La Presse Anarchiste

Appel des Doukhobortzis

Secourez-nous !

Des faits mons­trueux se passent actuel­le­ment au Cau­case. Plus de quatre mille êtres humains y meurent de faim et d’é­pui­se­ment, et suc­combent aux coups, aux tor­tures et aux per­sé­cu­tions de toutes sortes que les auto­ri­tés russes leur infligent. 

Ces mar­tyrs sont les Dou­kho­bort­zis du Cau­case. Et ils endurent ces maux parce que leur reli­gion s’op­pose aux meurtres et aux actes de vio­lence que direc­te­ment ou indi­rec­te­ment l’É­tat exige des citoyens. 

Il parut bien, ces der­niers temps, dans la presse russe comme dans la presse étran­gère, quelques infor­ma­tions sur ces hommes extra­or­di­naires. Mais ce qu’en dirent les jour­naux russes était tron­qué et défi­gu­ré selon les exi­gences de la cen­sure. Et ce qui fut dit à l’é­tran­ger n’é­tait acces­sible au public russe que dans une petite mesure. C’est pour­quoi nous croyons de notre devoir de racon­ter ici, en ses grands traits, le sombre drame qui se déroule au Cau­case, et de rela­ter en quelques mots les cir­cons­tances qui le provoquèrent. 

Les Dou­kho­bort­zis appa­rurent dans l’empire russe au milieu du siècle der­nier. Au com­men­ce­ment du nôtre, le prin­cipe de leur doc­trine était déjà si net­te­ment éla­bo­ré, et leurs adhé­rents si nom­breux, que le gou­ver­ne­ment avec l’é­glise ortho­doxe s’en émurent et, après avoir clas­sé cette secte par­mi les plus dan­ge­reuses, com­men­cèrent les persécutions. 

La doc­trine des Dou­kho­bort­zis consiste en cette croyance que le Saint-Esprit réside en l’âme de chaque homme et lui dicte son devoir. Ils inter­prètent l’in­car­na­tion du Christ, ses actes, ses paroles, sa pas­sion dans un sens pure­ment spi­ri­tuel. Selon eux le Christ a vou­lu, par un exemple, ensei­gner aux hommes com­ment on doit souf­frir pour la jus­tice. Il souffre main­te­nant encore lorsque nous ne vivons pas selon ses com­man­de­ments et selon l’es­prit de l’é­van­gile et de l’a­mour pour le prochain. 

Tout en ado­rant Dieu d’une façon spi­ri­tuelle, ils n’ont, pour leur culte, ni lieu ni rite spé­ciaux et pro­fessent que l’É­glise se trouve par­tout où quelques fidèles sont réunis au nom du Christ. 

Ils prient inté­rieu­re­ment et à toute heure. Les jours de fête ils orga­nisent des réunions reli­gieuses où ils lisent des prières, chantent des can­tiques — ou plu­tôt, comme ils disent, des psaumes — et se sou­haitent fra­ter­nel­le­ment la bien­ve­nue, se saluant les uns les autres car ils croient que chaque homme porte en lui la divinité. 

La doc­trine des Dou­kho­bort­zis est basée sur la tra­di­tion. Ils appellent celle-ci le « livre de la vie », car elle vit dans leur esprit et dans leur cœur. Elle est for­mée pour une part de psaumes tirés de l’An­cien et du Nou­veau Tes­ta­ment, et pour l’autre des résul­tats de l’ex­pé­rience jour­na­lière. Toutes les rela­tions des Dou­kho­bort­zis entre eux et avec les autres hommes sont basées sur l’a­mour. Même les bêtes sont trai­tées par eux avec une grande bon­té. De l’i­dée d’a­mour, ils passent natu­rel­le­ment à celles de fra­ter­ni­té et d’é­ga­li­té, et, logiques jusque dans leurs rap­ports avec le pou­voir, ils ne se croient pas tenus de res­pec­ter ses ordres, quand ils sont en contra­dic­tion avec la voix de leur conscience. Pour tout ce qui ne leur semble pas aller à l’en­contre de la volon­té divine, ils se sou­mettent volon­tiers aux agents de l’au­to­ri­té, comme s’ils étaient de simples particuliers. 

Ils estiment contraires à leur conscience et à la volon­té divine l’as­sas­si­nat, la vio­lence et, en géné­ral, toutes rela­tions avec les êtres vivants qui ne seraient pas dic­tées par l’amour. 

Labo­rieux et tem­pé­rants en leur vie, les Dou­kho­bort­zis sont tou­jours véri­diques en leurs paroles, car ils regardent le men­songe comme un grand péché. 

Telles sont, briè­ve­ment résu­mées, les croyances pour les­quelles les Dou­kho­bort­zis ont été tou­jours voués aux plus cruelle per­sé­cu­tions. En un res­crit du 9 décembre 1816 l’empereur Alexandre Ier s’ex­prime ain­si : « Les mesures de rigueur qui pen­dant trente ans et jus­qu’en 1801 furent épui­sées contre les Dou­kho­bort­zis loin de détruire cette secte ne firent qu’ac­croître ses adeptes. » Par­tant, il pro­pose de les trai­ter plus humai­ne­ment. Mal­gré ce désir, expri­mé par l’empereur lui-même, les per­sé­cu­tions ne s’ar­rê­tèrent pas. Elles s’ac­cen­tuèrent plu­tôt sous le règne de Nico­las Ier qui ordon­na de les trans­por­ter de Tau­ride, où ils étaient tout d’a­bord, dans les pro­vinces trans­cau­ca­siennes, sur la fron­tière turque. Et dans une réso­lu­tion appro­ba­tive du 6 février 1825, le comi­té des ministres ajou­tait : « L’u­ti­li­té de cette mesure est de toute évi­dence. Exi­lés au delà du Cau­case, obli­gés de faire face aux peu­plades des mon­tagnes, les Dou­kho­bort­zis seront ame­nés à défendre leurs familles et leurs biens les armes à la main, » ce qui veut dire contraints de trans­gres­ser leur foi. Ajou­tez à cela que Mokryia Gory, la loca­li­té des­ti­née à les rece­voir en grand nombre, et qui appar­tient aujord’­hui au dis­trict d’A­khal­ke­lak, dans le gou­ver­ne­ment de Tiflis, est situé à cinq mille pieds au-des­sus du niveau de la mer, dans un cli­mat tel­le­ment rigou­reux que l’orge peut à peine y pous­ser. Le reste des Dou­kho­bort­zis fut domi­ci­lié dans le pays qui forme aujourd’­hui le gou­ver­ne­ment d’Elisavetpol. 

Ni la rigueur du cli­mat, ni le voi­si­nage de mon­ta­gnards guer­riers et bar­bares n’é­bran­lèrent leur foi. Ils conti­nuèrent à mener une vie labo­rieuse et conforme aux ensei­gne­ments du Christ, et depuis cin­quante ans qu’ils habitent Mokryia Gory, ils ont trans­for­mé ce désert aride en colo­nie flo­ris­sante. Mais, comme il arrive tou­jours, ils sur­ent moins bien résis­ter aux ten­ta­tions de la richesse qu’aux rigueurs de l’ad­ver­si­té et ils firent flé­chir un peu les exi­gences de leur doc­trine, mais en ce qui concerne les mani­fes­ta­tions exté­rieures de la vie seule­ment. Inté­rieu­re­ment ils n’a­ban­don­nèrent jamais leur reli­gion. Et c’est pour­quoi pré­ci­sé­ment il a tou­jours suf­fi d’un évé­ne­ment capable de rompre le calme de leur vie maté­rielle pour que l’es­prit de leur doc­trine — cet esprit qui avait gui­dé leurs pères — se réveille aussitôt. 

En 1887, par suite du ser­vice mili­taire obli­ga­toire, ceux mêmes à qui leur reli­gion inter­di­sait de por­ter les armes et qui autre­fois pou­vaient se faire rem­pla­cer, furent contraints de ser­vir. Pris au dépour­vu par cette mesure, les Dou­kho­bort­zis firent d’a­bord sem­blant de s’y sou­mettre. Mais au fond de leur conscience, il ne ces­sèrent pas de consi­dé­rer la guerre comme un crime. 

Ils recom­man­dèrent à leurs fils appe­lés sous les dra­peaux d’exé­cu­ter auto­ma­ti­que­ment les ordres de leurs chefs, mais sans jamais faire usage de leurs armes. 

Et ces hommes qui consi­dé­raient le meurtre et la vio­lence comme un péché, se prirent à réflé­chir sur l’in­com­pa­ti­bi­li­té de leur foi reli­gieuse avec le ser­vice militaire. 

En même temps, et d’a­près l’ar­rêt d’un tri­bu­nal offi­ciel, les biens pos­sé­dés en com­mun par les Dou­kho­bort­zis du plus petit de leurs deux groupes et s’é­le­vant à un demi-mil­lion furent attri­bués à l’un seul d’entre eux, qui avait renié sa foi par inté­rêt per­son­nel. Des pro­tes­ta­tions presque una­nimes s’é­le­vèrent à la fois contre le nou­veau béné­fi­ciaire de ces biens et contre les magis­trats cou­pables de s’être lais­sés acheter. 

Après que plu­sieurs de ces pro­tes­ta­taires — et par­mi eux le gérant que les Dou­kho­bort­zis ont cou­tume d’é­lire pour admi­nis­trer le bien com­mun — eurent été exi­lés dans le gou­ver­ne­ment d’Ar­khan­gelsk, le mou­ve­ment se précisa. 

Le plus grand nombre des Dou­kho­bort­zis, envi­ron 12,000 hommes, déci­dèrent de s’en tenir rigou­reu­se­ment aux tra­di­tions de leurs pères qu’ils avaient momen­ta­né­ment aban­don­nées. Ils renon­cèrent à l’u­sage du tabac, du vin, de la viande et de toute super­flui­té. Ils mirent les biens en com­mun afin de les répar­tir éga­le­ment et dédom­ma­gèrent ain­si ceux de leurs core­li­gion­naires tom­bés dans le besoin. En même temps ils réa­li­sèrent un nou­veau fonds com­mun réser­vé aux inté­rêts publics. Et retour­nant à la sévé­ri­té de leurs pre­miers prin­cipes, ils refu­sèrent aus­si toute par­ti­ci­pa­tion à la vio­lence et par suite au ser­vice militaire.

Afin de bien affir­mer la sin­cé­ri­té de leurs réso­lu­tions paci­fiques, même en cas de défense per­son­nelle, pen­dant l’é­té de 1895 les Dou­kho­bort­zis brû­lèrent les armes qu’ils avaient chez eux, comme, en ont tous les mon­ta­gnards du Cau­case, et ceux qui accom­plis­saient leur ser­vice refu­sèrent de le conti­nuer. Pour brû­ler ces armes qui leur appar­te­naient en propre et dont ils pou­vaient dis­po­ser libre­ment, ils fixèrent, après s’être concer­té, la nuit du 28 au 29 juin. Et cet auto­da­fé, accom­pa­gné par le chant des psaumes, avait lieu simul­ta­né­ment dans les gou­ver­ne­ments de Tiflis et d’E­li­sa­vet­pol et dans la pro­vince de Karsk. Dans cette der­nière seule les choses se pas­sèrent sans encombre. Mais dans le gou­ver­ne­ment d’E­li­sa­vet­pol on arrê­ta 40 Dou­kho­bort­zis qui sont encore sous les ver­rous, et dans celui de Tiflis l’ad­mi­nis­tra­tion locale se por­ta, sans aucune pro­vo­ca­tion, à des actes d’une sau­va­ge­rie inouïe. C’est le vil­lage de Gorie­loé — où rési­dait pré­ci­sé­ment le petit groupe des Dou­kho­bort­zis, celui dépos­sé­dé de ses biens — qui avait été choi­si pour l’au­to­da­fé des armes.

Soit par crainte, soit par envie, ceux du petit groupe dénon­cèrent leurs core­li­gion­naires du grand, les accu­sant de pré­pa­rer une émeute et d’at­ta­quer leur vil­lage à main armée. 

Les auto­ri­tés locales, sans contrô­ler le bien-fon­dé de la dénon­cia­tion, envoyèrent sur les lieux de l’in­fan­te­rie et des cosaques. Les sol­dats arri­vèrent près du vil­lage de Gorie­loé le matin, à l’heure où le bûcher sur lequel on avait brû­lé les armes ache­vait de s’é­teindre. Ils char­gèrent par deux fois ces hommes qui avaient volon­tai­re­ment renon­cé à leurs moyens de défense et qui, avec leurs femmes, chan­taient des can­tiques. Puis ils les mal­trai­tèrent odieusement. 

Ce fut le début de toute une série de per­sé­cu­tions contre les Dou­kho­bort­zis du grand groupe. Pour com­men­cer, on impo­sa à tous les vil­lages de Dou­kho­bort­zis l’en­tre­tien des troupes venues sur les lieux. Les habi­tants furent livrés, corps et biens, aux offi­ciers, aux sol­dats et aux cosaques tenant gar­ni­son dans ces vil­lages. Leurs biens furent mor­ce­lés et ven­dus à vil prix ; eux-mêmes insul­tés et bru­ta­li­sés de mille manières. 

Des femmes furent fouet­tées à coups de nagaï­kis [[Fouet très court et très dur qui pro­duit de ter­ribles bles­sures.]] Ceux qui, au nombre de trois cents envi­ron, avaient refu­sé d’en­trer dans la réserve et une tren­taine d’autres qui avaient refu­sé le ser­vice actif furent empri­son­nés ou diri­gés sur des com­pa­gnies de discipline. 

Enfin plus de quatre cents familles d’A­khal­ke­lak furent arra­chées à la paix du foyer et aux tra­vaux de la terre, puis exi­lées, après la vente de leurs biens, dans les quatre autres dis­tricts du gou­ver­ne­ment de Tiflis où elles furent aban­don­nées à leur sort. 

L’au­tomne der­nier des épi­dé­mies telles que la fièvre typhoïde, la diph­té­rie, la dys­en­te­rie, etc., ont écla­té par­mi les exi­lés… Et la mor­ta­li­té s’est accrue beau­coup, sur­tout chez les enfants. Quit­tant un pays froid et mon­ta­gneux pour des val­lées au cli­mat très chaud, où les ori­gi­naires eux-mêmes contractent des fièvres, les Dou­kho­bort­zis offrent d’au­tant plus de prise à la mala­die qu’ils sont contraints de se loger en des réduits insuf­fi­sants et que leurs moyens d’exis­tence sont très précaires. 

Ils n’ont d’autre res­source que le tra­vail de jour­na­liers pour le compte des habi­tants du vil­lage, et sans pou­voir cher­cher leur vie hors du vil­lage. Ce gain, d’or­di­naire très minime, l’é­tait encore plus l’an­née der­nière, la popu­la­tion locale ayant elle-même souf­fert par suite de la mau­vaise récolte et des inon­da­tions. Ceux qui ont la chance d’ha­bi­ter un vil­lage proche du che­min de fer peuvent y trou­ver du tra­vail un peu plus rému­né­ra­teur. Mais qu’est-ce que cela pour sou­la­ger de telles misères ? 

La situa­tion des Dou­kho­bort­zis devient de jour en jour plus pénible. Les mal­heu­reux n’ont pour toute nour­ri­ture que du pain et encore leur manque-t-il sou­vent. La plu­part pré­sente les symp­tômes de graves mala­dies pro­vo­quées par la famine. La mor­ta­li­té ne cesse d’aug­men­ter. Dans le dis­trict de Signakh, sur cent familles cent six per­sonnes sont mortes au cours d’une seule année. Dans celui de Goriisk la pro­por­tion est de quatre-vingt-onze per­sonnes pour cent-dix familles. Dans les autres dis­tricts, le chiffre des morts n’est pas encore connu. Mais la situa­tion n’est pas meilleure. 

Outre cette mor­ta­li­té, pour ain­si dire natu­relle, des cas de mort extra­or­di­naires occa­sion­nés par les mau­vais trai­te­ments des pri­sons et des com­pa­gnies dis­ci­pli­naires se pro­duisent constamment. 

Cyrille Kon­kine fut la pre­mière vic­time des bru­ta­li­tés endu­rées pen­dant que le vil­lage était livré aux troupes. Il mou­rut, sur la route de l’exil, en proie à la fièvre sur­ve­nue pen­dant qu’on le fus­ti­geait. — Au mois d’août 1886, Michel Stcher­kine fut tor­tu­ré jus­qu’à la mort par le fouet et la koby­la [[Sorte d’a­grès pour les exer­cices gym­nas­tiques trans­for­mé en ins­tru­ment de tor­ture. ]]. Par­mi les pri­son­niers, plu­sieurs sont morts on ne sait pas au juste com­ment. Et il faut pré­voir de nou­veaux décès tant par­mi la popu­la­tion que dans les pri­sons et com­pa­gnies de dis­ci­pline [[Nous sommes en mesure de com­plé­ter ces ren­sei­gne­ments som­maires par tous les détails vou­lus et de les cor­ro­bo­rer par des preuves capables de détruire les calom­nies odieuses lan­cées contre les Dou­kho­bort­zis dans des docu­ments tels que le Rap­port confi­den­tiel du prince Cher­ve­hid­zè, gou­ver­neur de Tiflis, au géné­ral Ché­re­me­teff, chef de la pro­vince du Cau­case. A cet effet, nous conser­vons tous les maté­riaux ras­sem­blés par nous et au moyen des­quels on pour­ra véri­fier la par­faite exac­ti­tude de nos dires.]]. 

Les exi­lés déci­més par la faim et la mala­die, et leurs frères voués à une mort lente dans les com­pa­gnies dis­ci­pli­naires, sup­portent leur mar­tyre sans se plaindre et sans deman­der qu’on leur vienne en aide, car ils aiment la cause pour laquelle ils souffrent. Mais nous autres qui voyons leurs maux, nous ne pou­vons y demeu­rer indif­fé­rents. Com­ment leur por­ter secours ? 

On peut de deux façons assis­ter ces mal­heu­reux per­sé­cu­tés pour leur foi religieuse.

Comme nous le pres­crit l’é­van­gile et nous y pousse notre propre cœur, il faut don­ner hos­pi­ta­li­té au voya­geur, vêtir celui qui est nu, visi­ter le malade et le pri­son­nier, apai­ser la faim de celui qui n’a pas man­gé ; mais il faut aus­si démon­trer la cruau­té et la folie de leurs actes à tous ceux qui se rendent res­pon­sables des per­sé­cu­tions, soit qu’ils les ordonnent ou s’abs­tiennent de les empê­cher, soit qu’ils les approuvent et s’en fassent les instruments. 

Et c’est pour­quoi, ayant appris les pre­miers tout ce que nous venons de rap­por­ter, nous sup­plions les Russes et les étran­gers de Ave­nir au secours de nos mal­heu­reux frères. 

Qu’ils viennent en aide aux malades, aux vieillards et aux enfants, et qu’ils élèvent la voix en faveur des persécutés. 

Des sommes d’argent peuvent être envoyées direc­te­ment au Cau­case, à ceux qui dis­tri­buent des secours à leurs frères néces­si­teux ; dans le cas où cela devien­drait impos­sible, les sous­crip­tions peuvent nous être adres­sées ; nous nous char­geons de les trans­mettre à qui de droit. 

Le meilleur moyen de témoi­gner sa sym­pa­thie aux per­sé­cu­tés et de rendre plus humains les per­sé­cu­teurs serait de se rendre sur le théâtre des évé­ne­ments afin de se rendre un compte exact des faits et de pou­voir ensuite les publier. 

Bien que nos mar­tyrs ne réclament l’aide de per­sonne, rien ne sau­rait leur être plus pré­cieux que les témoi­gnages de com­pas­sion et d’a­mour, — de cet amour pour lequel ils donnent leur vie. 

Il est de toute néces­si­té d’ailleurs de por­ter ces faits à la connais­sance de tous, car il est impos­sible que le gou­ver­ne­ment russe veuille, par une série de per­sé­cu­tions impla­cables et sys­té­ma­tiques, anéan­tir les Dou­kho­bort­zis. Il y a là sans doute un mal­en­ten­du qu’il importe de dissiper. 

Secou­rez-nous !

[/​Paul Biriou­koff,

Mos­cou, Zou­bo­vo, impasse Dol­guï, Nunie 

Ivan Tre­gou­boff,

Gou­ver­ne­ment de Voro­nej, bureau de poste de Rossocha. 

Wla­di­mir Tchert­koff,

Peters­bourg, Was­si­lievs­ki Ostrov pers­pec­tive Bolc­boï, 79. [[Le Chris­tian World annonce dans son numé­ro du 18 mars, que Paul Biriou­koff et I. Tre­gou­boff ont été arrê­tés tan­dis que Tchert­koff a réus­si à pas­ser la fron­tière et se trouve actuel­le­ment en Angle­terre, Broom­field, Dup­pas Hill, Croy­don. L.R.]]

[|* * * *|]

Les faits rela­tés dans cet appel rédi­gé par trois de mes amis ont été plu­sieurs fois véri­fiés. Ces lignes ont été minu­tieu­se­ment revues et cor­ri­gées et tout ce qui, même vrai, eût pu paraître exa­gé­ré en a été ban­ni de façon que tout ce qu’elles contiennent soit d’une indé­niable et par­faite véri­té, — autant que la véri­té est acces­sible à des hommes n’ayant d’autre but, en la publiant, que ser­vir Dieu et leurs pro­chains, aus­si bien les per­sé­cu­teurs que les persécutés. 

Quelque frap­pants que soient, par eux-mêmes, les faits rap­por­tés ici, leur impor­tance sera déter­mi­née sur­tout par la façon dont ont les accueille­ra. Or je crains que la plu­part de ceux qui liront cet appel n’en com­prennent pas toute la portée. 

Ce sont là, dira-t-on, des per­tur­ba­teurs, des Mou­jiks illet­trés, des fana­tiques tom­bés sous une influence per­ni­cieuse. C’est une secte nui­sible, sédi­tieuse qu’un gou­ver­ne­ment ne sau­rait souf­frir. Il faut la sup­pri­mer, comme on sup­prime toute doc­trine dan­ge­reuse pour la paix publique. S’il y a des femmes, des enfants, des inno­cents qui souffrent, tant pis ! diront en haus­sant les épaules, les gens qui ne vou­dront pas appro­fon­dir l’im­por­tance de ces faits. 

La plu­part ne trou­ve­ront pas que ces évré­ne­ments dépassent en inté­rêt tout ce qui se pro­duit dans le cours ordi­naire de la vie et a sa rai­son d’être. Les contre­ban­diers, d’a­près ces gens imper­tur­bables, il faut les tra­quer jus­qu’au der­nier ; les anar­chistes et les ter­ro­ristes en pur­ger la socié­té ; les fana­tiques, tels par exemple que les scopt­zis, les empri­son­ner ou les exi­ler ; les per­tur­ba­teurs de l’ordre, les sup­pri­mer. Tout cela leur parait simple, pré­cis et réglé d’a­vance, donc sans intérêt. 

Ce serait pour­tant une grave erreur que d’en­vi­sa­ger de la sorte les faits rap­por­tés dans le pré­sent appel. 

Dans la vie des peuples et de l’hu­ma­ni­té comme dans la vie indi­vi­duelle — en ce der­nier domaine cha­cun a pu comme moi s’en rendre compte — il y a des évé­ne­ments qui consti­tuent, pour ain­si dire, des tur­ning points. Pareils à cette brise légère du matin en laquelle Élie recon­nut Dieu, ces évé­ne­ments ne sont ni bruyants, ni écla­tants, ni extra­or­di­naires et pour­tant on regrette qu’ils aient tra­ver­sé notre vie sans qu’on s’en aper­çoive et sans qu’on en soup­çonne l’im­por­tance. « Si j’a­vais su que ce moment devait avoir pour moi une si grande impor­tance, j’au­rais agi autre­ment », se dit-on après. La même chose se pro­duit dans la vie de l’hu­ma­ni­té. L’en­trée triom­phale d’un empe­reur romain en sa capi­tale acca­pare toutes les atten­tions, tan­dis que le Gali­léen prê­chant sa nou­velle doc­trine, et sup­pli­cié comme tant d’autres pour des crimes ana­logues, passe inaper­çu. Et de nos jours ? Savoir qui occu­pe­ra le Bos­phore ou qui s’emparera d’un lopin de terre en Afrique ou en Asie, ou bien qui l’emportera dans la ques­tion du bi-métal­lisme, voi­là ce qui pas­sionne les raf­fi­nés de nos par­tis poli­tiques, les membres des par­le­ments anglais, fran­çais, ita­liens, des reichs­tags alle­mands et autri­chiens, les mar­chands de la Cité et les ban­quiers cos­mo­po­lites. Quant à ce qui se passe en ce loin­tain Cau­case où le gou­ver­ne­ment russe prend ses mesures pour répri­mer quelques fana­tiques rebelles aux auto­ri­tés, cela vaut-il seule­ment la peine qu’on en parle ! Et pour­tant, en réa­li­té, à coté des choses si graves qui se passent au Cau­case, ne sont-ce pas les pré­oc­cu­pa­tions de ces hommes qui sont étranges et ridi­cules, de ces hommes par­ve­nus à l’âge mûr, ins­truits et éclai­rés par la doc­trine du Christ, ou qui, tout au moins, connais­sant cette doc­trine pour­raient s’ils vou­laient, l’approfondir ? 

Pilate et Hérode pou­vaient, eux du moins, ne pas com­prendre pour­quoi fut tra­duit devant le tri­bu­nal ce Gali­léen qui avait révo­lu­tion­né leur pro­vince. Ils ne dai­gnèrent pas en effet s’in­for­mer seule­ment de sa doc­trine. Et même s’ils l’a­vaient fait ils seraient par­don­nables d’a­voir cru que cette doc­trine pou­vait dis­pa­raître. Mais est-il per­mis aujourd’­hui d’i­gno­rer cette doc­trine qui existe depuis dix-huit cents ans et qui ne dis­pa­raî­tra pas jus­qu’à ce qu’elle soit com­plè­te­ment réa­li­sée ? Et, si nous la connais­sons, pou­vons-nous igno­rer l’im­por­tance des faits qui se passent actuel­le­ment au milieu des Dou­kho­bort­zis, quelque obs­curs qu’ils soient. Les dis­ciples du Christ étaient aus­si humbles, aus­si peu culti­vés, aus­si igno­rés que ceux-là. Et ils ne pou­vaient pas être autre­ment. Ce qui se passe par­mi les Dou­kho­bort­zis ou plu­tôt dans la confré­rie des chré­tiens uni­ver­sels, comme ils s’ap­pellent, ce n’est pas quelque chose de nou­veau, ce sont les semences jetées par le Christ qui germent, c’est la résur­rec­tion du Christ lui-même. Cette résur­rec­tion doit s’ac­com­plir, ne peut pas ne pas s’ac­com­plir, et on ne peut pas refu­ser de la voir parce que elle s’ac­com­plit sans le gron­de­ment des canons, la parade des troupes, les dra­peaux cla­quant au vent, les fon­taines lumi­neuses, les fan­fares, les lumières élec­triques, les carillons des cloches et les dis­cours solen­nels de gens cha­mar­rés de galons et enru­ban­nés. Il n’y a que les sau­vages qui jugent l’im­por­tance des faits d’a­près leur éclat extérieur. 

Qu’on veuille le voir ou non, cette com­mu­nau­té des Dou­kho­bort­zis réa­lise au Cau­case, sur­tout depuis les per­sé­cu­tions, la vie chré­tienne, cette vie chré­tienne au nom de laquelle se pro­duit tout le bien qui se fait dans le monde. Toutes nos orga­ni­sa­tions sociales, par­le­ments, asso­cia­tions, les sciences, les arts, tout cela n’existe que pour réa­li­ser cette vie que nous voyons devant nos yeux — nous tous qui pen­sons — comme l’i­déal le plus éle­vé. Et voi­ci que des gens ont réa­li­sé cet idéal — et l’ont réa­li­sé, quoi­qu’im­par­fai­te­ment, — comme nous ne pou­vions pas espé­rer le faire avec notre orga­ni­sa­tion sociale com­pli­quée. Com­ment ne pas recon­naître l’im­por­tance de ce fait ? 

Plus d’une fois déjà on a cher­ché à réa­li­ser la vie chré­tienne, dit-on. Mais tous, Qua­kers, Méno­nites et autres, ont fai­bli, dégé­né­ré en indi­vi­dus quel­conques, vivant de la vie ordi­naire des citoyens. Et on en conclut que ces ten­ta­tives sont sans impor­tance. Autant vau­drait dire que les dou­leurs d’une femme en couches ne comptent pas jus­qu’à ce qu’elle ait mis l’en­fant au monde, et que ne sont rien, non plus, les rayons de soleil qui n’a­mènent pas le prin­temps d’un seul coup. 

Que faut-il donc pour réa­li­ser la vie chré­tienne ? Ce n’est pas par des pour­par­lers diplo­ma­tiques sur l’A­bys­si­nie, des ency­cliques du pape, des congrès socia­listes, etc.. que l’on arri­ve­ra à trou­ver la source de toute vie. 

Si le règne de Dieu, c’est-à-dire de la jus­tice et de la véri­té sur terre, doit se réa­li­ser, ce ne sera que par des ten­ta­tives ana­logues à celles des pre­miers chré­tiens, des Pau­li­niens, des Albi­geois, des Frères Moraves, des Qua­kers et des Méno­nites, de tous les vrais chré­tiens du monde entier et enfin de notre confré­rie des chré­tiens uni­ver­sels, — les Dou­kho­bort­zis. Les dou­leurs de l’en­fan­te­ment deviennent plus vio­lentes. Et cela loin de prou­ver que l’en­fan­te­ment ne se pro­dui­ra pas, nous assure au contraire qu’il est proche. 

On dit que cela se fera, mais d’une autre manière : par le livre, le jour­nal, l’u­ni­ver­si­té, le théâtre, les dis­cours, les réunions, les congrès. Mais si ce sont ces moyens qui doivent conduire à la vie chré­tienne, il faut que des hommes les mettent en œuvre et des hommes bons, chré­tien­ne­ment ins­pi­rés, dis­po­sés à une vie d’a­mour et de com­mu­nisme, ce qui revient à dire que la condi­tion essen­tielle de la vie chré­tienne est la réunion d’hommes qui ont réa­li­sé déjà notre idéal. Or ces gens existent. 

Mais peut-être — quoique j’en doute — ce mou­ve­ment des Dou­kho­bort­zis sera, une fois encore, répri­mé, sur­tout si les hommes ne veulent pas com­prendre l’im­por­tance de ce qui se passe ni venir en aide à leurs frères. Mais l’es­sence du mou­ve­ment, ce qu’il exprime en réa­li­té, cela ne mour­ra, ne pour­ra mou­rir et tôt ou tard, se fai­sant jour à nou­veau, détrui­ra tout ce qui opprime encore le monde. C’est une ques­tion de temps. 

Cer­tains, il est vrai, et ce ne sont pas les moins nom­breux, pensent et disent : « Après nous le déluge ! » Et mus par cet égoïsme ils essayent d’en­rayer le pro­grès. Mais sans atteindre leur but ils n’ar­rivent, par ces efforts inutiles, qu’à détruire leur propre vie. Car l’homme ne vit vrai­ment que si son exis­tence se résume à ser­vir l’œuvre de Dieu. En s’y oppo­sant les hommes s’ôtent la vie sans par­ve­nir à retar­der l’œuvre de Dieu pour une seule année ni même pour une seule heure. 

Grâce à ce lien qui unit dès à pré­sent tous les habi­tants de la terre, grâce au réveil de l’es­prit chré­tien qui se mani­feste sur tous les points du globe, on peut déjà pré­voir que l’ac­com­plis­se­ment de la volon­té divine est proche. L’a­veu­gle­ment et la fureur du gou­ver­ne­ment russe s’a­char­nant après ces chré­tiens héroïques, la dou­ceur éton­nante et la fer­me­té de ces mar­tyrs modernes sont autant de signes de cet avè­ne­ment prochain. 

C’est pour­quoi, après avoir com­pris l’ex­trême gra­vi­té de ce qui se passe aujourd’­hui, rap­pe­lons-nous que l’oc­ca­sion d’a­gir qui s’offre à nous ne se pré­sen­te­ra jamais plus et imi­tons ce mar­chand de l’É­van­gile qui, pour acqué­rir une seule perle pré­cieuse, ven­dit tous ses biens. Dédai­gnons les mes­quines consi­dé­ra­tions des inté­rêts égoïstes et que cha­cun de nous — quelle que soit sa situa­tion — fasse de son mieux sinon pour secou­rir ceux par qui l’œuvre de Dieu s’ac­com­plit ou prendre sa part à cette œuvre, du moins pour ne pas se mon­trer hos­tiles à ce qui se fait en vue de notre bien.

[/​L. Tol­stoï/​]

La Presse Anarchiste