[[Vigné d’Octon me pardonnera d’empiéter, par hasard, sur son domaine.]]
Écriture d’historien ? Non ; d’historiographe, encore moins ; plutôt travail d’artiste, œuvre d’imaginatif enclin, semble-t-il, aux pensées parfois hardies, souvent généreuses. Aussi, à peu près tous ses personnages sont-ils attachants, sinon entièrement sympathiques. Qu’ils soient vrais en proportion, cela est discutable — au moins d’un parmi les principaux. Qu’est donc ce Sarrias ? Anarchiste ? Il me serait malaisé d’en disserter : dans nos rangs, pas d’investiture. Anarchiste, ce titre, un jugement superficiel et certaine déformation d’étymologie permettent d’en faire l’usage que l’on veut : tout aussi bien, je pourrais vous le conférer, cher compagnon Champsaur. Je cesse ce badinage… parler sérieusement, honnêtement, il convient de reconnaître que le terrorisme n’est pas toute l’Anarchie, et que même, en un sens, loin de l’avoir pour partie intégrante, elle lui est contraire. D’où qu’elle vienne, en effet, quelque forme qu’elle revête, la tyrannie est toujours l’opposé de nos principes. De plus, nous défiant de tous intervenants providentiels — qu’ils s’inspirent d’un humanitarisme bêlant ou exacerbé ou se réclament de la politique, vieille faiseuse de dupes — nous estimons que le peuple doit se sauver lui-même, par l’intelligence acquise. Intelligence sociale pratique, autrement dit : expérimentation. Nos démonstrations au jour le jour (pour l’instant, c’est tout ce que nous pouvons) l’aident à s’y exercer… Monsieur Champsaur, tant de beaux livres issus de la plume souple et forte d’un maître me disent que je n’ai pas à vous apprendre votre métier — pour lequel, au reste, je n’ai ni compétence ni aucun goût. Je crois savoir, toutefois, que la vérité des caractères en est une des règles que l’on n’enfreint pas. Vous avez pris ce vocable « Anarchie » dans l’acception banalement courante, mais, je viens de l’indiquer, notoirement inexacte. Si je faisais de ceci une querelle littéraire, je prononcerais : Le personnage est mal qualifié, mal présenté, voilà une faute. L’auteur consciencieux ne prend pas ses leçons du public, il les lui donne ; un écrivain doit être mieux renseigné.
Votre Marc Anavan, par contre, nous l’avons connu ; il avait nom Marquis de Morès. Curieuse silhouette d’agitateur mi-partie : conservateur et novateur à la fois, révolutionnaire ? il s’en fallait de peu. Sa donnée sociologique, la voici à grands traits : Concilier le juste et l’injuste, marier le faux avec le vrai, amoindrir le mal, l’amoindrir, rien de plus, uniquement afin de le rendre supportable et prolonger ainsi la domination d’une classe, le règne de l’argent, le mensonge collectif : une égalité purement nominale et les inégalités économiques, qui sont le fait. Après bien d’autres qui l’avaient précédé et comme d’autres qui l’ont imité depuis, Morès, avec son équipe, on disait alors « Morès et ses Amis », tentait une œuvre de division. Bientôt, il ne fut plus question que de la nouvelle école : la foule est portée à croire ; mais, de plus, elle est inconstante : peu après, ces hommes tombèrent dans l’oubli.
Réserve faite de l’intention qui a dicté l’ouvrage, je n’apprécie pas différemment, gestes et paroles, le rôle dont vous chargez le héros de votre thèse néo-évangélique, ce Marc, que vous voulez « en avant », multi-millionnaire, philosophe et bien disant — oiseau rare — providence du malheureux. Empereur des pauvres, empereur d’un vague Sahara, ces deux noms, je ne sais pourquoi, s’évoquent réciproquement, se complètent, et leur rapprochement conduit à se demander lequel est moins désirable pour l’humanité — que nous voudrions adulte — de deux ex-fétards : le mégalomane ou l’autre mondor, un peu théâtral, s’érigeant en protecteur, en guide tutélaire. La réponse est celle-ci. J’augure que plusieurs parmi le peuple — grand amateur de contes édifiants — seront séduits par votre affabulation. Passagèrement, il y aura là une diversion à la propagande libératrice que nous nous efforçons de faire, diversion tout en faveur de l’exploitant, du rapace, qui, lui, ne se laisse pas toucher, ne s’attendrit pas facilement, garde sa clairvoyance, son scepticisme, sa dureté de cœur. Sans le savoir, probablement, sans y penser, vous aurez servi les intérêts de la minorité qui abuse et compte persister. Déjà, elle vous tresse des couronnes.
[/E. L./]