La Presse Anarchiste

Romain Rolland

Après avoir, en cette rubrique, « adsperné le mufle » et dit leur fait comme il con­vient à deux des plus notoires fripouilles de noire triste époque : Millerand-la-Liq­ui­da­tion et Thomas-la-Con­cus­sion, je veux aujourd’hui choisir par­mi le « bon grain », hélas si peu nom­breux ; et qui donc inau­gur­erait ce cycle béné­fique sinon Romain Rolland ?

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C’était au début des temps mau­dits. Dans le Jour­nal de Genève (sep­tem­bre 1914) venait de paraître un arti­cle inti­t­ulé Au-dessus de la Mêlée, cet arti­cle était signé Romain Rolland.

Les paci­fistes étaient rares en cet hiv­er l914-1915 et le pre­mier print­emps de guerre qui venait n’épaissit guère leurs rangs. Par­mi la petite pha­lange ce fut un émoi. Enfin ! un écrivain, un « intel­lectuel » se refu­sait à faire sa par­tie dans le chœur infâme et éle­vait, au-dessus des frénésies nationales, sa voix sim­ple­ment humaine. Il y avait des mois que nous atten­dions cela, nous autres les obscurs, ceux dont la parole n’avait point la puis­sance de trou­bler les augures sanglants, et dont nulle feuille n’eût inséré les phras­es vengeresses.

Il m’en sou­vient. C’est en com­men­tant les arti­cles du Jour­nal de Genève qu’un jour, cher Hen­ri Guil­beaux, je ren­con­trai Ray­mond Lefeb­vre… et le soir nous allâmes rue Mouf­fe­tard enten­dre, dans une petite salle noire, Mer­rheim qui dévoilait à un quar­teron de pro­lé­taires les véri­ta­bles orig­ines de la Tuerie. Le nom de Romain Rol­land était dans nos bouch­es… mais où sont les neiges d’antan ?

La guerre infâme et stu­pide, le mas­sacre sci­en­tifique, plus choquant encore pour la rai­son que pour la sen­si­bil­ité, avait groupé quelques hommes en un fais­ceau protes­tataire. La paix a dénoué ce que la guerre avait uni. Ain­si va le monde. Il ne faut point s’étonner que les paci­fistes d’hier soient aujourd’hui désu­nis. La rai­son de ce « front unique » ayant cessé le jour de l’armistice, cha­cun s’en est allé là où l’appelait son tem­péra­ment. Ceci est une illus­tra­tion de la diver­sité éter­nelle des hommes, et une leçon aux autori­taires, trop prompts à s’enthousiasmer pour l’unification arbi­traire sous la férule de for­mules aus­si creuses qu’abstraites.

Cer­tains de nos amis d’hier ont cru trou­ver dans un Par­ti poli­tique une garantie con­tre de futurs mas­sacres. Ils ont accep­té cette affir­ma­tion vague : « La respon­s­abil­ité de la guerre incombe au cap­i­tal­isme » sans songer à l’examen atten­tif des mots qui le com­posent, et se rangeant, du fait même de leur adhé­sion à cette for­mule, par­mi ces naïfs social­istes qui s’imaginent volon­tiers les peu­ples, au lende­main du « grand soir », unis et frater­nels sous l’égide du dra­peau rouge. Je ne pos­sède point, hélas ! cette puis­sance d’illusion. Je ne l’envie même pas, ayant une volon­té pas­sion­née à approcher tou­jours davan­tage une vérité, que je sais pour­tant fuyante et vari­able, seule capa­ble de faire dans l’esprit des hommes cette Révo­lu­tion intérieure sans laque­lle tout change­ment d’étiquette sera chose vaine, ou pour le moins incomplète.

Ici même, naguère, je com­men­tai la con­tro­verse Rol­land-Bar­busse. La dis­cus­sion, aujourd’hui close, aura per­mis de voir plus clair dans l’écheveau com­pliqué des événe­ments. À la suite de Moscou, les uns ont con­clu que « la fin jus­ti­fie les moyens ». D’autres — dont Romain Rol­land — plus clair­voy­ants à la fois et de plus haute moral­ité, savent que lorsque les moyens sont mau­vais, féro­ces ou bas, ils parvi­en­nent rapi­de­ment à obstruer l’horizon et ten­dent à devenir eux-mêmes une fin. Les uns procè­dent de l’erreur fon­da­men­tale de Jean-Jacques d’un opti­misme exces­sif : L’homme naît bon, mais la société le déprave (ce qui fut aus­si l’opinion du comte de Paris, lequel dis­ait : Les insti­tu­tions cor­rompent les hommes). Les autres savent que l’homme naît avec des hérédités con­tra­dic­toires quelque peu mod­i­fi­ables par l’éducation, mais qu’au fond c’est plutôt l’homme qui cor­rompt les insti­tu­tions, et que si par­faite que soit — sur le papi­er — une société imag­i­naire les hommes se charg­eront bien, comme dis­ait Le Dan­tec, d’en faire « une pau­vre chose médiocre »… mais revenons à Romain Rolland.

Si j’éprouve aujourd’hui une joie réelle à par­ler de cet écrivain, c’est surtout parce qu’il est, au bon sens du mot, un « intel­lectuel ». Trop longtemps, les malins intéressés ont entretenu l’hostilité entre manuels et intel­lectuels. L’ouvriérisme a éloigné trop longtemps les peu­ples igno­rants de leurs guides naturels, pen­dant que, d’autre part, l’arrivisme éhon­té des faux intel­lectuels jus­ti­fi­ait la méfi­ance des plèbes. Il faut en finir et le nom de Romain Rol­land peut être le mot de ral­liement des hommes de bonne volon­té qu’ils aient eu, ou non, le bon­heur de s’approcher de la Con­nais­sance et de l’Art. Trop de cama­rades ont pen­sé comme les com­men­saux de Jean Christophe que l’artiste « était un malin qui s’arrangeait de façon à tra­vailler le moins et le plus agréable­ment pos­si­ble ». Il con­vient de réa­gir con­tre cet esprit. Il ne suf­fit pas qu’un imbé­cile se pré­tende « anarchiste » (

À l’égal des Reclus, des Kropotkine [[« Il y aura tou­jours, et il est désir­able qu’il y ait tou­jours, des hommes et des femmes dont les besoins seront au-dessus de la moyenne dans une direc­tion quel­conque. » (Kropotkine : « La con­quête du pain », page 133.)]], des Nieuwen­huis, des Mir­beau, Romain Rol­land mérite l’hommage des esprits vrai­ment libres.

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Romain Rol­land naquit à Clame­cy le 29 jan­vi­er 1866. Son père était notaire, mais son arrière grand-père, ardent révo­lu­tion­naire, fut « un des douze Apôtres de la Rai­son » et l’amour de la Révo­lu­tion dut être par celui-là déposé dans l’hérédité de cette famille nivernaise.

Au lycée Louis-le-Grand où il vint pré­par­er son admis­sion à l’École Nor­male, le jeune Rol­land fut le condis­ci­ple de Suarès.

C’est à Nor­male que Rol­land reçut la plus forte impres­sion peut-être de sa vie : celle de Tol­stoï. On était en 1886 ; les pre­mières tra­duc­tions des grands écrivains russ­es parais­saient en France. Déjà Tol­stoï affichait son mépris pour l’Art. R. Rol­land lui écriv­it pour lui expos­er ses craintes, quant aux con­séquences prob­a­bles d’un tel mépris.

Le 4 octo­bre 1887, Tol­stoï répon­dit une longue et noble let­tre, que Rol­land pub­lia 15 ans plus tard, et qui les mit d’accord, les unis­sant en un même amour de l’Art vrai, de l’art pop­u­laire en oppo­si­tion aux for­mules figées d’un art et d’une sci­ence artificiels.

De 1889 à 1891 Rol­land est, à Rome, élève de l’École française d’Archéologie et d’Histoire et y fait la con­nais­sance d’une femme dont les idées et l’amitié eurent pour lui une grande influ­ence : Mlle Mal­wi­da de Mey­sen­burg, alors âgée de 72 ans, à qui l’avait recom­mandé son maître de Nor­male, le pro­fesseur Mon­od [[Ces détails, et en général les doc­u­ments biographiques de cet arti­cle sont emprun­tés à l’excellent ouvrage de M. Jean Bon­nerot. « Romain Rol­land, son œuvre » (Édi­tion du « Car­net Critique »).]].

C’est durant un sec­ond séjour à Rome que R. Rol­land conçut Jean-Christophe et c’est peut être là égale­ment, dans ce pays imprégné encore de la mag­nifique Renais­sance, qu’il eut l’idée de sa Vie de Michel-Ange qui est peut-être l’hommage le plus par­fait, parce que le plus humain, qui fut ren­du au maître de la Sixtine.

C’est en 1897 que parut, dans la Revue de Paris, Saint-Louis, poème dra­ma­tique en cinq actes écrits à la façon de Shake­speare. Puis, l’année suiv­ante, Aërt est joué au théâtre de L’Œuvre, et quelques années après, Mori­t­uri, dont l’auteur n’est autre que R. Rol­land, sous le pseu­do­nyme de Saint Just. Cette pièce est la pre­mière d’une série sur la Révo­lu­tion Française qu’il rêvait de dédi­er au Peu­ple de Paris. Vin­rent ensuite : Dan­ton, le Tri­om­phe de la Rai­son et le 14 Juil­let, dont l’ensemble forme un mag­nifique « théâtre révo­lu­tion­naire » qui n’est pas la par­tie la moins intéres­sante de l’œuvre de l’auteur de Jean-Christophe.

R. Rol­land fut tou­jours han­té par l’idée d’un véri­ta­ble Théâtre du Peu­ple et c’est ce titre qu’il don­na à un livre ent­hou­si­aste qui parut en 1903 et qui est un vio­lent réquisi­toire con­tre la tragédie clas­sique, le drame roman­tique et le théâtre bourgeois.

En 1902 et 1905 parais­sent les « vies héroïques » de Beethoven et de Michel Ange, dont on peut dire qu’elles font aimer « humaine­ment » ces deux héros de l’Art, tant elles expri­ment pas­sion­né­ment la splen­deur ter­ri­ble de l’humaine douleur qui mar­qua les grandios­es et trag­iques des­tinées de ces deux artistes.

C’est à par­tir de 1904 que parurent aux « Cahiers de la Quin­zaine » les frag­ments suc­ces­sifs de cette œuvre énorme : Jean-Christophe, véri­ta­ble suite de romans, pein­ture de la vie artis­tique d’une société et par­fois cri­tique amère d’une human­ité basse se com­plaisant en sa turpi­tude, aimée cepen­dant, pour le ray­on d’espoir qu’une beauté fugi­tive entre­vue, fait éclore en l’âme blessée de l’artiste.

Tout a été dit sur l’œuvre de R. Rol­land. Cet arti­cle n’est point cri­tique et je me bornerai à mar­quer ma préférence pour La Révolte. La Foire sur la place et le Buis­son Ardent où le musi­cien Christophe se hausse jusqu’à la vision totale du monde et étreint dans sa pen­sée la vie elle-même avec son grouille­ment formidable.

Chaque année, depuis 1911, R. Rol­land allait se repos­er en Suisse, seul coin de terre dis­ait-il où « l’on put respir­er au-dessus de l’Europe ». Les événe­ments devaient lui don­ner trag­ique­ment rai­son : la guerre l’y sur­prit, il n’attendit pas longtemps pour pro­test­er con­tre le fléau stu­pide et féroce, puisque c’est le 2 sep­tem­bre 1914 que parut, dans le Jour­nal de Genève, le pre­mier de ces arti­cles, dont le litre Au-dessus de la Mêlée devait don­ner son nom au recueil. De tous les écrivains européens, R. Rol­land fut le pre­mier en date à s’élever con­tre la sanglante bêtise des patri­o­tismes déchaînés. Cela mérite qu’on s’en souvienne.

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Pour ce crime de lèse-patrie, Rol­land fut injurié, hon­ni, mau­dit par tous les stipendiés de l’État. Tout ce que la Mai­son de la Presse et le Deux­ième Bureau comp­taient de mouchards « lit­téraires » ou d’espions « jour­nal­is­tiques » bava sur l’auteur de Jean-Christophe : Hen­ri Mas­sis, cham­pi­on du nation­al­isme inté­gral, Stéphane Ser­vant, puis l’ineffable Loy­on, niais et procé­duri­er, flan­qué de son Isabelle Debran et l’imbécile Charles Albert, pseu­do-anar­chiste et encore l’immonde pornographe-mouchard Willy, accom­pa­g­nés du com­mis-voyageur en calem­bours William Vogt, tous les plumi­tifs à court de copie patri­o­tique, tous les roquets de gou­verne­ment cher­chant un os à ronger, tout cela bava aux chauss­es de Romain Rolland.

Nous fûmes quelques-uns à l’aimer pour ces mul­ti­ples raisons, et puisque je rap­pelle ces années ter­ri­bles, qu’il me soit per­mis de reprocher à M. Jean Bon­nerot, biographe de R. Rol­land, d’avoir omis dans la liste de ceux qui prirent la plume pour défendre l’auteur d’Au-dessus de la mêlée les col­lab­o­ra­teurs de Ce qu’il faut dire, qui dès le print­emps 1916 lut­tèrent con­tre une cen­sure imbé­cile et furent alors à peu près les seuls dans la presse française à féliciter l’académie sué­doise d’avoir décerné à R. Rol­land le prix Nobel « comme hom­mage ren­du au grand idéal­isme de ses écrits » [[Voir 1re année de « Ce qu’il faut dire », en par­ti­c­uli­er le n° 35.]]. Depuis que la paix (

Après Au-dessus de la mêlée vin­rent les Précurseurs, recueil d’articles « con­sacrés aux hommes de courage qui, dans les pays, ont su main­tenir leur pen­sée libre et leur foi inter­na­tionale par­mi les fureurs de la guerre et de la réac­tion uni­verselle ». Quelques-uns de ces arti­cles parurent dans Demain ain­si d’ailleurs que celui inti­t­ulé Aux peu­ples assas­s­inés que nous nous pas­sions clan­des­tine­ment avec une invin­ci­ble émo­tion… vieux sou­venirs ! Il y eut ensuite Empé­do­cle d’Agrigente et l’âge de la Haine, puis enfin, après une longue attente, Cléram­bault, « his­toire d’une con­science libre pen­dant la guerre ». Cette œuvre devait porter le titre : l’Un con­tre Tous et c’est sous ce nom que parut dans Notre Voix [[13 avril 1919.]] un frag­ment inédit inti­t­ulé : L’État Major de la Pen­sée. C’est là un petit fait lit­téraire qu’oublient volon­tiers les biographes de R. Rol­land. Les pub­li­ca­tions qui ne savent, ou ne veu­lent, faire autour d’elles le « battage » habituel aux « gen­delet­tres » passent facile­ment inaperçues… mais passons.

Liluli (1918) est une farce satirique, non pas joueuse comme le dit M. Bon­nerot, mais bien pro­fonde et quelque peu amère. Pierre et Luce (même année), font égale­ment par­tie, peut-on dire, de l’œuvre de guerre de R. Rol­land. Entre temps, celui-ci avait pub­lié Colas Breugnon qui, conçu selon une philoso­phie gogue­narde et joyeuse, donne vrai­ment une note à part dans l’ensemble de l’œuvre. Très mod­erne, le musi­cien qu’est R. Rol­land a voulu cette char­mante dis­so­nance… pour notre délectation.

« L’œuvre de R. Rol­land, dit M. Bon­nerot, n’est pas finie, elle se pour­suit, elle con­tin­ue, elle évolue. » Nous l’espérons bien ain­si. Quant à dire quelle fut son influ­ence sur son époque, il est facile et juste d’affirmer qu’elle est grande.

R. Rol­land représente mag­nifique­ment la Pen­sée libre. Si, dans sa récente con­tro­verse avec l’auteur du Feu, il a mis cette lib­erté de penser au-dessus de toutes les con­tin­gences sociale ? ou poli­tiques, c’est qu’il sait bien que cette idée émane de son œuvre comme l’odeur d’un bou­quet ; que dis-je ? elle est l’œuvre elle-même. De Christophe à Cléram­bault, en pas­sant par Colas Breugnon, les héros sym­pa­thiques en l’âme desquels il est per­mis de croire que l’auteur a mis quelque chose de la sienne, c’est un souf­fle épique de lib­erté qui ani­me les êtres et les choses, crée les per­son­nages et l’atmosphère, et si les politi­ciens, qui comp­taient attel­er à leur char ce libre artiste, s’étaient don­né la peine de lire atten­tive­ment ses livres, ils ne seraient point tombés dans cette grotesque erreur.

L’auteur de Liluli est peut-être le seul, par­mi les écrivains actuelle­ment vivants, dont on puisse faire un guide à la fois intel­lectuel et moral. Il est pour tous ceux qui, inqui­ets, cherchent leur voie mieux qu’un « directeur de con­science ». Il est la con­science même de cette époque, dont il a dit qu’elle « manque d’un Juvé­nal ». Mais, bien que sa clair­voy­ance l’incite à douter de tout, Romain Rol­land n’est point, à pro­pre­ment dire, un « pes­simiste ». Exempt de toute illu­sion, il ne demande aux hommes et aux choses que ce qu’ils peu­vent donner.

Musi­cien, il sait que l’on ne peut espér­er autre chose que « faire que se fondent har­monieuse­ment les dis­so­nances néces­saires » et c’est ce sens humain qui nous le rend cher, plus cher que tous ceux qui crurent devoir s’affubler d’une éti­quette et se faire les hommes-liges d’un par­ti, met­tant ain­si la pen­sée à la remorque des politi­ciens « dont l’idéal est un sécateur ».

Que Romain Rol­land, esprit libre, reçoive ici l’hommage de ceux qui ont mis la lib­erté au-dessus de tout.

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