèreriez-vous une rémunération plus solide en argent bien sonnant ? Et d’ailleurs, vous seriez bien embarrassés s’il vous fallait établir le taux des produits intellectuels du génie. Ce sont, comme Proudhon l’a fort bien observé, des valeurs incommensurables : elles ne coûtent rien, ou bien elles coûtent des millions. Mais ne comprenez-vous pas qu’avec ce système il vous faudra vous empresser d’abolir au plus tôt le droit d’héritage ? Car, sans cela, on verrait les enfants des hommes de génie ou de grand talent hériter de fortunes plus ou moins considérables ; ajoutez que ces enfants – soit par l’effet d’une loi naturelle encore inconnue, soit par l’effet de la position privilégiée que leur ont faite les travaux de leurs pères – sont ordinairement des esprits fort ordinaires, et souvent même des hommes très bêtes. Que deviendrait alors cette justice distributive dont vous aimez tant à parler, et au nom de laquelle vous nous combattez ? Comment se réaliserait cette égalité que vous nous promettez ?
Il nous paraît résulter évidemment de tout cela que les travaux isolés de l’intelligence individuelle, tous les travaux de l’esprit, en tant qu’invention, non en tant qu’application, doivent être des travaux gratuits. – Mais, alors, de quoi vivront les hommes de talent, les hommes de génie ? – Eh, mon Dieu ! ils vivront de leur travail manuel et collectif comme les autres. – Comment ! vous voulez astreindre les grandes intelligences à un travail manuel, à l’égal des intelligences les plus inférieures ? – Oui, nous le voulons, et pour deux raisons. La première, c’est que nous sommes convaincus que les grandes intelligences, loin d’y perdre quelque chose, y gagneront au contraire beaucoup en santé de corps et en vigueur d’esprit, et surtout en esprit de solidarité et de justice. La seconde, c’est que c’est le seul moyen de relever et d’humaniser le travail manuel, et d’établir par là même une égalité réelle parmi les hommes.
[/Michel B. (Suisse)
(à suivre)./]