La Presse Anarchiste

Ce qui se passe

Je les ai vus pêle-mêle, ser­rés les uns contre les autres, cou­chés, affa­lés sur l’asphalte, les jeunes conscrits de la classe 22 qui atten­daient l’heure du train, en gare de l’Est.

Ces mil­liers de jeunes gens qu’un ordre d’appel bar­bare avait tou­chés, don­naient bien l’impression d’un trou­peau, d’un immense bétail.

Les uns allaient et venaient non­cha­lam­ment, la musette sur l’épaule ; les autres dor­maient vau­trés sur le pavé heu­reu­se­ment sec ; beau­coup regar­daient choses et gens de cet œil à la fois inquiet et stu­pide qu’ont les bêtes de Nor­man­die au pas­sage des trains.

En un mot, tous ces futurs enca­ser­nés traî­naient avec eux la tris­tesse et la mono­to­nie, et leur pré­sence me remé­mo­rait le sinistre spec­tacle des gares pen­dant la guerre, avec leur contin­gent habi­tuel de per­mis­sion­naires en par­tance pour… le front. 

« L’enthousiasme » des gosses de la classe 22 était à peu près le même.

Beau­coup de las­si­tude, peu d’entrain, l’acheminement vers des gares loin­taines, par peur de l’éternel et sem­pi­ter­nel Pan­dore ! Devant la gare, un for­mi­dable ser­vice d’ordre : la fli­caille avant — bien­tôt hélas ! — la gradaille !

C’était un avant-goût de la dure dis­ci­pline de demain, un avant mau­vais goût qui, peut-être, pro­vo­qua, chez cer­tains, un sen­ti­ment inté­rieur de révolte avec un violent écœurement…

La grande presse, elle-même, habi­tuée pour­tant à dis­til­ler le men­songe, n’a pas osé impri­mer, cette fois-ci, que le départ de la classe 22 s’est effec­tué arec la gaî­té et la bonne humeur habi­tuelles. L’imposture, cette fois, eût dépas­sé les limites, et il est cer­taines bornes qu’on ne peut décem­ment fran­chir, ces bornes fussent-elles celles du « bour­rage de crânes ».

Les feuilles gou­ver­ne­men­tales ne nous ont don­né que de la pure infor­ma­tion. Elles nous ont fait grâce du reste !

Notons-le, en pas­sant, car une fois n’est pas coutume.

Les conscrits de 1922 rejoignent ; c’est pos­sible, mais le cœur n’y est pas.

Depuis l’armistice, les pos­si­bi­li­tés d’un nou­veau car­nage se sont tel­le­ment accu­mu­lées qu’il est bien natu­rel de se rendre à l’école de guerre sans rires ni « gueulements ».

Le sou­ve­nir de la der­nière, fraîche et joyeuse est encore pré­sent à la mémoire de tous, quoique on en dise.

Ceux qui partent ont lais­sé un père, un frère, un ami dans un trou d’obus, dans les fils de fer ou dans un boyau, et, mal­gré tous les hon­neurs et les sala­ma­lecs ren­dus jusqu’à ce jour au Poi­lu Incon­nu, ils n’ont aucune envie d’obtenir une conces­sion à per­pé­tui­té sous l’Arc de Triomphe ! On tient à la vie, sur­tout à vingt uns, et les exhor­ta­tions patrio­tiques n’ont plus aucune influence sur les consciences en éveil.

« De guerre, il n’en faut plus ! » Voi­là le mot d’ordre.

Vive la Paix ! la Paix durable ! La Paix que seuls, les peuples — et non les canailles de chan­cel­le­ries — sau­ront établir.

En véri­té, je vous le dis : si un jour, les têtes cou­ron­nées ou non d’Europe veulent « remettre ça », eh ! bien oui ! l’enthousiasme des foules sera au paroxysme comme il y a huit ans !

Mais, à l’encontre des pre­miers jours d’août 1914, les gares seront désertes !

Un Contemp­teur de l’Armée.

P. S. — Le mois pro­chain quelques détails sur la vie des encasernés.

Un C.A.

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