La Presse Anarchiste

Du browning à l’amour libre

La mode est au brow­ning. Il a désor­mais rem­pla­cé, dans les règle­ments d’«honneur », l’épée désuète, voire les poings plus inof­fen­sifs et, dénoue­ment aux his­toires d’amour, le poi­son et le vitriol.

« Si je t’aime, prends garde à toi. » Plus que jamais Don José chante, la main à la poche-revol­ver. Plus que jamais, il est d’usage de meur­trir celui qui, le pre­mier, se las­sa de la romance à deux. Le temps est pas­sé des cha­grins d’amour, plus on ne ver­ra les aban­don­nés pleu­rer « l’idylle fra­gile » et rimer soi­gneu­se­ment le récit de leurs tour­ments pour la pos­té­ri­té. Les trois som­ma­tions, un déclic et voi­là l’amour vengé.

Pauvre amour que celui qui se repaît du sang de l’aimé et souffre moins de sa mort que de la vue de son nou­veau bonheur !

En véri­té, l’amour est chose rare ; plus sou­vent, la recherche com­mune du plai­sir, la pos­ses­sion orgueilleuse d’un être enviable pour sa beau­té, sa for­tune ou son esprit, se cachent sous son nom. Mais le don de soi-même, la recherche du bon­heur de l’être aimé, com­bien peuvent se van­ter d’avoir connu cet amour-là?…

Au reste, c’est mau­vais moyen que tuer pour ravi­ver l’amour, éga­le­ment de l’imposer. Quand vient un nou­vel amour, c’est que le cœur est libre, et dès lors, pour­quoi l’ancien occu­pant qui n’a su gar­der la place et n’a pas l’audace de la recon­qué­rir s’insurgerait-il ? Piètre bon­heur que celui édi­fié par un abus de pou­voir sen­ti­men­tal, piètre satis­fac­tion que détruire ce qui ne vous reflète plus.

Sans doute, il est des heures où tout geste exces­sif semble un allé­ge­ment à l’angoisse tor­tu­rante, au vide défi­ni­tif que crée l’indifférence de celui qu’on aime et qui vous aime, mais alors, bien que cela ne soit pas encore une solu­tion et que la vie tout entière pro­teste contre un tel geste, il sem­ble­rait plus nor­mal et plus humain de dis­pa­raître soi-même en lais­sant la place au nou­veau couple.

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Mais le meurtre pas­sion­nel a des causes plus géné­rales et plus pro­fondes que la peine amou­reuse. Les vieux pré­ju­gés qui font de l’amour une faute, du mariage un sacre­ment y ont leur part.

Qu’est la jalou­sie, sinon le sen­ti­ment de pro­prié­té qui s’étend des objets aux indi­vi­dus eux-mêmes ? Dès qu’un être s’est don­né libre­ment à un autre, sera-t-il assu­jet­ti pour le reste de son exis­tence et ne pour­ra-t-il reprendre tout ou par­tie de sa liber­té, sans que l’autre, jaloux et le consi­dé­rant comme son bien propre, ne l’en empêche et punisse de mort sa tentative ?

Cer­tains êtres sont fidèles par nature, d’autres sont chan­geants et ne se sentent réel­le­ment vivre qu’en sui­vant leurs dési­rs momen­ta­nés. Pour­quoi, une fois l’union basée, non plus sur des inté­rêts ou sur un goût pas­sa­ger, mais sur des affi­ni­tés réelles et durables, chaque indi­vi­du ne pour­rait-il pas, sûr de la confiance du par­te­naire et conscient de la parole don­née, vivre à sa guise une par­tie de sa vie sexuelle, puisque c’est de là que viennent les plus graves mésen­tentes ? Quand vien­drait la las­si­tude, tôt pour les uns, tard pour quelques autres, les cœurs aimants se retrou­ve­raient, sans que des scènes, par­fois un drame les aient dés­unis à jamais.

Peut-être cela amè­ne­rait-il quelques peines pas­sa­gères, mais com­bien moins graves que celles qui résultent des pré­ju­gés actuels, pous­sant l’individu empri­son­né par des idées de faute à se libé­rer d’un seul coup d’un ancien amour, quitte à le regret­ter amè­re­ment quand la joie du nou­veau désir est épuisée.

Autre­ment dit, ne pour­rait-il y avoir, au début des unions, accep­ta­tion tacite d’une liber­té mutuelle ?

On crie­ra à la licence, à l’orgie. Les cinq à sept de nos bour­geoises, les mai­sons hos­pi­ta­lières pour ces mes­sieurs sont-ils plus moraux ? Mais ils sont cou­verts par cette hypo­cri­sie chère à l’époque des Béran­gers et des Lamar­zelle. Au sur­plus, si la ver­tu est main­te­nant obli­ga­toire, l’usage de la liber­té sexuelle ne le serait point et cha­cun n’en pren­drait que selon ses goûts et ses possibilités.

On objec­te­ra cela aus­si serait dan­ger pour l’union. Peut-être, mais plus rare­ment que les aven­tures actuelles ; ce qui est per­mis est bien moins dési­rable et com­bien ne désertent le ménage que pour cou­rir à des plai­sirs qui font sur­en­chère, étant défendus.

Pour les femmes sur­tout, on pose­ra la ques­tion sacrée des enfants. N’insistons pas ; tout être conscient sait que, dans la socié­té actuelle, le plai­sir ne peut être uni à la pro­créa­tion et que les enfants ne sont sou­hai­tables que lorsqu’on est sûr de n’avoir plus en soi d’autre désir que leur édu­ca­tion et sur­tout les moyens maté­riels de pour­voir à celle-ci.

En résu­mé, et bien qu’il y ait à pour chaque indi­vi­du une éthique per­son­nelle, on pour­rait sou­hai­ter qu’une liber­té plus grande inter­vînt dans les rap­ports amou­reux, sans dupli­ci­té, sans men­songes. Qu’en plus, les êtres ne s’unissent qu’après s’être connus, étu­diés, pour évi­ter les décou­vertes pénibles qui affai­blissent l’amour. Et encore, que si cer­tains n’aiment plus, les sacri­fiés s’inclinent devant le fait acquis et rendent la liber­té, sim­ple­ment et sans fra­cas, à celui ou celle qui la désire. Sur­tout, que l’égoïsme, base des rap­ports entre les indi­vi­dus, sache se taire en ces cir­cons­tances et que le bon­heur de ceux qu’on aima, s’ils l’ont vrai­ment trou­vé, soit une atté­nua­tion et non pas une aggra­va­tion à la peine des délaissés.

[/​Henriette Marc./​]

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