La Presse Anarchiste

Du browning à l’amour libre

La mode est au brown­ing. Il a désor­mais rem­placé, dans les règle­ments d’«honneur », l’épée désuète, voire les poings plus inof­fen­sifs et, dénoue­ment aux his­toires d’amour, le poi­son et le vitriol.

« Si je t’aime, prends garde à toi. » Plus que jamais Don José chante, la main à la poche-revolver. Plus que jamais, il est d’usage de meur­trir celui qui, le pre­mier, se las­sa de la romance à deux. Le temps est passé des cha­grins d’amour, plus on ne ver­ra les aban­don­nés pleur­er « l’idylle frag­ile » et rimer soigneuse­ment le réc­it de leurs tour­ments pour la postérité. Les trois som­ma­tions, un déclic et voilà l’amour vengé.

Pau­vre amour que celui qui se repaît du sang de l’aimé et souf­fre moins de sa mort que de la vue de son nou­veau bonheur !

En vérité, l’amour est chose rare ; plus sou­vent, la recherche com­mune du plaisir, la pos­ses­sion orgueilleuse d’un être envi­able pour sa beauté, sa for­tune ou son esprit, se cachent sous son nom. Mais le don de soi-même, la recherche du bon­heur de l’être aimé, com­bi­en peu­vent se van­ter d’avoir con­nu cet amour-là?…

Au reste, c’est mau­vais moyen que tuer pour raviv­er l’amour, égale­ment de l’imposer. Quand vient un nou­v­el amour, c’est que le cœur est libre, et dès lors, pourquoi l’ancien occu­pant qui n’a su garder la place et n’a pas l’audace de la recon­quérir s’insurgerait-il ? Piètre bon­heur que celui édi­fié par un abus de pou­voir sen­ti­men­tal, piètre sat­is­fac­tion que détru­ire ce qui ne vous reflète plus.

Sans doute, il est des heures où tout geste exces­sif sem­ble un allége­ment à l’angoisse tor­tu­rante, au vide défini­tif que crée l’indifférence de celui qu’on aime et qui vous aime, mais alors, bien que cela ne soit pas encore une solu­tion et que la vie tout entière proteste con­tre un tel geste, il sem­blerait plus nor­mal et plus humain de dis­paraître soi-même en lais­sant la place au nou­veau couple.

[|* * * *|]

Mais le meurtre pas­sion­nel a des caus­es plus générales et plus pro­fondes que la peine amoureuse. Les vieux préjugés qui font de l’amour une faute, du mariage un sacre­ment y ont leur part.

Qu’est la jalousie, sinon le sen­ti­ment de pro­priété qui s’étend des objets aux indi­vidus eux-mêmes ? Dès qu’un être s’est don­né libre­ment à un autre, sera-t-il assu­jet­ti pour le reste de son exis­tence et ne pour­ra-t-il repren­dre tout ou par­tie de sa lib­erté, sans que l’autre, jaloux et le con­sid­érant comme son bien pro­pre, ne l’en empêche et punisse de mort sa tentative ?

Cer­tains êtres sont fidèles par nature, d’autres sont changeants et ne se sen­tent réelle­ment vivre qu’en suiv­ant leurs désirs momen­tanés. Pourquoi, une fois l’union basée, non plus sur des intérêts ou sur un goût pas­sager, mais sur des affinités réelles et durables, chaque indi­vidu ne pour­rait-il pas, sûr de la con­fi­ance du parte­naire et con­scient de la parole don­née, vivre à sa guise une par­tie de sa vie sex­uelle, puisque c’est de là que vien­nent les plus graves mésen­tentes ? Quand viendrait la las­si­tude, tôt pour les uns, tard pour quelques autres, les cœurs aimants se retrou­veraient, sans que des scènes, par­fois un drame les aient désu­nis à jamais.

Peut-être cela amèn­erait-il quelques peines pas­sagères, mais com­bi­en moins graves que celles qui résul­tent des préjugés actuels, pous­sant l’individu empris­on­né par des idées de faute à se libér­er d’un seul coup d’un ancien amour, quitte à le regret­ter amère­ment quand la joie du nou­veau désir est épuisée.

Autrement dit, ne pour­rait-il y avoir, au début des unions, accep­ta­tion tacite d’une lib­erté mutuelle ?

On criera à la licence, à l’orgie. Les cinq à sept de nos bour­geois­es, les maisons hos­pi­tal­ières pour ces messieurs sont-ils plus moraux ? Mais ils sont cou­verts par cette hypocrisie chère à l’époque des Bérangers et des Lamarzelle. Au sur­plus, si la ver­tu est main­tenant oblig­a­toire, l’usage de la lib­erté sex­uelle ne le serait point et cha­cun n’en prendrait que selon ses goûts et ses possibilités.

On objectera cela aus­si serait dan­ger pour l’union. Peut-être, mais plus rarement que les aven­tures actuelles ; ce qui est per­mis est bien moins désir­able et com­bi­en ne déser­tent le ménage que pour courir à des plaisirs qui font surenchère, étant défendus.

Pour les femmes surtout, on posera la ques­tion sacrée des enfants. N’insistons pas ; tout être con­scient sait que, dans la société actuelle, le plaisir ne peut être uni à la pro­créa­tion et que les enfants ne sont souhaita­bles que lorsqu’on est sûr de n’avoir plus en soi d’autre désir que leur édu­ca­tion et surtout les moyens matériels de pour­voir à celle-ci.

En résumé, et bien qu’il y ait à pour chaque indi­vidu une éthique per­son­nelle, on pour­rait souhaiter qu’une lib­erté plus grande inter­vînt dans les rap­ports amoureux, sans duplic­ité, sans men­songes. Qu’en plus, les êtres ne s’unissent qu’après s’être con­nus, étudiés, pour éviter les décou­vertes pénibles qui affaib­lis­sent l’amour. Et encore, que si cer­tains n’aiment plus, les sac­ri­fiés s’inclinent devant le fait acquis et ren­dent la lib­erté, sim­ple­ment et sans fra­cas, à celui ou celle qui la désire. Surtout, que l’égoïsme, base des rap­ports entre les indi­vidus, sache se taire en ces cir­con­stances et que le bon­heur de ceux qu’on aima, s’ils l’ont vrai­ment trou­vé, soit une atténu­a­tion et non pas une aggra­va­tion à la peine des délaissés.

[/Henriette Marc./]


Publié

dans

par

Étiquettes :