La Presse Anarchiste

Un apôtre de l’idéal communiste libertaire : Sébastien Faure

III. Le Conférencier. La campagne et l’œuvre anti-religieuses

Pen­dant long­temps, on a cru pou­voir divi­ser les hommes, au point de vue de leurs ten­dances morales, en deux caté­go­ries bien dis­tinctes et abso­lu­ment anti­thé­tiques : d’un côté les égoïstes et de l’autre les altruistes. Les pre­miers se croyant, depuis leur âge de rai­son jusqu’à leur mort, centre et pivot de l’univers, reportent tout, subor­donnent tout à leur moi, tou­jours prêts à sacri­fier à ce moi mor­bi­de­ment hyper­tro­phié ce qu’il y a de plus sacré sur la terre ; caté­go­rie qui, d’après le ter­rible Scho­pen­hauer, repré­sen­te­rait la majeure par­tie de l’humanité, et qui lui ins­pi­ra cette abo­mi­nable boutade :

« Pour peindre d’un trait l’énormité de l’égoïsme, dans une hyper­bole sai­sis­sante, je me suis arrê­té à celle-ci : « Bien des gens seraient capables de tuer un homme pour prendre la graisse du mort et en frot­ter leurs bottes ». Je n’ai qu’un scru­pule : est-ce bien là une hyperbole?…»

Dans l’autre caté­go­rie on ran­geait tous ceux dont le moi étant au contraire soi-disant atro­phié, ne pensent qu’aux autres, vivent dans un per­pé­tuel oubli de leur per­sonne, vont au devant des plus pénibles sacri­fices, et accueillent même la mort, quand elle est au bout, avec un angé­lique sourire.

Cette sorte de cloi­son étanche dres­sée par l’ancienne psy­cho­lo­gie entre les deux grandes ten­dances morales qui se par­tagent, en effet, l’humanité, a été ren­ver­sée par les phi­lo­sophes et les mora­listes de l’École évo­lu­tion­niste, par Dar­win lui-même, dans sa magis­trale étude des ins­tincts, par Her­bert Spen­cer, Stuart Mill, Hae­ckel, Guyau, pour ne citer que ceux-là, qui ont mon­tré que dans l’homme, comme chez les pri­mates, voire chez les autres mam­mi­fères intel­li­gents dont il est issu, égoïsme et altruisme amal­gament, se pénètrent, se fusionnent, étant deux formes plus ou moins aber­rantes d’un même ins­tinct : celui de la sociabilité.

Mieux encore que ses plus illustres pré­dé­ces­seurs, le grand phi­lo­sophe fran­çais mécon­nu Paul­han, dans son cou­ra­geux petit livre La Morale de l’ironie, le plus impré­gné de véri­table anar­chisme qu’il m’ait été don­né de lire, a savam­ment ana­ly­sé ce qu’il y a, en réa­li­té, au fond de ces deux ins­tincts pré­ten­dus anti­thé­tiques. Il a mon­tré que l’altruisme n’était qu’un égoïsme plus raf­fi­né capable, autant que l’autre, de com­mettre, pour satis­faire ses impul­sions irré­sis­tibles, des actes mons­trueux et contraires aux lois morales fixées par la Nature elle-même. Témoin : le fils qui, domi­né par la doc­trine du Christ, et sui­vant l’exemple du Christ lui-même, renie sa mère, aban­donne les siens dans la misère, pour s’en aller au loin évan­gé­li­ser les soi-disant infi­dèles. Ne lui donnent-il pas aus­si rai­son, tous ceux qui, en échange du sacri­fice de leur moi sur cette terre, réclament pour ce même moi, une béa­ti­tude éternelle ?

De cette obser­va­tion il résulte que la plu­part de ceux aux­quels on confère le titre auguste d’apôtre pour­raient tout aus­si bien être ran­gés dans la caté­go­rie des égoïstes, comme dans celle des altruistes, si cette dis­tinc­tion était réelle, et si, comme l’a écrit Sébas­tien Faure lui-même, dans sa Dou­leur uni­ver­selle que j’étudierai plus loin, « égoïsme et altruisme ne repré­sen­taient deux choses qui, bien loin de s’exclure, se conci­lient sans effort ».

Quoiqu’il en soit, s’il existe des apos­to­lats qui ont pour point de départ, pour cause et pour but le désir véhé­ment de s’assurer soi-même avant d’assurer aux autres un bon­heur éter­nel en échange de sacri­fices éphé­mères, — et c’eût été le cas de Sébas­tien Faure deve­nu jésuite — celui auquel il se voua désor­mais ne fut pas par­mi ceux-là.

Affran­chi de l’emprise reli­gieuse qui fut si pro­fonde sur lui-même, il avait com­pris mieux que qui­conque, com­bien cet affran­chis­se­ment était néces­saire pour l’émancipation inté­grale de l’esprit humain. Elle devait, dans son idée, en être le pré­lude néces­saire, indis­pen­sable. C’est pour­quoi il com­men­ça sa car­rière de mili­tant révo­lu­tion­naire par une ardente cam­pagne non pas uni­que­ment contre la reli­gion catho­lique mais contre toutes celles qui se dis­putent l’incommensurable cré­du­li­té de l’homme, ou, pour mieux dire, contre les idées reli­gieuses d’origine sacer­do­tale, car il y a une idée reli­gieuse d’origine phi­lo­so­phique qui fut celle de Spi­no­za, de Guyau, de Renan, com­pa­tible avec toutes les audaces de la pen­sée et les décou­vertes de la science, se confon­dant même avec cette der­nière, pour­rait-on dire.

De celle-là je puis dire que Sébas­tien Faure est res­té tout impré­gné, ain­si que le démontre son œuvre entière.

À cette cam­pagne contre la super­sti­tion — tel est le vrai mot — il consa­cra plu­sieurs années, par­cou­rant la France du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest, péné­trant jusque dans les plus humbles bour­gades, récla­mant par­tout la contra­dic­tion, recher­chant même celle des prêtres, des pas­teurs, des rab­bins, de tous ceux qu’il consi­dé­rait avec rai­son, comme ses adver­saires directs, devant des audi­toires où les élé­ments hos­tiles se mêlaient bien sou­vent aux élé­ments sym­pa­thiques et impartiaux.

Ser­vi par un organe sonore qu’il sut assou­plir et diri­ger, par un geste sobre tour à tour véhé­ment et onc­tueux comme son verbe, habile à émou­voir comme à convaincre et per­sua­der, connais­sant bien la psy­cho­lo­gie de ses audi­toires variés, il ne crai­gnit jamais d’aller jusqu’au « coup-de-gueule » quand se déchaî­nait l’orage pré­vu ou non.

Et l’ampleur de son organe jointe à la robus­tesse de son souffle, lui per­mirent sou­vent de le domi­ner. Je ne serais pas éton­né qu’il éprou­vât alors ce que j’ai tant de fois res­sen­ti moi-même : une sti­mu­la­tion céré­brale faci­li­tant la riposte, acti­vant la fonc­tion d’idéation, en même temps qu’un coup de fouet, rani­mant la force mus­cu­laire et ner­veuse qui com­men­çait à s’épuiser.

Les élé­ments de cette pre­mière cam­pagne anti­re­li­gieuse se trouvent résu­més, sous une forme claire et sobre dans trois bro­chures déjà fort anciennes : Les Crimes de Dieu, Douze preuves de L’inexistence de Dieu, Réponse aux paroles d’une Croyante. Je ne m’y arrê­te­rai pas pour la rai­son qu’elles sont, à l’heure pré­sente, dans les mains de tous les militants.

Je me conten­te­rai d’observer à pro­pos de la deuxième : pour­quoi douze preuves ? Mais il y en a des mil­liers et des mil­liers ; que dis-je ? Dans le monde visible et pal­pable, pour toute créa­ture sachant se ser­vir de sa rai­son, rien ne prouve que Dieu existe, tout, au contraire, prouve qu’il n’existe pas… Je prends, bien enten­du, le mot « dieu » dans l’acception que lui don­nèrent de tout temps les prêtres et leurs religions.

Arri­vé aux der­nières étapes de son long apos­to­lat révo­lu­tion­naire, Sébas­tien Faure est reve­nu à cette pro­pa­gande ini­tiale contre les reli­gions dans la pre­mière des confé­rences faites par lui durant l’automne et l’hiver 1920 – 21 et qu’il a réunies sous le titre : Pro­pos sub­ver­sifs.

Cette Fausse rédemp­tion, telle du moins que je l’ai lue, c’est-à-dire d’après la sté­no­gra­phie, est, à mon avis, l’une des meilleures, des plus sub­stan­tielles confé­rences qu’il ait jamais faites au cours de ses cam­pagnes antireligieuses.

Il me paraît, en effet, qu’en 32 pages, Sébas­tien Faure a su pré­sen­ter sous une forme lim­pide, tout le dan­ger que depuis leurs ori­gines, les reli­gions ont fait cou­rir à l’esprit humain.

Sans phrases sonores, sans mots inutiles, mais avec des argu­ments déci­sifs, il a pré­sen­té le bilan du Chris­tia­nisme et enre­gis­tré sa faillite, mon­trant com­ment, après avoir répu­dié ses ori­gines qua­si-com­mu­nistes, l’Église était deve­nue le plus ferme sou­tien du Capital.

Cette bro­chure me semble conte­nir le résu­mé de cette cam­pagne anti­re­li­gieuse, à laquelle Sébas­tien Faure dut une assez rapide noto­rié­té, grâce aux dons natu­rels dont je par­lais plus haut et à la culture intel­lec­tuelle, phi­lo­so­phique sur­tout, qu’il pous­sa de son mieux, dès qu’il eut éman­ci­pé son cerveau.

Enfin, pour être com­plets, disons qu’il occupe sa verte vieillesse à écrire, comme cou­ron­ne­ment de cette œuvre, un livre de longue haleine : L’Imposture reli­gieuse, qui, étant don­né sa longue expé­rience de la contro­verse, et ses études inces­santes du pro­blème, pour­ra être un arse­nal pré­cieux où pui­se­ront les mili­tants de l’avenir.

IV. L’Éducateur. — « La Ruche »

Sébas­tien Faure avait trop souf­fert de sa propre édu­ca­tion pour ne pas com­prendre toute l’importance de celle-ci dans l’œuvre éman­ci­pa­trice à laquelle il s’était voué. Aus­si de très bonne heure, on peut même dire dès le début de sa car­rière révo­lu­tion­naire, son esprit fut han­té par le pro­blème de l’Enfant.

Lisez plu­tôt ce qu’il écri­vit à la tète de ce joli et inté­res­sant petit recueil naï­ve­ment inti­tu­lé : Pour les petits :

« L’enfant doit être lui-même, pose-t-il har­di­ment. » Et il ajoute : Je ne me recon­nais pas le droit de vouer d’avance l’enfant aux convic­tions qui sont miennes et pour les­quelles je n’ai opté que dans la plé­ni­tude de ma rai­son. Le « petit » ne doit pas être le pâle reflet du « grand» ; le rôle du père n’est pas de se sur­vivre, de se per­pé­tuer, tel quel, dans sa des­cen­dance ; l’éducateur ne doit pas tendre à se pro­lon­ger dans l’éduqué, à sub­sti­tuer son juge­ment au juge­ment de celui-ci. Ce n’est pas ain­si que je conçois le rôle des « frères aînés » que nous sommes. La mis­sion du « grand » — mis­sion la plus haute, la plus noble, la plus féconde mais aus­si la plus déli­cate — consiste à pro­je­ter dans le cer­veau obs­cur du « petit » les clar­tés qui guident, à faire péné­trer dans sa fra­gile volon­té les habi­tudes qui vivi­fient, à faire des­cendre dans son cœur les sen­ti­ments qui le mou­ve­mentent vers ce qui est juste et bon.

« L’éducateur doit être un exemple, un guide et un sou­tien : pas moins, pas plus, si l’on veut que l’enfant reste lui-même, que ses facul­tés s’épanouissent, que par la suite, il devienne un être fort, digne et libre…»

Ce n’est pas tout. Au cours de son inlas­sable pro­pa­gande, long­temps avant d’écrire Pour les petits, et d’avoir mûri ses Pro­pos d’éducateur et l’excellente confé­rence sur l’Enfant dans les Pro­pos sub­ver­sifs, Sébas­tien Faure avait été ame­né, ain­si qu’il l’écrit, à faire la double consta­ta­tion suivante :

« 1° De toutes les objec­tions que l’on oppose à l’admission d’une huma­ni­té libre et fra­ter­nelle, la plus fré­quente et celle qui paraît la plus tenace c’est que l’être humain est fon­ciè­re­ment per­vers, vicieux, méchant ; et que le déve­lop­pe­ment d’un milieu libre et fra­ter­nel, impli­quant la néces­si­té d’individus dignes, justes, actifs et soli­daires, l’existence d’un tel milieu, essen­tiel­le­ment contraire à la nature humaine, est et res­te­ra tou­jours impossible.

« 2° Quand il s’agit de per­sonnes par­ve­nues à la vieillesse ou sim­ple­ment à l’âge mûr, il est presque impos­sible, et quand il s’agit d’adultes ayant atteint l’âge de 25 ou 30 ans sans éprou­ver le besoin de se mêler aux luttes sociales de leur époque, il est fort dif­fi­cile de ten­ter avec suc­cès l’œuvre dési­rable et néces­saire d’éducation et de conver­sion ; par contre, rien n’est plus aisé que de l’accomplir sur des êtres jeunes encore : les petits au cœur vierge, au cer­veau neuf, à la volon­té souple et malléable. »

À par­tir du moment où cette double consta­ta­tion se fut impo­sée à son esprit, il en vit très clai­re­ment toutes les consé­quences logiques au point de vue de l’œuvre à accom­plir ; et l’on peut dire qu’à par­tir de ce moment aus­si la Ruche était conçue.

Voyons com­ment elle naquit.

À ceux qui, sans être plus anar­chistes que je ne le suis moi-même, veulent juger impar­tia­le­ment je ne dis pas l’anarchisme, mais l’idéal d’humanité pour­sui­vi par ses doc­trines en géné­ral et par Sébas­tien Faure en par­ti­cu­lier, je conseille vive­ment de lire les deux bro­chures de ce der­nier ayant pour titres : La Ruche et Pro­pos d’éducateur.

Leur lec­ture ter­mi­née, s’ils sont sin­cères et impar­tiaux, ils se ver­ront obli­gés de recon­naître qu’une doc­trine qui a pu ins­pi­rer à un homme et sou­te­nir pen­dant dix ans, un effort aus­si grand et aus­si dés­in­té­res­sé, mérite mieux que du dédain, de l’ostracisme, voire de la persécution.

Pour ce véri­table Juif-Errant de la pro­pa­gande, il s’agissait, en effet, de trou­ver, quelque part en France, et pas loin de Paris, un point fixe, un vaste cercle fami­lial où il réuni­rait 30 à 40 enfants « de créer, avec eux, un milieu spé­cial où serait vécue, dans la mesure du pos­sible, d’ores et déjà, bien qu’enclavée dans la socié­té actuelle, la vie libre et fra­ter­nelle : cha­cun appor­tant audit cercle fami­lial, selon son âge, ses forces et ses apti­tudes, son contin­gent d’efforts, et cha­cun pui­sant dans le tout, ali­men­té par la contri­bu­tion com­mune, sa quote-part de satisfactions. »

Or, pour réa­li­ser ce pro­jet, Sébas­tien Faure n’avait, dans sa poche, que quelques cen­taines de francs. Si donc, à ce moment, il eût fait un devis pré­cis des sommes néces­saires à cette réa­li­sa­tion, il eût pro­ba­ble­ment recu­lé. Le chiffre obte­nu n’eût pas man­qué, en effet, de faire appa­raître à ses yeux, les dif­fi­cul­tés de l’entreprise avec un trop sai­sis­sant relief ; d’où expec­ta­tive, attente de jours meilleurs, et d’où, pro­ba­ble­ment aus­si, éva­nouis­se­ment du rêve tar­dant à deve­nir réalité.

Pour se faire une idée de ce que peut l’initiative d’un homme domi­né par un idéal dont il veut à tout prix, assu­rer l’avènement, il faut lire dans La Ruche, com­ment avec la somme déri­soire, dont il dis­po­sait, Sébas­tien Faure loua, au prix annuel de quatre mille six cents francs, un domaine de 25 hec­tares com­pre­nant un vaste bâti­ment d’une quin­zaine de pièces, où il n’y avait ni un lit, ni une table, ni un pla­card, ni un siège, ni un drap, ni une cou­ver­ture, pas même un verre et une assiette, et dans lequel cepen­dant il allait réunir 25 jeunes enfants, leur don­ner le pain du corps et celui de l’esprit.

— « Quel culot » disait-on autour de lui !

— « Il devient fou, répé­tait-en un peu partout. »

Et beau­coup de ses meilleurs amis aux­quels il expo­sa ses plans, le regar­dèrent, attristés.

Heu­reu­se­ment pour l’œuvre future, il ne trou­va pas devant lui que des scep­tiques et des contemp­teurs. Par sa parole ardente, il sut com­mu­ni­quer à d’autres tout ce qui bouillon­nait en son âme, de foi aveugle et de folles espé­rances dans le succès.

De nom­breux col­la­bo­ra­teurs se pré­sen­tèrent non moins dés­in­té­res­sés et ardents que lui. Il eut même le bon­heur raris­sime d’attacher tout de suite à son œuvre le plus réfrac­taire des dis­ciples, dans la per­sonne de Mon­sieur Cré­dit. Oui, sans un sou, il trou­va le moyen d’acheter pour des mil­liers de francs, de faire des dettes, de sous­crire des enga­ge­ments. Et ce qu’il y a de plus extra­or­di­naire encore, c’est qu’il paya les unes et tint les autres avec une fidé­li­té absolue.

Et main­te­nant si l’on veut péné­trer plus encore dans l’âme de Sébas­tien Faure, appré­cier avec impar­tia­li­té son œuvre et sa vie, il est inté­res­sant de connaître ce que fut le bud­get de la Ruche, entre­prise jugée tout d’abord chi­mé­rique par les meilleurs de ses amis.

Qu’on lise donc le bud­get du 30 juin 1914 au 30 juin 1914 (La Ruche avait alors dix ans d’existence), à la page 44 de la bro­chure. Qu’après avoir exa­mi­né en détail les chiffres pleins d’intérêt, on s’attende aux réflexions qu’ils ins­pi­raient à Sébas­tien Faure et que je ne résiste pas à don­ner ici :

— «… Entre nos dépenses et nos recettes, la dif­fé­rence a donc été de 29.719 francs, en chiffres ronds : 30.000 francs. Ce défi­cit de 30.000 francs a été com­blé par le pro­duit de mes confé­rences au cours du même laps de temps, soit du 30o juin 1913 au 30 juin 1914.

« Il est équi­table de recon­naître que ce défi­cit est grave et inquiétant.

« Je ne suis plus de pre­mière jeu­nesse ; j’arrive à l’âge où les forces flé­chissent, je me sens encore robuste et bien por­tant ; j’ai la même endu­rance qu’il y a vingt ans. Il faut néan­moins pré­voir que je ne pour­rai pas impu­né­ment pro­lon­ger, au delà de quelques années, l’effort sou­te­nu et énorme que j’accomplis depuis plus d’un quart de siècle. La vieillesse, mal­gré tout, vient avec son inévi­table et dou­lou­reux cor­tège de défaillances et d’infirmités.

« Il est pru­dent de pré­voir aus­si la mala­die, l’accident, la mort qui peuvent fondre sur moi et brus­que­ment m’emporter ou me mettre hors de combat.

« Et à l’examen des chiffres ci-des­sus les amis de la Ruche peuvent conce­voir sur son ave­nir de vives appréhensions…

« Je par­tage les alarmes de nos amis, et depuis long­temps je vis dans l’angoisse d’une de ces éven­tua­li­tés que j’énumère plus haut, et de cette fata­li­té iné­luc­table : la vieillesse, au seuil de laquelle je me trouve. »

J’avoue qu’arrivé là de ma lec­ture je me suis sen­ti, moi, gagné par une incom­pa­rable émo­tion. Et lui donc que devien­dra-t-il quand il aura fran­chi ce seuil ? Quel hôpi­tal, quel asile, quel refuge s’ouvrira devant lui, quand sa main ne pour­ra plus écrire, quand sa voix ne trou­ve­ra plus dans sa poi­trine qu’un souffle écour­té par la mala­die ? Ira-t-il implo­rer la cha­ri­té bour­geoise, l’aumône capi­ta­liste, cette Assis­tance publique, pour­ris­seuse plu­tôt que sal­va­trice du pauvre, et contre laquelle, sa vie durant, il ful­mi­na ses ana­thèmes les plus éloquents ?

Frap­pe­ra-t-il d’une main trem­blante, à la porte d’un de ces modestes foyers dont il éle­va les enfants et où brille la flamme de ses plus chères idées ? Peut-être. Mais pas un mot de lui même dans ces lignes qu’on vient de lire et qui ont, cepen­dant, une allure de tes­ta­ment. Tout pour sa Ruche ! Tout pour ses enfants spi­ri­tuels ! Tout pour le noble idéal qui a rem­pli sa longue vie !

Quant à lui, il ne compte pas.

Anar­chie ! Anar­chie ! Qu’es-tu vrai­ment ? N’es-tu qu’une chi­mère pareille à celles vers les­quelles, notre pauvre Huma­ni­té n’a jamais ces­sé de tendre ses bras implo­rants ? Où bien es-tu vrai­ment, comme veut le bon Sébas­tien, la noble, la belle, la divine réa­li­té des siècles pro­chains qui sau­ve­ra le monde de l’Universelle Dou­leur, et lui don­ne­ra le Bon­heur universel ?

Oh ! Comme la pla­nète toute entière tres­sailli­rait d’allégresse, s’il pou­vait en être ainsi !

Quoiqu’il en soit, quand je ren­contre sur ma route un homme qui, pour le triomphe de sa doc­trine, a fait ce que Sébas­tien Faure a accom­pli pour le triomphe de la sienne, je m’incline pro­fon­dé­ment, je salue res­pec­tueu­se­ment l’apôtre et plus res­pec­tueu­se­ment encore l’idéal ou la chi­mère qui l’a suscité.

C’est par l’examen de cet idéal fixé dans son œuvre phi­lo­so­phique et socio­lo­gique que je ter­mi­ne­rai cette étude dans le numé­ro prochain.

[/​P. Vigné d’Octon./​]

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