La Presse Anarchiste

Un livre : L’empereur des pauvres, de Félicien Champsaur

[[Vigné d’Octon me par­don­ne­ra d’empiéter, par hasard, sur son domaine.]]

Écri­ture d’historien ? Non ; d’historiographe, encore moins ; plu­tôt tra­vail d’artiste, œuvre d’imaginatif enclin, semble-t-il, aux pen­sées par­fois har­dies, sou­vent géné­reuses. Aus­si, à peu près tous ses per­son­nages sont-ils atta­chants, sinon entiè­re­ment sym­pa­thiques. Qu’ils soient vrais en pro­por­tion, cela est dis­cu­table — au moins d’un par­mi les prin­ci­paux. Qu’est donc ce Sar­rias ? Anar­chiste ? Il me serait mal­ai­sé d’en dis­ser­ter : dans nos rangs, pas d’investiture. Anar­chiste, ce titre, un juge­ment super­fi­ciel et cer­taine défor­ma­tion d’étymologie per­mettent d’en faire l’usage que l’on veut : tout aus­si bien, je pour­rais vous le confé­rer, cher com­pa­gnon Champ­saur. Je cesse ce badi­nage… par­ler sérieu­se­ment, hon­nê­te­ment, il convient de recon­naître que le ter­ro­risme n’est pas toute l’Anarchie, et que même, en un sens, loin de l’avoir pour par­tie inté­grante, elle lui est contraire. D’où qu’elle vienne, en effet, quelque forme qu’elle revête, la tyran­nie est tou­jours l’opposé de nos prin­cipes. De plus, nous défiant de tous inter­ve­nants pro­vi­den­tiels — qu’ils s’inspirent d’un huma­ni­ta­risme bêlant ou exa­cer­bé ou se réclament de la poli­tique, vieille fai­seuse de dupes — nous esti­mons que le peuple doit se sau­ver lui-même, par l’intelligence acquise. Intel­li­gence sociale pra­tique, autre­ment dit : expé­ri­men­ta­tion. Nos démons­tra­tions au jour le jour (pour l’instant, c’est tout ce que nous pou­vons) l’aident à s’y exer­cer… Mon­sieur Champ­saur, tant de beaux livres issus de la plume souple et forte d’un maître me disent que je n’ai pas à vous apprendre votre métier — pour lequel, au reste, je n’ai ni com­pé­tence ni aucun goût. Je crois savoir, tou­te­fois, que la véri­té des carac­tères en est une des règles que l’on n’enfreint pas. Vous avez pris ce vocable « Anar­chie » dans l’acception bana­le­ment cou­rante, mais, je viens de l’indiquer, notoi­re­ment inexacte. Si je fai­sais de ceci une que­relle lit­té­raire, je pro­non­ce­rais : Le per­son­nage est mal qua­li­fié, mal pré­sen­té, voi­là une faute. L’auteur conscien­cieux ne prend pas ses leçons du public, il les lui donne ; un écri­vain doit être mieux renseigné.

Votre Marc Ana­van, par contre, nous l’avons connu ; il avait nom Mar­quis de Morès. Curieuse sil­houette d’agitateur mi-par­tie : conser­va­teur et nova­teur à la fois, révo­lu­tion­naire ? il s’en fal­lait de peu. Sa don­née socio­lo­gique, la voi­ci à grands traits : Conci­lier le juste et l’injuste, marier le faux avec le vrai, amoin­drir le mal, l’amoindrir, rien de plus, uni­que­ment afin de le rendre sup­por­table et pro­lon­ger ain­si la domi­na­tion d’une classe, le règne de l’argent, le men­songe col­lec­tif : une éga­li­té pure­ment nomi­nale et les inéga­li­tés éco­no­miques, qui sont le fait. Après bien d’autres qui l’avaient pré­cé­dé et comme d’autres qui l’ont imi­té depuis, Morès, avec son équipe, on disait alors « Morès et ses Amis », ten­tait une œuvre de divi­sion. Bien­tôt, il ne fut plus ques­tion que de la nou­velle école : la foule est por­tée à croire ; mais, de plus, elle est incons­tante : peu après, ces hommes tom­bèrent dans l’oubli.

Réserve faite de l’intention qui a dic­té l’ouvrage, je n’apprécie pas dif­fé­rem­ment, gestes et paroles, le rôle dont vous char­gez le héros de votre thèse néo-évan­gé­lique, ce Marc, que vous vou­lez « en avant », mul­ti-mil­lion­naire, phi­lo­sophe et bien disant — oiseau rare — pro­vi­dence du mal­heu­reux. Empe­reur des pauvres, empe­reur d’un vague Saha­ra, ces deux noms, je ne sais pour­quoi, s’évoquent réci­pro­que­ment, se com­plètent, et leur rap­pro­che­ment conduit à se deman­der lequel est moins dési­rable pour l’humanité — que nous vou­drions adulte — de deux ex-fétards : le méga­lo­mane ou l’autre mon­dor, un peu théâ­tral, s’érigeant en pro­tec­teur, en guide tuté­laire. La réponse est celle-ci. J’augure que plu­sieurs par­mi le peuple — grand ama­teur de contes édi­fiants — seront séduits par votre affa­bu­la­tion. Pas­sa­gè­re­ment, il y aura là une diver­sion à la pro­pa­gande libé­ra­trice que nous nous effor­çons de faire, diver­sion tout en faveur de l’exploitant, du rapace, qui, lui, ne se laisse pas tou­cher, ne s’attendrit pas faci­le­ment, garde sa clair­voyance, son scep­ti­cisme, sa dure­té de cœur. Sans le savoir, pro­ba­ble­ment, sans y pen­ser, vous aurez ser­vi les inté­rêts de la mino­ri­té qui abuse et compte per­sis­ter. Déjà, elle vous tresse des couronnes.

[/​E. L./] 

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