La Presse Anarchiste

L’art de Tolstoï

II

Tol­stoï est sur­tout un artiste qui consa­cra sa vie entière à expri­mer par écrit ses émo­tions, ses sen­ti­ments, ses pen­sées et ses juge­ments avec la sin­cé­ri­té, la sim­pli­ci­té et la per­fec­tion les plus grandes possibles.

Comme les véri­tables génies, il n’arriva pas d’emblée à la maî­trise. Si ses livres de début, de sa vingt-qua­trième année, révèlent un incon­tes­table talent, ils n’ont ni la valeur tech­nique ni le souffle ni la puis­sance que don­ne­ront aux sui­vants un labeur conscien­cieux et les magni­fiques ensei­gne­ments de la vie des hommes.

Chose curieuse, sinon excep­tion­nelle : à l’ins­tar de l’œuvre, la phy­sio­no­mie de l’auteur se trans­forme, s’embellit, sui­vant en un rythme har­mo­nieux l’évolution ascen­dante de l’esprit. La série des pho­to­gra­phies, pein­tures, sculp­tures repro­duites dans les « Œuvres com­plètes » (Édi­tion P.-V. Stock) per­met de sai­sir d’une manière remar­quable cette illu­mi­na­tion pro­gres­sive du visage par les reflets de la flamme inté­rieure. Le regard, d’abord pro­fond et dur, s’adoucit sans perdre sa péné­tra­tion ; les traits contrac­tés par une timi­di­té défiante, cris­pés par la conscience de leur lai­deur, se détendent, montrent la séré­ni­té, la confiance en soi-même et envers les autres. Puis, l’âge dépouille les tempes et le haut de la face pour décou­vrir un vaste front où brille l’intelligence ; vers la fin de sa vie, la figure du vieillard res­plen­dit de pure bon­té. L’amour et la souf­france ont huma­ni­sé et enno­bli l’aristocrate d’antan.

Cette marche de l’individu à l’homme illustre les phases du déve­lop­pe­ment de l’art tol­stoïen, dont la signi­fi­ca­tion et la légi­ti­mi­té seront appré­ciées à la mesure des prin­cipes, des normes éta­blis par Tol­stoï lui-même dans son étude capi­tale « Qu’est-ce que l’Art ? » rédi­gée à l’époque de sa pleine matu­ri­té intel­lec­tuelle (1898).

[|* * * *|]

Il est impos­sible à un igno­rant de la langue de goû­ter la forme ori­gi­nale d’un pro­sa­teur admi­ré par Dos­to­jews­ki et par Tour­gué­niew « le grand écri­vain de la terre russe. »

Au moment de la publi­ca­tion des pre­mières nou­velles « L’Enfance », « L’Adolescence », « La Jeu­nesse », le cri­tique Drou­ji­nine com­mu­ni­quait à l’auteur : « Chez vous, les défauts ont une part de force et de beau­té, et presque cha­cune de vos qua­li­tés porte en soi un grand défaut. Votre style est tout à fait conforme à cette conclu­sion : vous êtes for­te­ment illet­tré. Par­fois illet­tré comme un nova­teur et un grand poète qui trans­forme la langue à sa façon et pour tou­jours ; et par­fois illet­tré comme un offi­cier qui, assis dans son blin­dage, écrit à un cama­rade [[« Vie, œuvres et mémoires de Tol­stoï ». P. Biru­kow. « Mer­cure de France », Tome II, page 36.]]. » Autre­ment dit : Jeune homme, vous n’êtes pas un pro­fes­sion­nel, vous ne connais­sez pas le métier de plu­mi­tif ; mais, pour un ama­teur, vous êtes très fort quand même.

Son génie nais­sant sau­va le novice de l’enlisement dans les pro­cé­dés d’école et les règles étroites des man­da­ri­nats let­trés. L’inspiration l’enlevait à larges coups d’ailes au-des­sus des hori­zons traditionnels.

Les Fran­çais com­pren­dront avec aisance la force d’une écri­ture que ne par­vinrent pas à émas­cu­ler les lacé­ra­tions et les tor­tures de la tra­duc­tion. Tol­stoï triomphe du « tra­dut­tore, tra­di­tore » impi­toyable : l’idée se fait jour à tra­vers la gangue des mots pétrie autour d’elle. Quelles délices doivent savou­rer les pri­vi­lé­giés capables de pui­ser aux sources des textes authentiques !

Pour nous, étran­gers au par­ler mos­co­vite, remer­cions mal­gré lotit les dis­ciples fer­vents dont les meilleures inten­tions n’ont pu par­ve­nir à amoin­drir le maître.

[|* * * *|]

Si la tra­duc­tion trans­crit la puis­sance d’évocation et d’expression du style sans les grâces ni les beau­tés, elle reflète en retour l’intégralité de la pen­sée, donne les mul­tiples et diverses réa­li­sa­tions d’un énorme talent.

Plus que de tout autre écri­vain, il est exact de dire de Tol­stoï qu’il est en entier dans ses livres. Nul ne fut à ce point per­son­nel, sub­jec­tif, pré­sent dans son œuvre et en même temps pré­cis, exact, impar­tial. Doué d’un sens aigu d’observation et d’une pro­di­gieuse ima­gi­na­tion, le roman­cier crée des per­son­nages d’une vie intense, évo­luant dans un milieu natu­rel par­mi des cir­cons­tances d’une par­faite vrai­sem­blance. Rien de conven­tion­nel, de faux, d’artificiel : — la véri­té, en ses simples mais ravis­sants atours.

Dans les nou­velles du début, le sujet est l’auteur lui-même, avec ses actions et réac­tions sen­ti­men­tales et phy­siques. Cepen­dant, ces récits ne consti­tuent pas une auto­bio­gra­phie, et sont en grande par­tie de pure fic­tion. Aus­si la rhé­to­rique y occupe-t-elle une place assez impor­tante. De bonne heure, Tol­stoï sen­tit qu’il avait quelque chose à dire et pos­sé­dait les moyens de l’exprimer. Il en dit plus qu’il n’en sen­tait. La jeu­nesse et l’inexpérience de son âge limi­taient le domaine de ses per­cep­tions par­ti­cu­lières ; elles y sup­pléaient par la mémoire incons­ciente de lec­tures très bien assi­mi­lées. Dès lors, ce ne pou­vait être du chef‑d’œuvre, du tra­vail d’ouvrier pas­sé maître ; c’était de la lit­té­ra­ture de bon, d’excellent aloi, qui révé­lait une âme pas­sion­née se jugeant avec une pers­pi­ca­ci­té rare et une équi­té absolue.

Com­po­sé à l’âge de trente-six ans, le roman « Guerre et Paix » témoigne la matu­ri­té céré­brale de l’écrivain. Celui-ci a vécu et sen­ti, souf­fert et médi­té. L’étude, la réflexion four­nirent les théo­ries, la docu­men­ta­tion, les hypo­thèses et les intui­tions. La socié­té fut à la fois le labo­ra­toire et le champ d’application où l’expérimentateur observe, scrute, dis­sèque, ana­lyse pour arri­ver enfin, avec les élé­ments pri­mor­diaux dis­so­ciés par l’intelligence, à créer d’admirables syn­thèses. Dès lors, le com­pa­gnon de lettres est deve­nu maître ; il uti­li­se­ra les maté­riaux pré­pa­rés par d’autres, manœuvres obs­curs, mais les modè­le­ra en son labeur fécond, les ani­me­ra de son souffle, enri­chi­ra le patri­moine humain de quelques-unes de ses plus belles œuvres d’art : « Guerre et Paix », « Anna Karé­nine », « Résurrection ».

En une troi­sième et der­nière incar­na­tion de son génie, le pur artiste se fait évan­gé­liste, accu­sa­teur, reven­di­ca­teur, se trans­fi­gure en anar­chiste. La grande voix s’élève au sublime. Sans sou­ci de la beau­té, du rythme, de l’harmonie, dans un désir ardent de rédemp­tion de soi et des autres, elle clame la fra­ter­ni­té géné­rale des hommes, leur union divine dans l’amour uni­ver­sel. Les écrits de cette période apos­to­lique ont dépouillé les vaines parures, aban­don­né les élé­gances pré­cieuses et les effets nuan­cés d’une habile com­po­si­tion. Au mépris des règles, sans crainte des répé­ti­tions ou des lon­gueurs, hos­tiles à la moindre conces­sion for­melle, ils vont : rudes, forts, ter­ribles ; foncent, ren­versent, détruisent les rem­parts de men­songes et de sophismes où églises, étals, patrio­tismes s’abritaient pour asser­vir et pres­su­rer les peuples. Leur auteur ne veut plus plaire, char­mer, chan­ter, s’enivrer de sa propre musique. De tout son cœur, de toute son âme, il aspire à réveiller, émou­voir, convaincre, entraî­ner et sauver.

[|* * * *|]

Les bonnes fées réunies au che­vet de Tol­stoï nais­sant dépo­sèrent dans son ber­ceau les dons et pri­vi­lèges du roman­cier par­fait. L’enfant sen­sible et réflé­chi, gran­di sous les ombrages d’Iasnaïa-Poliana, devint un psy­cho­logue pro­fond, un peintre prestigieux.

Les types divers fixés par lui frappent d’une façon inou­bliable par leur réa­li­té rigou­reuse et leur uni­ver­sa­li­té. Sei­gneurs et pay­sans, offi­ciers et sol­dats, ser­vi­teurs de l’ordre éta­bli et révo­lu­tion­naires, femmes et jeunes filles vivent, s’amusent, tra­vaillent, com­battent, oppriment, se sacri­fient, aiment et meurent selon leur carac­tère ori­gi­nal, sous leur patro­nyme par­ti­cu­lier, en un cos­tume pit­to­resque, dans des pay­sages mos­co­vites, asia­tiques et orien­taux, mais avec des sen­ti­ments com­muns aux gens de toutes les nations, des mobiles issus des mêmes tré­fonds de l’esprit, des des­ti­nées iden­tiques dans leur riante ou tra­gique varié­té. Le lec­teur se sent tres­saillir d’aise ou rou­gir de honte devant, ses qua­li­tés et défauts per­son­nels dévoi­lés à ses yeux par un obser­va­teur à la vision aiguë et à la main experte, auquel rien n’échappe d’une minime émo­tion, du moindre désir, d’une fugi­tive velléité.

L’attrait suprême de cette œuvre ima­gi­na­tive, son charme pre­nant et irré­sis­tible émanent de la sym­pa­thie, secrète mais trans­pa­rente, de l’auteur pour ses héros, bons ou mau­vais, joyeux ou tristes, doux ou cruels, for­tu­nés ou mal­heu­reux. Sa clair­voyance et sa bon­té ont su trou­ver et cueillir la petite fleur bleue au milieu du champ aride, décou­vrir et ravi­ver la flamme vacillante dans les consciences obs­cures. Par sa sou­ve­raine pitié, Tol­stoï enchante les excep­tion­nelles natures angé­liques, console et encou­rage l’innombrable cohorte des êtres désem­pa­rés par les tem­pêtes de l’existence, atten­drit le pécheur endurci.

Le por­trai­tiste de tous les romans, le peintre de bataille de « Guerre et Paix », le pay­sa­giste de « Au Cau­case, ou les Cosaques » et d’« Anna Karé­nine » n’utilise pas le des­sin léché, figno­lé, trace à grands traits, ne pro­cède pas par petites touches, brosse à larges coups. Il réus­sit ain­si des fresques gran­dioses et des tableaux d’un extra­or­di­naire relief. Le pin­ceau magique évoque les mon­tagnes nei­geuses aux som­mets empour­prés par les feux du cou­chant ; magni­fie les gestes du fau­cheur éclai­ré par l’aurore rose et salué par le cri de l’alouette ; illu­mine les murs gris des pri­sons par le sou­rire des vaga­bonds et des pros­ti­tuées. Il par­vient même à rendre moins laide et repous­sante la mine satis­faite et béate des pro­fi­teurs de la société.

La déco­ra­tion est sobre, sévère dans les récits du maître. Les des­crip­tions d’intérieurs, d’ameublements, de cos­tumes, de toi­lettes se réduisent au strict néces­saire pour le déve­lop­pe­ment de l’intrigue. Volon­tai­re­ment les acces­soires, si pré­cieux aux roman­ciers de salon, sont lais­sés de côté afin de concen­trer l’intérêt sur la vie morale, intense et poi­gnante des pro­ta­go­nistes de l’action.

Mal­gré que la nou­velle « khol­sto­mier » soit la tou­chante « his­toire d’un che­val », la faune et la flore figurent peu dans les ouvrages de l’écrivain russe. Libre à cha­cun de le regret­ter pour la perte de sen­sa­tions zoo­lo­giques et bota­niques, mais non de s’en plaindre. Tol­stoï déro­ba aux ani­maux et aux fleurs pour don­ner davan­tage aux hommes.

[|* * * *|]

Cet art de Tol­stoï, loué, admi­ré una­ni­me­ment dans les deux conti­nents, est-il vrai­ment de l’art ? Ou bien n’en est-ce qu’une habile contrefaçon ?

Avant de com­po­ser « Résur­rec­tion », le vieux pra­ti­cien avait conden­sé dans son élude « Qu’est-ce que l’art ? » les don­nées four­nies par qua­rante-six années de labeur pro­fes­sion­nel et quinze ans de médi­ta­tions sur le sujet. Et à une époque où domi­naient en lui les pré­oc­cu­pa­tions de son apos­to­lat social à l’exclusion de la recherche des suc­cès per­son­nels, il écri­vit ain­si un de ses ouvrages les plus par­faits par l’intérêt pas­sion­nant de la matière, l’harmonieux équi­libre de la com­po­si­tion, l’originalité pro­fonde des idées, la force de l’expression. La lec­ture de ces pages uniques au monde consti­tue un régal de haut goût.

Il est impos­sible de résu­mer ce com­pen­dium, ce bré­viaire du véri­table artiste. Qui veut bri­guer la cou­ronne, s’en doit péné­trer, nour­rir, impré­gner avant de prendre la plume, le pin­ceau, le com­pas ou le mar­teau. Le vul­ga­ri­sa­teur de la pen­sée tol­stoïenne se voit obli­gé à la citation.

« L’art est un des moyens qu’ont les hommes de com­mu­ni­quer entre eux… La parole, trans­met­tant les pen­sées des hommes, est un moyen d’union entre eux ; et l’art, lui aus­si, en est un. Ce qui le dis­tingue, comme moyen de com­mu­ni­ca­tion, d’avec la par­tie, c’est que par la parole l’homme trans­met à autrui ses pen­sées, tan­dis que par l’art il lui trans­met ses sen­ti­ments et ses émo­tions. » [[Léon Tol­stoï : « Qu’est-ce que l’art ? » Tra­duc­tion de Wyze­wa. Per­rin 1918, page 54.]].

« Il peut donc y avoir aujourd’hui deux sortes d’art chré­tien (ou de bon art) : l’art qui exprime des sen­ti­ments décou­lant de notre concep­tion reli­gieuse, c’est-à-dire de la concep­tion de notre paren­té avec Dieu et avec tous les hommes ; et 2° l’art qui exprime des sen­ti­ments acces­sibles à tout les hommes du monde entier. La pre­mière de ces deux formes est celle de l’art reli­gieux, au sens étroit du mot ; la seconde, celle de l’art uni­ver­sel [[Léon Tol­stoï : « Qu’est-ce que l’art ? » Tra­duc­tion de Wyze­wa. Per­rin 1918, page 208.]].

Corol­laire : « L’écrivain doit s’exprimer de telle façon que chaque mot puisse être com­pris du char­re­tier qui condui­ra la voi­ture empor­tant les exem­plaires de la typo­gra­phie. » [[« Vie, œuvres et mémoires de Tol­stoï ». P. Biru­kow. Tome III, page 130.]].

Voi­là donc rigou­reu­se­ment défi­nies la nature et les qua­li­tés de l’art véri­table ; il a pour fonc­tion essen­tielle d’unir tous les hommes, d’évoquer des sen­ti­ments com­muns à l’humanité entière, et de les expri­mer sous une forme acces­sible au plus humble comme au plus cultivé.

Au nom de cet « art véri­table » Tol­stoï range dans la caté­go­rie du « mau­vais art » la plu­part de ses propres créa­tions artis­tiques, à l’exception de sa para­bole « Dieu voit la véri­té » et de son récit « Au Cau­case, ou les Cosaques ». Sans doute, il repro­chait aux nou­velles de sa jeu­nesse d’être de la lit­té­ra­ture et de tra­duire des sen­ti­ments non éprou­vés par lui ; aux romans de sa matu­ri­té de décrire sur­tout la vie arti­fi­cielle et les mœurs raf­fi­nées de la haute socié­té russe, choses d’un inté­rêt limi­té pour l’esprit simple et droit de la masse popu­laire ; à l’ensemble de son œuvre d’être écrite dans une langue trop noble et châ­tiée. La condam­na­tion est sévère. Dans son sou­ci constant de logique et d’impartialité, le cri­tique impi­toyable ne pou­vait avoir pour soi-même une indul­gence refu­sée aux autres.

Le tri­bu­nal suprême de l’opinion uni­ver­selle lui lient compte de ses aveux, l’absout pour son « mau­vais art » au nom des beau­tés qu’il ren­ferme et le cou­ronne pour ses admi­rables « Contes Popu­laires » qui vont droit au cœur de tous les homme.

[/​F. Élo­su./​]

La Presse Anarchiste