III. Le Conférencier. La campagne et l’œuvre anti-religieuses
Pendant longtemps, on a cru pouvoir diviser les hommes, au point de vue de leurs tendances morales, en deux catégories bien distinctes et absolument antithétiques : d’un côté les égoïstes et de l’autre les altruistes. Les premiers se croyant, depuis leur âge de raison jusqu’à leur mort, centre et pivot de l’univers, reportent tout, subordonnent tout à leur moi, toujours prêts à sacrifier à ce moi morbidement hypertrophié ce qu’il y a de plus sacré sur la terre ; catégorie qui, d’après le terrible Schopenhauer, représenterait la majeure partie de l’humanité, et qui lui inspira cette abominable boutade :
« Pour peindre d’un trait l’énormité de l’égoïsme, dans une hyperbole saisissante, je me suis arrêté à celle-ci : « Bien des gens seraient capables de tuer un homme pour prendre la graisse du mort et en frotter leurs bottes ». Je n’ai qu’un scrupule : est-ce bien là une hyperbole?…»
Dans l’autre catégorie on rangeait tous ceux dont le moi étant au contraire soi-disant atrophié, ne pensent qu’aux autres, vivent dans un perpétuel oubli de leur personne, vont au devant des plus pénibles sacrifices, et accueillent même la mort, quand elle est au bout, avec un angélique sourire.
Cette sorte de cloison étanche dressée par l’ancienne psychologie entre les deux grandes tendances morales qui se partagent, en effet, l’humanité, a été renversée par les philosophes et les moralistes de l’École évolutionniste, par Darwin lui-même, dans sa magistrale étude des instincts, par Herbert Spencer, Stuart Mill, Haeckel, Guyau, pour ne citer que ceux-là, qui ont montré que dans l’homme, comme chez les primates, voire chez les autres mammifères intelligents dont il est issu, égoïsme et altruisme amalgament, se pénètrent, se fusionnent, étant deux formes plus ou moins aberrantes d’un même instinct : celui de la sociabilité.
Mieux encore que ses plus illustres prédécesseurs, le grand philosophe français méconnu Paulhan, dans son courageux petit livre La Morale de l’ironie, le plus imprégné de véritable anarchisme qu’il m’ait été donné de lire, a savamment analysé ce qu’il y a, en réalité, au fond de ces deux instincts prétendus antithétiques. Il a montré que l’altruisme n’était qu’un égoïsme plus raffiné capable, autant que l’autre, de commettre, pour satisfaire ses impulsions irrésistibles, des actes monstrueux et contraires aux lois morales fixées par la Nature elle-même. Témoin : le fils qui, dominé par la doctrine du Christ, et suivant l’exemple du Christ lui-même, renie sa mère, abandonne les siens dans la misère, pour s’en aller au loin évangéliser les soi-disant infidèles. Ne lui donnent-il pas aussi raison, tous ceux qui, en échange du sacrifice de leur moi sur cette terre, réclament pour ce même moi, une béatitude éternelle ?
De cette observation il résulte que la plupart de ceux auxquels on confère le titre auguste d’apôtre pourraient tout aussi bien être rangés dans la catégorie des égoïstes, comme dans celle des altruistes, si cette distinction était réelle, et si, comme l’a écrit Sébastien Faure lui-même, dans sa Douleur universelle que j’étudierai plus loin, « égoïsme et altruisme ne représentaient deux choses qui, bien loin de s’exclure, se concilient sans effort ».
Quoiqu’il en soit, s’il existe des apostolats qui ont pour point de départ, pour cause et pour but le désir véhément de s’assurer soi-même avant d’assurer aux autres un bonheur éternel en échange de sacrifices éphémères, — et c’eût été le cas de Sébastien Faure devenu jésuite — celui auquel il se voua désormais ne fut pas parmi ceux-là.
Affranchi de l’emprise religieuse qui fut si profonde sur lui-même, il avait compris mieux que quiconque, combien cet affranchissement était nécessaire pour l’émancipation intégrale de l’esprit humain. Elle devait, dans son idée, en être le prélude nécessaire, indispensable. C’est pourquoi il commença sa carrière de militant révolutionnaire par une ardente campagne non pas uniquement contre la religion catholique mais contre toutes celles qui se disputent l’incommensurable crédulité de l’homme, ou, pour mieux dire, contre les idées religieuses d’origine sacerdotale, car il y a une idée religieuse d’origine philosophique qui fut celle de Spinoza, de Guyau, de Renan, compatible avec toutes les audaces de la pensée et les découvertes de la science, se confondant même avec cette dernière, pourrait-on dire.
De celle-là je puis dire que Sébastien Faure est resté tout imprégné, ainsi que le démontre son œuvre entière.
À cette campagne contre la superstition — tel est le vrai mot — il consacra plusieurs années, parcourant la France du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest, pénétrant jusque dans les plus humbles bourgades, réclamant partout la contradiction, recherchant même celle des prêtres, des pasteurs, des rabbins, de tous ceux qu’il considérait avec raison, comme ses adversaires directs, devant des auditoires où les éléments hostiles se mêlaient bien souvent aux éléments sympathiques et impartiaux.
Servi par un organe sonore qu’il sut assouplir et diriger, par un geste sobre tour à tour véhément et onctueux comme son verbe, habile à émouvoir comme à convaincre et persuader, connaissant bien la psychologie de ses auditoires variés, il ne craignit jamais d’aller jusqu’au « coup-de-gueule » quand se déchaînait l’orage prévu ou non.
Et l’ampleur de son organe jointe à la robustesse de son souffle, lui permirent souvent de le dominer. Je ne serais pas étonné qu’il éprouvât alors ce que j’ai tant de fois ressenti moi-même : une stimulation cérébrale facilitant la riposte, activant la fonction d’idéation, en même temps qu’un coup de fouet, ranimant la force musculaire et nerveuse qui commençait à s’épuiser.
Les éléments de cette première campagne antireligieuse se trouvent résumés, sous une forme claire et sobre dans trois brochures déjà fort anciennes : Les Crimes de Dieu, Douze preuves de L’inexistence de Dieu, Réponse aux paroles d’une Croyante. Je ne m’y arrêterai pas pour la raison qu’elles sont, à l’heure présente, dans les mains de tous les militants.
Je me contenterai d’observer à propos de la deuxième : pourquoi douze preuves ? Mais il y en a des milliers et des milliers ; que dis-je ? Dans le monde visible et palpable, pour toute créature sachant se servir de sa raison, rien ne prouve que Dieu existe, tout, au contraire, prouve qu’il n’existe pas… Je prends, bien entendu, le mot « dieu » dans l’acception que lui donnèrent de tout temps les prêtres et leurs religions.
Arrivé aux dernières étapes de son long apostolat révolutionnaire, Sébastien Faure est revenu à cette propagande initiale contre les religions dans la première des conférences faites par lui durant l’automne et l’hiver 1920 – 21 et qu’il a réunies sous le titre : Propos subversifs.
Cette Fausse rédemption, telle du moins que je l’ai lue, c’est-à-dire d’après la sténographie, est, à mon avis, l’une des meilleures, des plus substantielles conférences qu’il ait jamais faites au cours de ses campagnes antireligieuses.
Il me paraît, en effet, qu’en 32 pages, Sébastien Faure a su présenter sous une forme limpide, tout le danger que depuis leurs origines, les religions ont fait courir à l’esprit humain.
Sans phrases sonores, sans mots inutiles, mais avec des arguments décisifs, il a présenté le bilan du Christianisme et enregistré sa faillite, montrant comment, après avoir répudié ses origines quasi-communistes, l’Église était devenue le plus ferme soutien du Capital.
Cette brochure me semble contenir le résumé de cette campagne antireligieuse, à laquelle Sébastien Faure dut une assez rapide notoriété, grâce aux dons naturels dont je parlais plus haut et à la culture intellectuelle, philosophique surtout, qu’il poussa de son mieux, dès qu’il eut émancipé son cerveau.
Enfin, pour être complets, disons qu’il occupe sa verte vieillesse à écrire, comme couronnement de cette œuvre, un livre de longue haleine : L’Imposture religieuse, qui, étant donné sa longue expérience de la controverse, et ses études incessantes du problème, pourra être un arsenal précieux où puiseront les militants de l’avenir.
IV. L’Éducateur. — « La Ruche »
Sébastien Faure avait trop souffert de sa propre éducation pour ne pas comprendre toute l’importance de celle-ci dans l’œuvre émancipatrice à laquelle il s’était voué. Aussi de très bonne heure, on peut même dire dès le début de sa carrière révolutionnaire, son esprit fut hanté par le problème de l’Enfant.
Lisez plutôt ce qu’il écrivit à la tète de ce joli et intéressant petit recueil naïvement intitulé : Pour les petits :
« L’enfant doit être lui-même, pose-t-il hardiment. » Et il ajoute : Je ne me reconnais pas le droit de vouer d’avance l’enfant aux convictions qui sont miennes et pour lesquelles je n’ai opté que dans la plénitude de ma raison. Le « petit » ne doit pas être le pâle reflet du « grand» ; le rôle du père n’est pas de se survivre, de se perpétuer, tel quel, dans sa descendance ; l’éducateur ne doit pas tendre à se prolonger dans l’éduqué, à substituer son jugement au jugement de celui-ci. Ce n’est pas ainsi que je conçois le rôle des « frères aînés » que nous sommes. La mission du « grand » — mission la plus haute, la plus noble, la plus féconde mais aussi la plus délicate — consiste à projeter dans le cerveau obscur du « petit » les clartés qui guident, à faire pénétrer dans sa fragile volonté les habitudes qui vivifient, à faire descendre dans son cœur les sentiments qui le mouvementent vers ce qui est juste et bon.
« L’éducateur doit être un exemple, un guide et un soutien : pas moins, pas plus, si l’on veut que l’enfant reste lui-même, que ses facultés s’épanouissent, que par la suite, il devienne un être fort, digne et libre…»
Ce n’est pas tout. Au cours de son inlassable propagande, longtemps avant d’écrire Pour les petits, et d’avoir mûri ses Propos d’éducateur et l’excellente conférence sur l’Enfant dans les Propos subversifs, Sébastien Faure avait été amené, ainsi qu’il l’écrit, à faire la double constatation suivante :
« 1° De toutes les objections que l’on oppose à l’admission d’une humanité libre et fraternelle, la plus fréquente et celle qui paraît la plus tenace c’est que l’être humain est foncièrement pervers, vicieux, méchant ; et que le développement d’un milieu libre et fraternel, impliquant la nécessité d’individus dignes, justes, actifs et solidaires, l’existence d’un tel milieu, essentiellement contraire à la nature humaine, est et restera toujours impossible.
« 2° Quand il s’agit de personnes parvenues à la vieillesse ou simplement à l’âge mûr, il est presque impossible, et quand il s’agit d’adultes ayant atteint l’âge de 25 ou 30 ans sans éprouver le besoin de se mêler aux luttes sociales de leur époque, il est fort difficile de tenter avec succès l’œuvre désirable et nécessaire d’éducation et de conversion ; par contre, rien n’est plus aisé que de l’accomplir sur des êtres jeunes encore : les petits au cœur vierge, au cerveau neuf, à la volonté souple et malléable. »
À partir du moment où cette double constatation se fut imposée à son esprit, il en vit très clairement toutes les conséquences logiques au point de vue de l’œuvre à accomplir ; et l’on peut dire qu’à partir de ce moment aussi la Ruche était conçue.
Voyons comment elle naquit.
À ceux qui, sans être plus anarchistes que je ne le suis moi-même, veulent juger impartialement je ne dis pas l’anarchisme, mais l’idéal d’humanité poursuivi par ses doctrines en général et par Sébastien Faure en particulier, je conseille vivement de lire les deux brochures de ce dernier ayant pour titres : La Ruche et Propos d’éducateur.
Leur lecture terminée, s’ils sont sincères et impartiaux, ils se verront obligés de reconnaître qu’une doctrine qui a pu inspirer à un homme et soutenir pendant dix ans, un effort aussi grand et aussi désintéressé, mérite mieux que du dédain, de l’ostracisme, voire de la persécution.
Pour ce véritable Juif-Errant de la propagande, il s’agissait, en effet, de trouver, quelque part en France, et pas loin de Paris, un point fixe, un vaste cercle familial où il réunirait 30 à 40 enfants « de créer, avec eux, un milieu spécial où serait vécue, dans la mesure du possible, d’ores et déjà, bien qu’enclavée dans la société actuelle, la vie libre et fraternelle : chacun apportant audit cercle familial, selon son âge, ses forces et ses aptitudes, son contingent d’efforts, et chacun puisant dans le tout, alimenté par la contribution commune, sa quote-part de satisfactions. »
Or, pour réaliser ce projet, Sébastien Faure n’avait, dans sa poche, que quelques centaines de francs. Si donc, à ce moment, il eût fait un devis précis des sommes nécessaires à cette réalisation, il eût probablement reculé. Le chiffre obtenu n’eût pas manqué, en effet, de faire apparaître à ses yeux, les difficultés de l’entreprise avec un trop saisissant relief ; d’où expectative, attente de jours meilleurs, et d’où, probablement aussi, évanouissement du rêve tardant à devenir réalité.
Pour se faire une idée de ce que peut l’initiative d’un homme dominé par un idéal dont il veut à tout prix, assurer l’avènement, il faut lire dans La Ruche, comment avec la somme dérisoire, dont il disposait, Sébastien Faure loua, au prix annuel de quatre mille six cents francs, un domaine de 25 hectares comprenant un vaste bâtiment d’une quinzaine de pièces, où il n’y avait ni un lit, ni une table, ni un placard, ni un siège, ni un drap, ni une couverture, pas même un verre et une assiette, et dans lequel cependant il allait réunir 25 jeunes enfants, leur donner le pain du corps et celui de l’esprit.
— « Quel culot » disait-on autour de lui !
— « Il devient fou, répétait-en un peu partout. »
Et beaucoup de ses meilleurs amis auxquels il exposa ses plans, le regardèrent, attristés.
Heureusement pour l’œuvre future, il ne trouva pas devant lui que des sceptiques et des contempteurs. Par sa parole ardente, il sut communiquer à d’autres tout ce qui bouillonnait en son âme, de foi aveugle et de folles espérances dans le succès.
De nombreux collaborateurs se présentèrent non moins désintéressés et ardents que lui. Il eut même le bonheur rarissime d’attacher tout de suite à son œuvre le plus réfractaire des disciples, dans la personne de Monsieur Crédit. Oui, sans un sou, il trouva le moyen d’acheter pour des milliers de francs, de faire des dettes, de souscrire des engagements. Et ce qu’il y a de plus extraordinaire encore, c’est qu’il paya les unes et tint les autres avec une fidélité absolue.
Et maintenant si l’on veut pénétrer plus encore dans l’âme de Sébastien Faure, apprécier avec impartialité son œuvre et sa vie, il est intéressant de connaître ce que fut le budget de la Ruche, entreprise jugée tout d’abord chimérique par les meilleurs de ses amis.
Qu’on lise donc le budget du 30 juin 1914 au 30 juin 1914 (La Ruche avait alors dix ans d’existence), à la page 44 de la brochure. Qu’après avoir examiné en détail les chiffres pleins d’intérêt, on s’attende aux réflexions qu’ils inspiraient à Sébastien Faure et que je ne résiste pas à donner ici :
— «… Entre nos dépenses et nos recettes, la différence a donc été de 29.719 francs, en chiffres ronds : 30.000 francs. Ce déficit de 30.000 francs a été comblé par le produit de mes conférences au cours du même laps de temps, soit du 30o juin 1913 au 30 juin 1914.
« Il est équitable de reconnaître que ce déficit est grave et inquiétant.
« Je ne suis plus de première jeunesse ; j’arrive à l’âge où les forces fléchissent, je me sens encore robuste et bien portant ; j’ai la même endurance qu’il y a vingt ans. Il faut néanmoins prévoir que je ne pourrai pas impunément prolonger, au delà de quelques années, l’effort soutenu et énorme que j’accomplis depuis plus d’un quart de siècle. La vieillesse, malgré tout, vient avec son inévitable et douloureux cortège de défaillances et d’infirmités.
« Il est prudent de prévoir aussi la maladie, l’accident, la mort qui peuvent fondre sur moi et brusquement m’emporter ou me mettre hors de combat.
« Et à l’examen des chiffres ci-dessus les amis de la Ruche peuvent concevoir sur son avenir de vives appréhensions…
« Je partage les alarmes de nos amis, et depuis longtemps je vis dans l’angoisse d’une de ces éventualités que j’énumère plus haut, et de cette fatalité inéluctable : la vieillesse, au seuil de laquelle je me trouve. »
J’avoue qu’arrivé là de ma lecture je me suis senti, moi, gagné par une incomparable émotion. Et lui donc que deviendra-t-il quand il aura franchi ce seuil ? Quel hôpital, quel asile, quel refuge s’ouvrira devant lui, quand sa main ne pourra plus écrire, quand sa voix ne trouvera plus dans sa poitrine qu’un souffle écourté par la maladie ? Ira-t-il implorer la charité bourgeoise, l’aumône capitaliste, cette Assistance publique, pourrisseuse plutôt que salvatrice du pauvre, et contre laquelle, sa vie durant, il fulmina ses anathèmes les plus éloquents ?
Frappera-t-il d’une main tremblante, à la porte d’un de ces modestes foyers dont il éleva les enfants et où brille la flamme de ses plus chères idées ? Peut-être. Mais pas un mot de lui même dans ces lignes qu’on vient de lire et qui ont, cependant, une allure de testament. Tout pour sa Ruche ! Tout pour ses enfants spirituels ! Tout pour le noble idéal qui a rempli sa longue vie !
Quant à lui, il ne compte pas.
Anarchie ! Anarchie ! Qu’es-tu vraiment ? N’es-tu qu’une chimère pareille à celles vers lesquelles, notre pauvre Humanité n’a jamais cessé de tendre ses bras implorants ? Où bien es-tu vraiment, comme veut le bon Sébastien, la noble, la belle, la divine réalité des siècles prochains qui sauvera le monde de l’Universelle Douleur, et lui donnera le Bonheur universel ?
Oh ! Comme la planète toute entière tressaillirait d’allégresse, s’il pouvait en être ainsi !
Quoiqu’il en soit, quand je rencontre sur ma route un homme qui, pour le triomphe de sa doctrine, a fait ce que Sébastien Faure a accompli pour le triomphe de la sienne, je m’incline profondément, je salue respectueusement l’apôtre et plus respectueusement encore l’idéal ou la chimère qui l’a suscité.
C’est par l’examen de cet idéal fixé dans son œuvre philosophique et sociologique que je terminerai cette étude dans le numéro prochain.
[/P.