Gênes.
Pauvre conférence, bafouées par toute la presse, ses jours sont comptés et il ne semble pas que le capitalisme en sorte débarrassé des problèmes vitaux qui en ce moment le préoccupent.
Pour l’Action Française, Gênes c’est un guet-apens, un marché, une pétaudière
« Ce que révèle Gênes, dit Georges Valois, c’est l’agonie d’un monde, c’est la fin de la folie socialiste et de la folie de l’or. C’est la preuve éclatante de l’impuissance du socialisme à nourrir les peuples, de l’impuissance du capitalisme à les diriger et à les protéger. C’est la fin de la ploutocratie régnant sous le couvert des politiciens corrompus et des intellectuels délirants. »
L’Echo National appelle Gêne la « foire aux vanités », et c’est ce que semble confirmer Maurice Prax dans le Petit Parisien :
« Il y a, autour d’une grande table, des hommes, des pauvres simples hommes faibles, faillibles, changeants, retors ou ingénus, crédules ou sournois… des hommes !…
Et tous ces hommes disent, en même temps, répètent, crient :
— Moi… Moi ! Moi ! Moi ! Moi !
Il ne faut pas croire ceux qui disent :
— Nous !
Ils ne sont pas sincères !…
Chaque pays, chaque redingote n’a qu’une seule pensée :
— Moi… Moi !
Et c’est ainsi qu’il faut reconstruire l’Europe…
Ce n’est plus l’histoire de la Tour de Babel. C’est la Tour de Gênes… La Tour de Babel, somme toute, nous apparaît aujourd’hui comme une entreprise assez raisonnable — à côté de la conférence…
Schell, Royal Dutch et Standart Oil.
Les gouvernants russes qui ont un besoin urgent « d’argent frais » n’ont pas hésité à mettre aux enchères les richesses naturelles que renferme la Russie et en particulier le pétrole. À Gênes, pendant que bavardaient les diplomates, les hommes d’affaires représentant les grandes firmes pétrolifères anglaises négociaient avec les « Soviets » sous l’œil attentif de leurs concurrents américains de la Standart Oil.
« De même, que les Allemands, les grandes compagnies anglaises de pétrole ont négocié avec bolcheviks. Ces négociations, en tout cas, ne sont pas niées. »
La Liberté (encore un journal qui porte mal un beau titre) qui a ainsi que de nombreuses feuilles bourgeoises annoncé ces tractations conclut :
« La politique des Soviets est simple : avec le droit d’expropriation ils peuvent faire des largesses, distribuer les mines et les usines franco-belges du Donetz à leurs alliés allemands, les puits de naphte du Caucase à leurs protecteurs anglais. Des tractations de Stinnes avec les bolcheviks sont déjà signalées. La métallurgie russe aux mains de l’Allemagne, le pétrole devenu un monopole anglais, quelle oppression, quelle servitude pour le continent européen ! »
Tout cela pourra s’arranger pour les capitalistes français, ils n’auront qu’à acheter de la Royal Dutch.
Front unique !
Il y a plusieurs variétés de front unique.
Il y a le front unique tout court et le front unique syndical. Celui-ci a ceci de remarquable c’est qu’il est préconisé par ceux qui ont été les plus acharnés à noyauter et à faire la scission. Écoutez M. Chambelland dans le Journal du Peuple :
« Soyons logiques !
Il ne s’agit pas, en France, de rétablir l’unité confédérale, encore que, logiquement et nécessairement, nous devons en être partisans ; il s’agit seulement, lorsque la nécessité s’en fait sentir, de proposer une action commune aux chefs réformistes derrière lesquels, quoi qu’on en puisse dire, se trouvent encore des masses.
C’est beau, évidemment, de faire jouer ici le sentiment et de déclarer véhémentement ne plus vouloir avoir de rapports avec des « vendus », mais ça ne résout rien des problèmes que de dures nécessités nous imposent.
D’abord, il faudrait écarter et les insultes et ce sentimentalisme, assurément de mauvais aloi. Ensuite, il faudrait s’inspirer de la réalité, etc… »
Allons, cher Monsieur Jouhaux (il faut être poli n’est-ce pas) qu’attendez-vous pour diriger vos troupes vers ce front unique si désiré. Mais c’est égal, quand on parle de front avec vous, je ne suis pas tranquille. Vous comprenez, on sort d’en prendre.
Un mécontent.
C’est Pierre Monatte, qui ne mâche pas ses mots et qui, voyant que la nouvelle C.G.T.U. ne s’oriente pas vers Moscou, ne décolère plus. Dernièrement, nous l’avons vu mettre en pièces le fédéralisme. Dans le Journal du Peuple, c’est sur les scissionnistes qu’il déverse sa bile :
« Je dirai ce que je pense, c’est-à-dire que la scission syndicale a été l’œuvre de canailles qui sont rue Lafayette et d’imbéciles qui sont rue Grange-aux-Belles. Les imbéciles sont tombés dans le traquenard tendu par les canailles. »
Ne voulant être pris ni pour une canaille ni pour un imbécile, Monatte se tient à l’écart : c’est son droit. Mais pourquoi s’obstine-t-il à préconiser sous le nom de front unique l’union des canailles et des imbéciles ? Cela ferait peut-être un tout de gens honnêtes et intelligents !
Ce que c’est compliqué tout de même la cuisine moscovite !…
Le départ pour l’abrutissoir.
Les bleus de la classe 22 sont partis.
« Disons tout de suite — c’est « Le Gaulois » qui parle — que tout s’est passé le mieux du monde, qu’aucun incident ne s’est produit et que les 8.000 conscrits, qui ont été dirigés sur leurs casernes respectives, sont partis le chant aux lèvres.
Les parents, les amis des partants étaient tous là, les accompagnant. On s’est longuement embrassé, un tantinet émus de part et d’autre ; puis, en route ! Avec quel bonheur on se reverra à la première permission, alors que le bleuet paradera dans son uniforme d’artilleur ou de chasseur à pied. »
Oui, mais le Gaulois ne nous dit pas combien de ces jeunes hommes sont partis la rage au cœur, et pour qui l’uniforme d’artilleur ou de fantassin n’est rien autre chose qu’une livrée d’infamie qu’ils s’efforceront de supporter avec, en eux-mêmes, le regret de n’avoir pas le courage de faire autrement.
Réalisme.
Dans le Journal, Lajarrige après avoir exposé la crise qui sévit dans le syndicalisme et de laquelle — il en est sûr — sortira « un syndicalisme régénéré, basé sur des formules nouvelles », oppose au syndicalisme « destructeur des communistes et néo-anarchistes » le syndicalisme « constructeur », c’est-à-dire réformiste, de collaboration de classes :
« C’est, au fond, calomnier l’ouvrier français que le représenter comme rongé par la jalousie et par la haine ; son idéal — Corbon le définissait dès 1848 et, de nos jours, Georges Sorel confirmait sa remarque — c’est d’échapper à la misère, au taudis, à la vie incertaine ; c’est d’atteindre aux conditions légitimes, en somme, et dont une sage législation sociale, basée sur un coopératisme bien compris et un syndicalisme rénové, doit permettre la réalisation.
Les moyens de salut sont dans la classe ouvrière et chez les syndicalistes eux-mêmes Que ceux-là, qui, nombreux, sont convaincus que l’action corporative doit être constructive et non destructive et qui ne récitent plus que du bout des lèvres, par habitude ou par pusillanimité, l’évangile de la lutte de classes ou les litanies du catéchisme anarchiste, aient le courage de s’affirmer. Ils verront avant peu revenir à eux la confiance des masses, lasses de théories, d’hypothèses dont l’expérience a démontré la vanité. »
Allons, soyons réalistes ! Il faut vivre tout de suite et vivre le mieux possible — avec de bonnes lois qui assureront au travailleur le bien-être dans l’esclavage et aux exploiteurs de paisibles digestions. Révolutionnarisme, futurisme : charlatanisme, bon pour des fumistes qui exploitent à leur profit la crédulité des masses…
Mais j’ai lu dernièrement quelque chose dans ce goût-là !…
Individualisme. — Révolution.
Le Réveil de l’Esclave a ouvert une enquête parmi ses collaborateurs sur la « tactique révolutionnaire et l’individualisme libertaire. »
De Louis Marguin :
« La situation politico-économique actuelle étant un chaos inextricable, s’il advenait que des événements obligent les masses à devenir maîtresses de leur destinée, il n’est pas douteux que les hors du troupeau, les briseurs d’idoles, les réfractaires que nous sommes auraient le même avantage qu’a un paysan qui change son cheval borgne pour un aveugle. »
Souhaitons donc que cela continue pour calmer les transes de L. Marguin.
D’André Lorulot :
« Que veulent les révolutionnaires ? La transformation radicale, profonde, définitive, de la société.
L’individualiste ne croit pas à la possibilité d’une telle transformation. »
C’est clair.
De Henry Le Fèvre :
« Certes, être constamment les yeux tournés vers la possibilité « révolution » n’est pas une solution et n’est pas sans danger de mysticisme. Mais au fond où en serait le mouvement individualiste libertaire, s’il n’allait chercher ses éléments dans les rangs des anarchistes révolutionnaires qui eux, puisent leurs contingents dans les milieux syndicalistes révolutionnaires. Je crois que toutes les tendances ont leur utilité en ce sens qu’ils participent par échelons à l’évolution de l’humanité. »
À la bonne heure, au moins lui, pense au recrutement, on a beau être individualiste, on ne peut rien tout seul.
De Manuel Devaldès :
« Pour l’individualiste que je suis, l’opposition des motifs d’évolution et de révolution, de révolutionnaire et de réformateur n’a plus de sens. L’évolution se confond avec la révolution ; et la réforme (à condition, bien entendu, que, de même que l’évolution, elle ne soit pas un trompe‑l’œil, qu’elle se traduise par une réalité) est une manifestation parcellaire de l’incessante évolution révolutionnaire. »
De Han Ryner :
« Il y a le cercle : l’individu est un produit du milieu ; le milieu est un produit des individus… Tous les problèmes humains présentent peut-être, avant qu’on ait commencé à les résoudre, le même caractère fermé et le même mensonge de fatalité.
L’homme est déjà sorti de tant de cercles, a déjà brisé tant de dilemmes. Et, quand il les a vaincus depuis longtemps, il ne parvient même plus à les reconstituer dans son souvenir.
Pour faire un marteau, il faut un marteau, Il serait trop naïf de dire pédantesquement la solution.
Comme toutes les solutions humaines, elle fut, quelque temps, progressive. On ne passa point d’un seul coup de la pierre plus ou moins bien choisie au marteau parfait.
La plupart des solutions humaines ne sont progressives que peu de temps. Les premiers commencements sont difficiles jusqu’à sembler impossibles ; beaucoup de joyeuses pentes sont rapides. Combien de millénaires pour arriver à voler quelques mètres instables ! Ensuite, des années suffisent pour qu’on traverse les mers dans les airs domptés. »
J’arrêterai mes citations avec A. Schneider qui, à l’aide d’une sorte d’équation assez mal posée du reste, prétend prouver qu’il est « stupide, absurde » de vouloir changer le milieu pour permettre à l’individu de se développer plus vite. C’est le contraire qui est le vrai. Le plus terrible, c’est que tous ceux qui soutiennent l’une ou l’autre de ces thèses ont raison, à condition qu’ils œuvrent dans les deux sens, suivant leurs forces, leurs aptitudes. Leurs tempéraments.
Éduquer les individus, les préparer à savoir se passer de maîtres, les libérer des préjugés, c’est, qu’on le veuille ou non, être révolutionnaire — et ce n’est pas l’apanage des individualistes « purs ».
Mais n’est-ce pas, ça fait si bien, de parler du « paupérisme intellectuel quotidien des milieux avancés et ouvriers ! »
Nietzsche et Carmen.
L’Éclair signale que le docteur Hugo Doffner vient de publier, à Ratisbonne, les « Gloses marginales de Frédéric Nietzsche sur Carmen » Les admirateurs, les disciples du célèbre philosophe seront sans doute heureux de connaître l’effet que produisait sur Nietzsche sur Bizet :
« Cette musique me paraît parfaite. Elle vous arrive légère, souple, courtoise. Elle est aimable, elle ne sue pas. Le beau est léger, le divin chemine sur de tendres pieds, telle est la base de mon esthétique… La musique me procure à présent des sensations comme elle ne m’en a jamais donné. Elle me délivre, me désenivre de moi-même, comme si je me regardais de très loin, comme si je me sursentais ; elle me fortifie aussi, et à chaque soirée de musique (j’ai entendu Carmen quatre fois) succède une matinée remplie de vues résolues et de trouvailles. »
Je connais des individus qui auraient grand besoin de se « désenivrer d’eux-mêmes ». Ils pourraient toujours essayer Carmen.
Élections.
Le 14 mai, branle-bas de combat dans les partis où l’on a coutume de battre le rappel des électeurs baptisés pour la circonstance : forces révolutionnaires. Cachin indique dans l’Humanité« Nos camarades qui portent notre bannière dans la lutte présente, ne manqueront pas d’éclairer sur ce point (l’accord Germano-Russe) l’opinion que l’on tente d’égarer aussi grossièrement. Ils reprendront donc la défense de la Révolution russe une fois de plus outragée. Ils profiteront des réunions électorales pour préciser le rôle et les intentions de la délégation soviétique à Gênes. Elle a offert le désarmement hautainement repoussé par Barthou ; elle multiplie les efforts pour sauvegarder contre les convoitises du capitalisme international les nationalisations là-bas réalisées. Elle prépare ainsi le salut de la Révolution russe et celui du prolétariat mondial ; voilà ce qu’il faut opposer aux mensonges de tous ses adversaires faisant contre elle un front unique singulier et inattendu. »
Cachin s’obstine à confondre la Révolution russe avec le gouvernement qui l’a détournée au profit d’un parti. Cela a pris un certain temps !
Aussi je sais de braves électeurs qui ont préféré profiter de ce dimanche de mai autrement qu’en allant déposer dans une urne un bout de papier inutile.
Batailles.
Ce mois de mai a vu l’apparition de deux nouveaux journaux qui, tous deux, portent le même titre ou à peu de chose près. L’un s’intitule La Bataille syndicaliste, l’autre la Bataille syndicaliste et sociale.
Le premier défend la thèse du syndicalisme qui se suffit à lui-même et qui suffit à tout.
Exemple :
« Se plaçant au-dessus des sectes philosophiques ou des partis politiques, la classe ouvrière organisée syndicalement exprime librement, par la voix de ses représentants mandatés, la volonté du Travail devant les événements présents et futurs. Elle prétend avoir le droit de le faire sans rendre de compte aux éléments du dehors, ni à personne, et elle entend juger toute chose selon son point de vue à elle et à elle seule.
Qu’on ne cherche pas des interprétations fantaisistes ou des révisions du syndicalisme : sur ce point, sa volonté est bien arrêtée.
Qu’on n’essaye pas de lui inculquer une doctrine, aussi belle qu’elle soit.
Le syndicalisme est majeur ; il sait d’où il vient, où il va, et il n’a que faire de tous ses bienfaiteurs, les uns s’occupant de son corps pour le transformer, les autres lui cherchant une âme. »
La deuxième Bataille est plus éclectique et bougrement rigouillarde. Louis Grandidier y ressuscite un père Peinard nouvelle manière qui vous parle des élections dernières en ces termes :
« Allez‑y, les gars, nom de Dieu ! Si vous leur faites se casser le blair aux élections de dimanche, à la séquelle des bourreurs de crânes du Bloc national, le vieux boira une chopine avec vous d’un bon cœur. Et ça c’est pas une frime. C’est promis. Bibi n’a qu’une parole : c’est la bonne. »
Pauv’ vieux Père Peinard, c’ que t’es devenu gourde, tout de même !
[/Pierre