Secourez-nous !
Des faits monstrueux se passent actuellement au Caucase. Plus de quatre mille êtres humains y meurent de faim et d’épuisement, et succombent aux coups, aux tortures et aux persécutions de toutes sortes que les autorités russes leur infligent.
Ces martyrs sont les Doukhobortzis du Caucase. Et ils endurent ces maux parce que leur religion s’oppose aux meurtres et aux actes de violence que directement ou indirectement l’État exige des citoyens.
Il parut bien, ces derniers temps, dans la presse russe comme dans la presse étrangère, quelques informations sur ces hommes extraordinaires. Mais ce qu’en dirent les journaux russes était tronqué et défiguré selon les exigences de la censure. Et ce qui fut dit à l’étranger n’était accessible au public russe que dans une petite mesure. C’est pourquoi nous croyons de notre devoir de raconter ici, en ses grands traits, le sombre drame qui se déroule au Caucase, et de relater en quelques mots les circonstances qui le provoquèrent.
Les Doukhobortzis apparurent dans l’empire russe au milieu du siècle dernier. Au commencement du nôtre, le principe de leur doctrine était déjà si nettement élaboré, et leurs adhérents si nombreux, que le gouvernement avec l’église orthodoxe s’en émurent et, après avoir classé cette secte parmi les plus dangereuses, commencèrent les persécutions.
La doctrine des Doukhobortzis consiste en cette croyance que le Saint-Esprit réside en l’âme de chaque homme et lui dicte son devoir. Ils interprètent l’incarnation du Christ, ses actes, ses paroles, sa passion dans un sens purement spirituel. Selon eux le Christ a voulu, par un exemple, enseigner aux hommes comment on doit souffrir pour la justice. Il souffre maintenant encore lorsque nous ne vivons pas selon ses commandements et selon l’esprit de l’évangile et de l’amour pour le prochain.
Tout en adorant Dieu d’une façon spirituelle, ils n’ont, pour leur culte, ni lieu ni rite spéciaux et professent que l’Église se trouve partout où quelques fidèles sont réunis au nom du Christ.
Ils prient intérieurement et à toute heure. Les jours de fête ils organisent des réunions religieuses où ils lisent des prières, chantent des cantiques — ou plutôt, comme ils disent, des psaumes — et se souhaitent fraternellement la bienvenue, se saluant les uns les autres car ils croient que chaque homme porte en lui la divinité.
La doctrine des Doukhobortzis est basée sur la tradition. Ils appellent celle-ci le « livre de la vie », car elle vit dans leur esprit et dans leur cœur. Elle est formée pour une part de psaumes tirés de l’Ancien et du Nouveau Testament, et pour l’autre des résultats de l’expérience journalière. Toutes les relations des Doukhobortzis entre eux et avec les autres hommes sont basées sur l’amour. Même les bêtes sont traitées par eux avec une grande bonté. De l’idée d’amour, ils passent naturellement à celles de fraternité et d’égalité, et, logiques jusque dans leurs rapports avec le pouvoir, ils ne se croient pas tenus de respecter ses ordres, quand ils sont en contradiction avec la voix de leur conscience. Pour tout ce qui ne leur semble pas aller à l’encontre de la volonté divine, ils se soumettent volontiers aux agents de l’autorité, comme s’ils étaient de simples particuliers.
Ils estiment contraires à leur conscience et à la volonté divine l’assassinat, la violence et, en général, toutes relations avec les êtres vivants qui ne seraient pas dictées par l’amour.
Laborieux et tempérants en leur vie, les Doukhobortzis sont toujours véridiques en leurs paroles, car ils regardent le mensonge comme un grand péché.
Telles sont, brièvement résumées, les croyances pour lesquelles les Doukhobortzis ont été toujours voués aux plus cruelle persécutions. En un rescrit du 9 décembre 1816 l’empereur Alexandre Ier s’exprime ainsi : « Les mesures de rigueur qui pendant trente ans et jusqu’en 1801 furent épuisées contre les Doukhobortzis loin de détruire cette secte ne firent qu’accroître ses adeptes. » Partant, il propose de les traiter plus humainement. Malgré ce désir, exprimé par l’empereur lui-même, les persécutions ne s’arrêtèrent pas. Elles s’accentuèrent plutôt sous le règne de Nicolas Ier qui ordonna de les transporter de Tauride, où ils étaient tout d’abord, dans les provinces transcaucasiennes, sur la frontière turque. Et dans une résolution approbative du 6 février 1825, le comité des ministres ajoutait : « L’utilité de cette mesure est de toute évidence. Exilés au delà du Caucase, obligés de faire face aux peuplades des montagnes, les Doukhobortzis seront amenés à défendre leurs familles et leurs biens les armes à la main, » ce qui veut dire contraints de transgresser leur foi. Ajoutez à cela que Mokryia Gory, la localité destinée à les recevoir en grand nombre, et qui appartient aujord’hui au district d’Akhalkelak, dans le gouvernement de Tiflis, est situé à cinq mille pieds au-dessus du niveau de la mer, dans un climat tellement rigoureux que l’orge peut à peine y pousser. Le reste des Doukhobortzis fut domicilié dans le pays qui forme aujourd’hui le gouvernement d’Elisavetpol.
Ni la rigueur du climat, ni le voisinage de montagnards guerriers et barbares n’ébranlèrent leur foi. Ils continuèrent à mener une vie laborieuse et conforme aux enseignements du Christ, et depuis cinquante ans qu’ils habitent Mokryia Gory, ils ont transformé ce désert aride en colonie florissante. Mais, comme il arrive toujours, ils surent moins bien résister aux tentations de la richesse qu’aux rigueurs de l’adversité et ils firent fléchir un peu les exigences de leur doctrine, mais en ce qui concerne les manifestations extérieures de la vie seulement. Intérieurement ils n’abandonnèrent jamais leur religion. Et c’est pourquoi précisément il a toujours suffi d’un événement capable de rompre le calme de leur vie matérielle pour que l’esprit de leur doctrine — cet esprit qui avait guidé leurs pères — se réveille aussitôt.
En 1887, par suite du service militaire obligatoire, ceux mêmes à qui leur religion interdisait de porter les armes et qui autrefois pouvaient se faire remplacer, furent contraints de servir. Pris au dépourvu par cette mesure, les Doukhobortzis firent d’abord semblant de s’y soumettre. Mais au fond de leur conscience, il ne cessèrent pas de considérer la guerre comme un crime.
Ils recommandèrent à leurs fils appelés sous les drapeaux d’exécuter automatiquement les ordres de leurs chefs, mais sans jamais faire usage de leurs armes.
Et ces hommes qui considéraient le meurtre et la violence comme un péché, se prirent à réfléchir sur l’incompatibilité de leur foi religieuse avec le service militaire.
En même temps, et d’après l’arrêt d’un tribunal officiel, les biens possédés en commun par les Doukhobortzis du plus petit de leurs deux groupes et s’élevant à un demi-million furent attribués à l’un seul d’entre eux, qui avait renié sa foi par intérêt personnel. Des protestations presque unanimes s’élevèrent à la fois contre le nouveau bénéficiaire de ces biens et contre les magistrats coupables de s’être laissés acheter.
Après que plusieurs de ces protestataires — et parmi eux le gérant que les Doukhobortzis ont coutume d’élire pour administrer le bien commun — eurent été exilés dans le gouvernement d’Arkhangelsk, le mouvement se précisa.
Le plus grand nombre des Doukhobortzis, environ 12,000 hommes, décidèrent de s’en tenir rigoureusement aux traditions de leurs pères qu’ils avaient momentanément abandonnées. Ils renoncèrent à l’usage du tabac, du vin, de la viande et de toute superfluité. Ils mirent les biens en commun afin de les répartir également et dédommagèrent ainsi ceux de leurs coreligionnaires tombés dans le besoin. En même temps ils réalisèrent un nouveau fonds commun réservé aux intérêts publics. Et retournant à la sévérité de leurs premiers principes, ils refusèrent aussi toute participation à la violence et par suite au service militaire.
Afin de bien affirmer la sincérité de leurs résolutions pacifiques, même en cas de défense personnelle, pendant l’été de 1895 les Doukhobortzis brûlèrent les armes qu’ils avaient chez eux, comme, en ont tous les montagnards du Caucase, et ceux qui accomplissaient leur service refusèrent de le continuer. Pour brûler ces armes qui leur appartenaient en propre et dont ils pouvaient disposer librement, ils fixèrent, après s’être concerté, la nuit du 28 au 29 juin. Et cet autodafé, accompagné par le chant des psaumes, avait lieu simultanément dans les gouvernements de Tiflis et d’Elisavetpol et dans la province de Karsk. Dans cette dernière seule les choses se passèrent sans encombre. Mais dans le gouvernement d’Elisavetpol on arrêta 40 Doukhobortzis qui sont encore sous les verrous, et dans celui de Tiflis l’administration locale se porta, sans aucune provocation, à des actes d’une sauvagerie inouïe. C’est le village de Gorieloé — où résidait précisément le petit groupe des Doukhobortzis, celui dépossédé de ses biens — qui avait été choisi pour l’autodafé des armes.
Soit par crainte, soit par envie, ceux du petit groupe dénoncèrent leurs coreligionnaires du grand, les accusant de préparer une émeute et d’attaquer leur village à main armée.
Les autorités locales, sans contrôler le bien-fondé de la dénonciation, envoyèrent sur les lieux de l’infanterie et des cosaques. Les soldats arrivèrent près du village de Gorieloé le matin, à l’heure où le bûcher sur lequel on avait brûlé les armes achevait de s’éteindre. Ils chargèrent par deux fois ces hommes qui avaient volontairement renoncé à leurs moyens de défense et qui, avec leurs femmes, chantaient des cantiques. Puis ils les maltraitèrent odieusement.
Ce fut le début de toute une série de persécutions contre les Doukhobortzis du grand groupe. Pour commencer, on imposa à tous les villages de Doukhobortzis l’entretien des troupes venues sur les lieux. Les habitants furent livrés, corps et biens, aux officiers, aux soldats et aux cosaques tenant garnison dans ces villages. Leurs biens furent morcelés et vendus à vil prix ; eux-mêmes insultés et brutalisés de mille manières.
Des femmes furent fouettées à coups de nagaïkis [[Fouet très court et très dur qui produit de terribles blessures.]] Ceux qui, au nombre de trois cents environ, avaient refusé d’entrer dans la réserve et une trentaine d’autres qui avaient refusé le service actif furent emprisonnés ou dirigés sur des compagnies de discipline.
Enfin plus de quatre cents familles d’Akhalkelak furent arrachées à la paix du foyer et aux travaux de la terre, puis exilées, après la vente de leurs biens, dans les quatre autres districts du gouvernement de Tiflis où elles furent abandonnées à leur sort.
L’automne dernier des épidémies telles que la fièvre typhoïde, la diphtérie, la dysenterie, etc., ont éclaté parmi les exilés… Et la mortalité s’est accrue beaucoup, surtout chez les enfants. Quittant un pays froid et montagneux pour des vallées au climat très chaud, où les originaires eux-mêmes contractent des fièvres, les Doukhobortzis offrent d’autant plus de prise à la maladie qu’ils sont contraints de se loger en des réduits insuffisants et que leurs moyens d’existence sont très précaires.
Ils n’ont d’autre ressource que le travail de journaliers pour le compte des habitants du village, et sans pouvoir chercher leur vie hors du village. Ce gain, d’ordinaire très minime, l’était encore plus l’année dernière, la population locale ayant elle-même souffert par suite de la mauvaise récolte et des inondations. Ceux qui ont la chance d’habiter un village proche du chemin de fer peuvent y trouver du travail un peu plus rémunérateur. Mais qu’est-ce que cela pour soulager de telles misères ?
La situation des Doukhobortzis devient de jour en jour plus pénible. Les malheureux n’ont pour toute nourriture que du pain et encore leur manque-t-il souvent. La plupart présente les symptômes de graves maladies provoquées par la famine. La mortalité ne cesse d’augmenter. Dans le district de Signakh, sur cent familles cent six personnes sont mortes au cours d’une seule année. Dans celui de Goriisk la proportion est de quatre-vingt-onze personnes pour cent-dix familles. Dans les autres districts, le chiffre des morts n’est pas encore connu. Mais la situation n’est pas meilleure.
Outre cette mortalité, pour ainsi dire naturelle, des cas de mort extraordinaires occasionnés par les mauvais traitements des prisons et des compagnies disciplinaires se produisent constamment.
Cyrille Konkine fut la première victime des brutalités endurées pendant que le village était livré aux troupes. Il mourut, sur la route de l’exil, en proie à la fièvre survenue pendant qu’on le fustigeait. — Au mois d’août 1886, Michel Stcherkine fut torturé jusqu’à la mort par le fouet et la kobyla [[Sorte d’agrès pour les exercices gymnastiques transformé en instrument de torture. ]]. Parmi les prisonniers, plusieurs sont morts on ne sait pas au juste comment. Et il faut prévoir de nouveaux décès tant parmi la population que dans les prisons et compagnies de discipline [[Nous sommes en mesure de compléter ces renseignements sommaires par tous les détails voulus et de les corroborer par des preuves capables de détruire les calomnies odieuses lancées contre les Doukhobortzis dans des documents tels que le Rapport confidentiel du prince Chervehidzè, gouverneur de Tiflis, au général Chéremeteff, chef de la province du Caucase. A cet effet, nous conservons tous les matériaux rassemblés par nous et au moyen desquels on pourra vérifier la parfaite exactitude de nos dires.]].
Les exilés décimés par la faim et la maladie, et leurs frères voués à une mort lente dans les compagnies disciplinaires, supportent leur martyre sans se plaindre et sans demander qu’on leur vienne en aide, car ils aiment la cause pour laquelle ils souffrent. Mais nous autres qui voyons leurs maux, nous ne pouvons y demeurer indifférents. Comment leur porter secours ?
On peut de deux façons assister ces malheureux persécutés pour leur foi religieuse.
Comme nous le prescrit l’évangile et nous y pousse notre propre cœur, il faut donner hospitalité au voyageur, vêtir celui qui est nu, visiter le malade et le prisonnier, apaiser la faim de celui qui n’a pas mangé ; mais il faut aussi démontrer la cruauté et la folie de leurs actes à tous ceux qui se rendent responsables des persécutions, soit qu’ils les ordonnent ou s’abstiennent de les empêcher, soit qu’ils les approuvent et s’en fassent les instruments.
Et c’est pourquoi, ayant appris les premiers tout ce que nous venons de rapporter, nous supplions les Russes et les étrangers de Avenir au secours de nos malheureux frères.
Qu’ils viennent en aide aux malades, aux vieillards et aux enfants, et qu’ils élèvent la voix en faveur des persécutés.
Des sommes d’argent peuvent être envoyées directement au Caucase, à ceux qui distribuent des secours à leurs frères nécessiteux ; dans le cas où cela deviendrait impossible, les souscriptions peuvent nous être adressées ; nous nous chargeons de les transmettre à qui de droit.
Le meilleur moyen de témoigner sa sympathie aux persécutés et de rendre plus humains les persécuteurs serait de se rendre sur le théâtre des événements afin de se rendre un compte exact des faits et de pouvoir ensuite les publier.
Bien que nos martyrs ne réclament l’aide de personne, rien ne saurait leur être plus précieux que les témoignages de compassion et d’amour, — de cet amour pour lequel ils donnent leur vie.
Il est de toute nécessité d’ailleurs de porter ces faits à la connaissance de tous, car il est impossible que le gouvernement russe veuille, par une série de persécutions implacables et systématiques, anéantir les Doukhobortzis. Il y a là sans doute un malentendu qu’il importe de dissiper.
Secourez-nous !
[/Paul
Moscou, Zoubovo, impasse Dolguï, Nunie
Ivan
Gouvernement de Voronej, bureau de poste de Rossocha.
Wladimir
Petersbourg, Wassilievski Ostrov perspective Bolcboï, 79. [[Le Christian World annonce dans son numéro du 18 mars, que Paul Birioukoff et I. Tregouboff ont été arrêtés tandis que Tchertkoff a réussi à passer la frontière et se trouve actuellement en Angleterre, Broomfield, Duppas Hill, Croydon. L.R.]]
[|* * * *|]
Les faits relatés dans cet appel rédigé par trois de mes amis ont été plusieurs fois vérifiés. Ces lignes ont été minutieusement revues et corrigées et tout ce qui, même vrai, eût pu paraître exagéré en a été banni de façon que tout ce qu’elles contiennent soit d’une indéniable et parfaite vérité, — autant que la vérité est accessible à des hommes n’ayant d’autre but, en la publiant, que servir Dieu et leurs prochains, aussi bien les persécuteurs que les persécutés.
Quelque frappants que soient, par eux-mêmes, les faits rapportés ici, leur importance sera déterminée surtout par la façon dont ont les accueillera. Or je crains que la plupart de ceux qui liront cet appel n’en comprennent pas toute la portée.
Ce sont là, dira-t-on, des perturbateurs, des Moujiks illettrés, des fanatiques tombés sous une influence pernicieuse. C’est une secte nuisible, séditieuse qu’un gouvernement ne saurait souffrir. Il faut la supprimer, comme on supprime toute doctrine dangereuse pour la paix publique. S’il y a des femmes, des enfants, des innocents qui souffrent, tant pis ! diront en haussant les épaules, les gens qui ne voudront pas approfondir l’importance de ces faits.
La plupart ne trouveront pas que ces évrénements dépassent en intérêt tout ce qui se produit dans le cours ordinaire de la vie et a sa raison d’être. Les contrebandiers, d’après ces gens imperturbables, il faut les traquer jusqu’au dernier ; les anarchistes et les terroristes en purger la société ; les fanatiques, tels par exemple que les scoptzis, les emprisonner ou les exiler ; les perturbateurs de l’ordre, les supprimer. Tout cela leur parait simple, précis et réglé d’avance, donc sans intérêt.
Ce serait pourtant une grave erreur que d’envisager de la sorte les faits rapportés dans le présent appel.
Dans la vie des peuples et de l’humanité comme dans la vie individuelle — en ce dernier domaine chacun a pu comme moi s’en rendre compte — il y a des événements qui constituent, pour ainsi dire, des turning points. Pareils à cette brise légère du matin en laquelle Élie reconnut Dieu, ces événements ne sont ni bruyants, ni éclatants, ni extraordinaires et pourtant on regrette qu’ils aient traversé notre vie sans qu’on s’en aperçoive et sans qu’on en soupçonne l’importance. « Si j’avais su que ce moment devait avoir pour moi une si grande importance, j’aurais agi autrement », se dit-on après. La même chose se produit dans la vie de l’humanité. L’entrée triomphale d’un empereur romain en sa capitale accapare toutes les attentions, tandis que le Galiléen prêchant sa nouvelle doctrine, et supplicié comme tant d’autres pour des crimes analogues, passe inaperçu. Et de nos jours ? Savoir qui occupera le Bosphore ou qui s’emparera d’un lopin de terre en Afrique ou en Asie, ou bien qui l’emportera dans la question du bi-métallisme, voilà ce qui passionne les raffinés de nos partis politiques, les membres des parlements anglais, français, italiens, des reichstags allemands et autrichiens, les marchands de la Cité et les banquiers cosmopolites. Quant à ce qui se passe en ce lointain Caucase où le gouvernement russe prend ses mesures pour réprimer quelques fanatiques rebelles aux autorités, cela vaut-il seulement la peine qu’on en parle ! Et pourtant, en réalité, à coté des choses si graves qui se passent au Caucase, ne sont-ce pas les préoccupations de ces hommes qui sont étranges et ridicules, de ces hommes parvenus à l’âge mûr, instruits et éclairés par la doctrine du Christ, ou qui, tout au moins, connaissant cette doctrine pourraient s’ils voulaient, l’approfondir ?
Pilate et Hérode pouvaient, eux du moins, ne pas comprendre pourquoi fut traduit devant le tribunal ce Galiléen qui avait révolutionné leur province. Ils ne daignèrent pas en effet s’informer seulement de sa doctrine. Et même s’ils l’avaient fait ils seraient pardonnables d’avoir cru que cette doctrine pouvait disparaître. Mais est-il permis aujourd’hui d’ignorer cette doctrine qui existe depuis dix-huit cents ans et qui ne disparaîtra pas jusqu’à ce qu’elle soit complètement réalisée ? Et, si nous la connaissons, pouvons-nous ignorer l’importance des faits qui se passent actuellement au milieu des Doukhobortzis, quelque obscurs qu’ils soient. Les disciples du Christ étaient aussi humbles, aussi peu cultivés, aussi ignorés que ceux-là. Et ils ne pouvaient pas être autrement. Ce qui se passe parmi les Doukhobortzis ou plutôt dans la confrérie des chrétiens universels, comme ils s’appellent, ce n’est pas quelque chose de nouveau, ce sont les semences jetées par le Christ qui germent, c’est la résurrection du Christ lui-même. Cette résurrection doit s’accomplir, ne peut pas ne pas s’accomplir, et on ne peut pas refuser de la voir parce que elle s’accomplit sans le grondement des canons, la parade des troupes, les drapeaux claquant au vent, les fontaines lumineuses, les fanfares, les lumières électriques, les carillons des cloches et les discours solennels de gens chamarrés de galons et enrubannés. Il n’y a que les sauvages qui jugent l’importance des faits d’après leur éclat extérieur.
Qu’on veuille le voir ou non, cette communauté des Doukhobortzis réalise au Caucase, surtout depuis les persécutions, la vie chrétienne, cette vie chrétienne au nom de laquelle se produit tout le bien qui se fait dans le monde. Toutes nos organisations sociales, parlements, associations, les sciences, les arts, tout cela n’existe que pour réaliser cette vie que nous voyons devant nos yeux — nous tous qui pensons — comme l’idéal le plus élevé. Et voici que des gens ont réalisé cet idéal — et l’ont réalisé, quoiqu’imparfaitement, — comme nous ne pouvions pas espérer le faire avec notre organisation sociale compliquée. Comment ne pas reconnaître l’importance de ce fait ?
Plus d’une fois déjà on a cherché à réaliser la vie chrétienne, dit-on. Mais tous, Quakers, Ménonites et autres, ont faibli, dégénéré en individus quelconques, vivant de la vie ordinaire des citoyens. Et on en conclut que ces tentatives sont sans importance. Autant vaudrait dire que les douleurs d’une femme en couches ne comptent pas jusqu’à ce qu’elle ait mis l’enfant au monde, et que ne sont rien, non plus, les rayons de soleil qui n’amènent pas le printemps d’un seul coup.
Que faut-il donc pour réaliser la vie chrétienne ? Ce n’est pas par des pourparlers diplomatiques sur l’Abyssinie, des encycliques du pape, des congrès socialistes, etc.. que l’on arrivera à trouver la source de toute vie.
Si le règne de Dieu, c’est-à-dire de la justice et de la vérité sur terre, doit se réaliser, ce ne sera que par des tentatives analogues à celles des premiers chrétiens, des Pauliniens, des Albigeois, des Frères Moraves, des Quakers et des Ménonites, de tous les vrais chrétiens du monde entier et enfin de notre confrérie des chrétiens universels, — les Doukhobortzis. Les douleurs de l’enfantement deviennent plus violentes. Et cela loin de prouver que l’enfantement ne se produira pas, nous assure au contraire qu’il est proche.
On dit que cela se fera, mais d’une autre manière : par le livre, le journal, l’université, le théâtre, les discours, les réunions, les congrès. Mais si ce sont ces moyens qui doivent conduire à la vie chrétienne, il faut que des hommes les mettent en œuvre et des hommes bons, chrétiennement inspirés, disposés à une vie d’amour et de communisme, ce qui revient à dire que la condition essentielle de la vie chrétienne est la réunion d’hommes qui ont réalisé déjà notre idéal. Or ces gens existent.
Mais peut-être — quoique j’en doute — ce mouvement des Doukhobortzis sera, une fois encore, réprimé, surtout si les hommes ne veulent pas comprendre l’importance de ce qui se passe ni venir en aide à leurs frères. Mais l’essence du mouvement, ce qu’il exprime en réalité, cela ne mourra, ne pourra mourir et tôt ou tard, se faisant jour à nouveau, détruira tout ce qui opprime encore le monde. C’est une question de temps.
Certains, il est vrai, et ce ne sont pas les moins nombreux, pensent et disent : « Après nous le déluge ! » Et mus par cet égoïsme ils essayent d’enrayer le progrès. Mais sans atteindre leur but ils n’arrivent, par ces efforts inutiles, qu’à détruire leur propre vie. Car l’homme ne vit vraiment que si son existence se résume à servir l’œuvre de Dieu. En s’y opposant les hommes s’ôtent la vie sans parvenir à retarder l’œuvre de Dieu pour une seule année ni même pour une seule heure.
Grâce à ce lien qui unit dès à présent tous les habitants de la terre, grâce au réveil de l’esprit chrétien qui se manifeste sur tous les points du globe, on peut déjà prévoir que l’accomplissement de la volonté divine est proche. L’aveuglement et la fureur du gouvernement russe s’acharnant après ces chrétiens héroïques, la douceur étonnante et la fermeté de ces martyrs modernes sont autant de signes de cet avènement prochain.
C’est pourquoi, après avoir compris l’extrême gravité de ce qui se passe aujourd’hui, rappelons-nous que l’occasion d’agir qui s’offre à nous ne se présentera jamais plus et imitons ce marchand de l’Évangile qui, pour acquérir une seule perle précieuse, vendit tous ses biens. Dédaignons les mesquines considérations des intérêts égoïstes et que chacun de nous — quelle que soit sa situation — fasse de son mieux sinon pour secourir ceux par qui l’œuvre de Dieu s’accomplit ou prendre sa part à cette œuvre, du moins pour ne pas se montrer hostiles à ce qui se fait en vue de notre bien.
[/L.