La Presse Anarchiste

L’eau de jouvence

Le roi des dieux : Jupi­ter, trans­for­ma la nymphe Jou­vence en fon­taine. Il n’y a, dans ce fait, rien d’absolument sen­sa­tion­nel ; la Répu­blique troi­sième opère jour­nel­le­ment sous nos yeux des miracles pour le moins aus­si éton­nants et trans­forme, au gré de sa fan­tai­sie, des abru­tis et des macaques en ministres, des save­tiers notoires en lit­té­ra­teurs à suc­cès et des tenan­ciers de mai­sons de passe en aca­dé­mi­ciens des Sciences morales et Politiques.

Ce qui fit pour­tant remar­quer la fan­tai­sie de Jupi­ter c’est qu’il don­na aux eaux de la fon­taine de Jou­vence la pro­prié­té de rajeu­nir ceux qui venaient s’y bai­gner. J’aime à croire que ce furent, à l’époque, des bains très fré­quen­tés. Mais il arri­va un jour où les eaux de la fon­taine de Jou­vence se tarirent — on ignore encore si c’est la faute de la séche­resse ou celle des bol­che­viks — et les dieux de l’Olympe, deve­nus vieux, mou­rurent sans lais­ser d’héritiers, en sorte que le secret de l’immortalité fut perdu.

Les hommes recher­chèrent on vain le secret de Jou­vence. Le roi David, qui mou­rut dans un âge avan­cé, pré­ten­dit avoir allon­gé son exis­tence en se fai­sant réchauf­fer chaque nuit par une jeune vierge et un méde­cin hol­lan­dais du qua­tor­zième siècle, qui vécut 102 ans, écri­vit que depuis l’âge de 90 ans, c’étaient deux vierges qui, chaque jour, cou­chant dans son lit, lui avaient com­mu­ni­qué une part de leur jeunesse.

Je cite ces exemples que vous trou­ve­rez, avec les détails, dans les manuels de méde­cine his­to­rique, mais je ne me porte pas garant de l’efficacité des moyens employés. Après tout on peut tou­jours essayer, il y a des remèdes plus désa­gréables. Mais je ne cèle­rai point que maints vieillards ayant vou­lu jouer leur petit David ont fini dans un gâtisme évident.

Au xixe siècle, le doc­teur Lens­berg pré­ten­dit rajeu­nir l’homme en lui injec­tant un liquide extrait des tes­ti­cules du chien, et cer­tains de ses imi­ta­teurs inven­tèrent la sper­mine, obte­nue en fai­sant macé­rer des tes­ti­cules, des pros­tates et des ovaires appar­te­nant à la gent canine : quand les patients avaient pris leur dose, ils mani­fes­taient une viri­li­té sur­abon­dante, d’aucuns, à 80 ans et plus, fabri­quèrent de beaux enfants, mais la plu­part finirent dans les caba­nons ou furent arrê­tés comme exhi­bi­tion­nistes. On dut bor­ner là ces expé­riences désas­treuses ; l’eau de Jou­vence ne se trou­vait pas dans les tes­ti­cules des chiens. L’idée de rajeu­nir l’homme tom­ba en que­nouille, si j’ose employer cette métonymie.

Des savants modernes pré­tendent aujourd’hui avoir retrou­vé le secret de Jupi­ter. Leur théo­rie est sédui­sante. Avec votre agré­ment je vais vous en don­ner le principe.

Les êtres les plus simples du règne ani­mal : les pro­to­zoaires se repro­duisent géné­ra­le­ment par sec­tion­ne­ment, l’animalcule com­po­sé d’un noyau entou­ré d’un peu de géla­tine appe­lée pro­to­plos­ma se sec­tionne sim­ple­ment en deux et nous avons deux pro­to­zoaires au lien d’un.

Le pro­fes­seur Mau­pas, en étu­diant des infu­soires en vase clos, s’aperçut qu’au bout de quelques heures cette repro­duc­tion deve­nait de plus en plus lente et finis­sait par ces­ser com­plè­te­ment ; en même temps les infu­soires se recro­que­villaient, se ridaient, pré­sen­taient en un mot tous les signes de la dégé­né­res­cence sénile ; ils finis­saient bien­tôt par mou­rir et il ne res­tait plus dans le bocal que des cadavres. Mais Mau­pas consta­ta que si, au milieu d’une famille d’infusoires vieillis, il pro­je­tait quelques infu­soires jeunes pro­ve­nant d’une autre culture, aus­si­tôt toute trace de séni­li­té dis­pa­rais­sait et les vieillards rajeu­nis recom­men­çaient à se repro­duire. En ajou­tant de temps à autre des cel­lules jeunes dans le bouillon de culture les infu­soires deve­naient pra­ti­que­ment éternels.

Se basant sur le fait que le corps humain est issu de deux pro­to­zoaires : le sper­ma­to­zoïde et l’ovule, s’étant repro­duit par sec­tion­ne­ment et que ce corps n’est en défi­ni­tive qu’une colo­nie d’unicellulaires, le doc­teur Javors­ky dans un livre inti­tu­lé : Inté­rio­ri­sa­tion, déclare que le rajeu­nis­se­ment obser­vé par le pro­fes­seur Mau­pas n’est pas une par­ti­cu­la­ri­té des infu­soires, mais qu’il peut être appli­qué à tous les pro­to­zoaires, et par­tant, à l’homme.

Il suf­fit d’injecter à un corps en état de dégé­né­res­cence quelques gouttes de sang jeune et sain pour qu’aussitôt les cel­lules humaines retrouvent leur vita­li­té et leur jeunesse.

À pre­mière vue, c’est fort sédui­sant et, théo­ri­que­ment, le rajeu­nis­se­ment humain appa­raît comme pos­sible et même probable.

Je n’entrerai pas dans le détail des expé­riences cli­niques. C’est, déjà bien assez, qu’ayant pro­mis de vous faire rire, je vous raconte des choses aus­si sinistres. Car, en y réflé­chis­sant bien, cette décou­verte est épou­van­table. Depuis l’invention de la poudre à canon, de la vérole et du roman-ciné­ma, on n’a jamais rien trou­vé d’aussi cala­mi­teux. Non, pen­sez seule­ment cinq minutes que la géné­ra­tion actuelle va deve­nir éter­nelle !! C’est à fré­mir. Les vieux nous dominent, nous écrasent, nous sub­mergent. Ce sont de vieux abru­tis qui dirigent la lit­té­ra­ture, le jour­na­lisme, le théâtre, ce sont de vieilles canailles qui fabriquent la poli­tique, ce sont de vieux cochons qui confec­tionnent les lois sur la morale publique. Et vous vou­driez que tout cela conti­nue et pros­père ? Vous admet­triez que se per­pé­tuassent les vieilles idées, les vieilles mœurs, les vieilles fan­tai­sies, les vieilles gloires, les vieilles gardes et les vieux tableaux ? Non, merci !

La seule décou­verte inté­res­sante serait celle d’une poudre à punaises assez puis­sante pour débar­ras­ser la terre de toutes les choses caduques, de tous les bons­hommes péri­més, de toutes les vieille­ries encom­brantes et baveuses.

Mais nous condam­ner à per­pé­tui­té à subir Cle­men­ceau, de Lamar­zelle, Hen­ry Ché­rou et Hen­ry Bor­deaux, mieux vau­drait mou­rir tout de suite.

Si des savants ont décou­vert le secret de l’immortalité, je demande qu’incontinent on leur coupe le cou, car excep­té Théo­phraste Renau­dot, qui inven­ta le jour­na­lisme, l’humanité n’aurait jamais connu de cri­mi­nels aus­si dangereux.

[/​Mau­ri­cius./​]

La Presse Anarchiste