La Presse Anarchiste

Chronique littéraire

Aspects, par M. Adolphe Ret­té. — Au delà des Forces, par M. Bjorn­son. — La Rouille du Sabre, par M. Eugène Morel. — Vers la mort, par M. Gas­ton Dan­ville. — La Vie d’un, par M. Louis Lumet. 

[|* * * *|]

Je ne sau­rais par­ta­ger les injus­tices et les viru­lences lit­té­raires de M. Ret­té. Mais les juge­ments per­son­nels de l’au­teur sur les écri­vains qu’il cri­tique mis à part et tout en lui en lais­sant la res­pon­sa­bi­li­té, res­pon­sa­bi­li­té qu’il est de taille à por­ter, je ne pour­rais trop dire le plai­sir que son livre de cri­tique m’a don­né, par sa pas­sion, son indé­pen­dance, sa lar­geur de vues. Comme nous sommes loin ici des que­relles pué­riles d’é­coles lit­té­raires, hein, mes petits éco­liers de lettres ? Comme ça dépasse, en somme, toutes ces dis­putes de col­lèges et de pri­sons esthé­tiques, ou de mar­chands de phrases, prô­nant cha­cun leur spé­cia­li­té, tout ce papo­tage pédant de cuistres ou de lit­té­ra­ture qu’on vou­drait nous faire prendre pour de la vie intel­lec­tuelle ! Il s’a­git bien de ça, et que le vers soit de douze pieds ou de qua­torze, et que la rime soit riche ou non, et que la prose soit plus rêvée ou plus pho­to­gra­phiée, et à qui aura la meilleure for­mule, la seule, et la meilleure ortho­graphe et l’é­ru­di­tion la plus far­fouillée, et aus­si le lau­rier eh papier et le petit livret de caisse d’é­pargne des dis­tri­bu­tions de prix ! 

Nous en arri­vions aux let­trés chi­nois, aux concours, aux cer­ti­fi­cats, aux élec­tions ; de là à la patente, que le gou­ver­ne­ment ne man­que­rait pas d’im­po­ser aux écri­vains, comme il tâtonne déjà de le faire pour les peintres… 

Ah ! oui, il serait temps d’a­vé­rer un peu, comme le dit si jus­te­ment M. Ret­té, devant cette caco­pho­nie de pédants : « l’exal­ta­tion de l’in­di­vi­du et l’a­bo­li­tion des écoles. » 

Mais c’est même bien plus haut que ces ques­tions d’in­ter­nat lit­té­raire que s’é­lève et se meut l’es­prit com­ba­tif, vaillam­ment liber­taire de M. Ret­té. Et si les tours d’i­voire, celle entre autres du fabri­cant de rébus pour jour­naux déca­dents, qu’est M. Mal­lar­mé, l’a­gacent au point de les culbu­ter au pas­sage d’une chi­que­naude, dès les pre­mières pages les confi­dences du bon cri­tique à son diable fami­lier Gry­mal­kin, nous indiquent quels sujets autre­ment inté­res­sants que ces dis­cus­sions à la Tris­so­tin l’émotionnent. 

Écou­tez plutôt : 

Gry­mal­kin

« … La Société ?… 

Maître Phan­tasm

Une étable puante où des porcs se dis­putent une pâtée grossière. 

Gry­mal­kin

La Patrie ?…

Maître Phan­tasm

Une cage où des bêtes féroces hurlent en mor­dant les bar­reaux, à ren­contre d’autre bêtes, de poil dif­fé­rent, qu’on tient recluses en face d’elles. 

Gry­mal­kin

La Famille ?

Maître Phan­tasm

Des singes gri­ma­çant et se pin­çant les uns les autres. 

Gry­mal­kin

La Reli­gion ?..-

Maître Phan­tasm

Des hiboux bat­tant de l’aile sur des cercueils. 

Gry­mal­kin

Eh bien ! que veux-tu faire ? 

Maître Phan­tasm

Démo­lir et démo­lir encore pour que l’homme sorte de la bête. 

Gry­mal­kin

Ain­si vous crée­rez la justice… » 

Ain­si éga­le­ment nous voi­là ren­sei­gnés et tran­quilles. Ins­pi­rée de la sorte, la cri­tique lit­té­raire de M. Ret­té ne peut patau­ger dans les bas inté­rêts, les petites vile­nies, les vani­tés et les ambi­tions mes­quines des cote­ries de plu­mi­tifs. Et il va donc s’a­gir, en fait de lit­té­ra­ture, d’autre chose que de la lit­té­ra­ture elle-même ! Chose peu pas­sion­nante quand elle se réduit à une ques­tion de mots, alors jou­jou comme un autre, comme le loto, comme tel sport ou tel autre. La lit­té­ra­ture n’offre pas un but qui se suf­fise à lui-même ; elle n’existe que comme résul­tat. Il faut d’a­bord avoir quelque chose à dire. Facit indi­gna­tio… Il faut une pas­sion, une colère, de l’a­mour, de l’a­ni­ma­li­té, une idée, un idéal, pas l’I­déal avec un grand I et abs­trait, un idéal pré­cis, choi­si, défi­ni… Et il se trouve alors quand on a expri­mé sa haine, son idée, son amour, que c’est de la lit­té­ra­ture, si le talent y est… Autre­ment ce n’est que du Mal­lar­mé en effet. Modu­la­tions alpha­bé­tiques, exer­cices gram­ma­ti­caux : ba, be, bi, bo, bu, avec quelques variantes, quelques, évidemment… 

Aus­si M. Ret­té, en son active cri­tique, laisse-t-il tout d’a­bord de côté, dans leur coin stu­dieux, ces joueurs aux échecs lit­té­raires, alam­bi­queurs de quin­tes­sences pué­riles, et, en fait d’é­cri­vains, sa sym­pa­thie vole-t-elle tout droit au tri­mar­deur d’Axa, l’im­pla­cable et fin grif­feur dont le muffle bour­geois garde encore la balafre, comme une signa­ture si joli­ment féroce et élégante. 

Et c’est, à l’é­cart de « cet Empire du Néant qu’est l’art pour l’Art », Paul Ver­laine, « l’é­ton­né, l’im­pul­sif, l’en­fant bar­bare et char­mant », le poète en marge des ambi­tions, des clans, de la vie régu­lière, des jour­naux, si poète par cela même qu’il reste en dehors de ce « tout le reste qui est la littérature. » 

C’est même Rava­chol, Vaillant, Emile Hen­ry, Case­rio, ces âmes tra­giques, des­quels M. Ret­té tente l’a­na­lyse impar­tiale, prou­vant le dés­in­té­res­se­ment abso­lu de leurs actes, et com­ment la force même dont use et abuse la Socié­té les condui­sit en toute logique à employer per­son­nel­le­ment la violence. 

Car il n’y a pas que de la cri­tique lit­té­raire dans le livre de M. Ret­té. Et ce qui en fait l’éner­gie et la beau­té est pré­ci­sé­ment l’é­lan de bataille dont l’œuvre est empor­tée en faveur des idées de liber­té et de jus­tice, et contre les inté­rêts vils, les égoïsmes mes­quins, les vani­tés dérisoires. 

Contre les cas de régres­sion aus­si, la las­si­tude ou la lâche­té céré­brale, qui rejettent des écri­vains, même du beau talent de M. Huys­mans, vers des fois sur­an­nées, des amu­lettes écu­lées, des mys­ti­cismes godiches et si piètres, dans les balayures des­quels il est vrai­ment hon­teux ou pitoyable qu’un esprit moderne et ins­truit trouve encore à se repaitre. Ou, pis encore, contre les réin­ven­teurs et baise-cul du diable. Il est vrai que ceux-là sont si farce !

En face de quelles bon­dieu­se­ries, dia­ble­ries ou âne­ries, M. Ret­té ne craint pas de se ran­ger avec Émile Zola et les esprits qui ont gar­dé encore quelque équi­libre du côté de la science, contre tous les réac­teurs mystiques. 

Que signa­ler encore dans le livre de M. Ret­té ? Une étude docu­men­tée et fort inté­res­sante sur Bakou­nine et sa cor­res­pon­dance ; un juge­ment aus­si juste qu’a­cerbe sur le mili­ta­risme, à pro­pos de la Grande famille, de Grave ; bien d’autres choses encore. Tout le livre est à lire, brû­lant de pas­sion, cris­pé de colère, hau­tain d’i­dées et de juge­ments, large d’ins­pi­ra­tion. Sans doute, bien des appré­cia­tions per­son­nelles res­tent dis­cu­tables. Qu’im­porte ? L’in­ten­tion est pure, dénuée de tous cal­culs, dédai­gneuse de scan­dales. Un livre brave, d’in­dé­pen­dant et de sin­cère, mais qui touche à trop de potiches consa­crées et qui fait trop de bles­sures pour que l’au­teur puisse espé­rer qu’on lui rende jus­tice sur le mar­ché lit­té­raire, ce qui le cha­grine peu, j’imagine.

[|* * * *|]

La bro­chure d’Au-delà des Forces, qu’a fort bien impri­mée l’é­di­teur Stock, donne à la lec­ture une impres­sion dra­ma­tique aus­si forte que celle que la repré­sen­ta­tion a pu pro­cu­rer aux spec­ta­teurs de l’Œuvre. C’est avec l’Enne­mi du peuple, d’Ib­sen, et les Tis­se­rands, d’Haupt­mann, un des rares et puis­sants drames où la ques­tion sociale soit mise en action, au pre­mier plan, dans son ampleur et sa gra­vi­té. La pièce de Bjorn­son est même de toutes la plus com­plète, la plus pré­cise, la plus actuelle aus­si. Un écho y reten­tit des explo­sions de colère qui, il n’y a pas très long­temps, ont écla­té si à l’im­pro­viste, en plein azur bour­geois. La cri­tique dra­ma­tique a suf­fi­sam­ment nar­ré le sujet du drame pour que je n’aie pas à le déve­lop­per ici. Il sera plus inté­res­sant d’é­lu­ci­der et de dis­cu­ter les ten­dances mêmes de la pièce, le juge­ment final de l’au­teur, assez confus. Bjorn­son, en somme, dans cette guerre sociale, où les uns se servent de la famine et de la troupe, pour domp­ter les rébel­lions ouvrières, où les autres emploient la poudre et la dyna­mite, n’a pas pris fran­che­ment par­ti pour les uns ou pour les autres. On ne peut guère lui repro­cher cette réserve qui, taci­te­ment et par cela seul qu’elle existe, donne évi­dem­ment rai­son aux révol­tés. Car si c’é­tait aux maîtres actuels qu’al­lait la sym­pa­thie de M. Bjorn­son, il aurait eu trop peu à craindre et trop à gagner à la mani­fes­ter à grand orchestre. Tan­dis qu’ap­prou­ver le cas contraire est dan­ge­reux dans tous les pays. Il y a des apo­lo­gies qu’on est bien obli­gé d’at­té­nuer, et pour qui sait com­prendre, ne pas condam­ner équi­vaut plu­tôt à une appro­ba­tion tacite…

Main­te­nant, et il est loi­sible de le conce­voir ain­si, M. Bjorn­son a pu, du haut d’un pes­si­misme olym­pien et d’une cha­ri­té trans­cen­dan­tale, regar­der en pitié cette lutte d’é­phé­mères humains, en les plai­gnant tous, en les condam­nant tous, et bien per­sua­dé d’ailleurs delà par­faite inuti­li­té de leurs efforts, de leurs colères et de leurs mar­tyres. Cette manière fort com­mode de regar­der les choses et les êtres de haut, en une supé­rio­ri­té indul­gente et un peu dédai­gneuse de bon Dieu, et dans une déses­pé­rance hau­taine de tout pro­grès pos­sible, semble par moments res­sor­tir d’une tirade de Rachel, au troi­sième acte, où elle fait par­ler la nature : « Honte ! honte à vous ! Vous écla­bous­sez mes feuilles de sang… » Mais sur­tout ce pes­si­misme res­sort dans le décou­ra­ge­ment de Bratt : « Ah ! com­ment, après ce que j’a­vais souf­fert, ai-je pu croire une seconde fois ? » et du titre même de l’œuvre géné­rale : « Au-delà des forces humaines. » 

Au-delà ?

Eh ! bien, non, pas du tout. Pour­quoi au-delà ? De quoi s’a­git-il ? Vrai­ment c’est aga­çant aus­si toute cette reli­gio­si­té, cet abso­lu, cet abs­trait, qu’on mêle aux ques­tions sociales qui doivent être, qui ne sont que des ques­tions (en ce qu’elles sont à résoudre immé­dia­te­ment) pra­tiques, de fait, matérielles. 

La ques­tion sociale est avant tout et d’a­bord une ques­tion de pain ; il faut que les hommes s’en­tendent pour man­ger tous à leur faim, assu­rer leur exis­tence, cette, sécu­ri­té de l’exis­tence maté­rielle don­nant seule la liber­té, la facul­té de déve­lop­per alors à son aise son être moral et intel­lec­tuel. Il s’a­git donc, somme toute, d’or­ga­ni­ser une éco­no­mie sociale, une culture, une indus­trie, qui assurent la vie de cha­cun et de tous. Et vous nous ferez croire que ça dépasse les forces humaines, de plan­ter assez de blé, de choux, et de nour­rir assez de bétail pour que cha­cun mange. Allons donc ! Une simple ques­tion de jar­di­nage, si on ne la com­pli­quait pas exprès, avec un tas de bille­ve­sées morales, ou sen­ti­men­tales, ou phi­lo­so­phiques, ou reli­gieuses, ou poli­tiques, sous les­quelles il n’y a sou­vent que des inté­rêts par­ti­cu­liers abso­lu­ment bestiaux. 

Et voyez un peu com­ment un esprit puis­sant, pro­fond, génial et bien inten­tion­né a de la peine à décom­pli­quer la ques­tion, à la poser dans ses termes exacts et pra­tiques. Au delà des Forces ne signi­fie pas seule­ment dans l’es­prit de Bjorn­son la solu­tion impos­sible de la ques­tion sociale, c’est éga­le­ment le titre d’une autre pièce, qui pré­cède celle-ci et se lie avec elle, et où le terme déses­pé­rant « au delà des forces », signi­fie cette fois l’im­puis­sance de l’homme à pos­sé­der l’in­fi­ni, à tou­cher le nom­mé Dieu, à arri­ver à la cer­ti­tude reli­gieuse à sor­tir enfin de sa rela­ti­vi­té et à com­mu­nier avec l’ab­so­lu théô­lo­gique. Ceux qui ont vu jouer cette pre­mière pièce se rap­pellent l’ad­mi­rable scène des pas­teurs où Bratt jette, en face de ses confrères vul­gaires, le cri de son angoisse, de son doute et de son impuis­sance ! Magni­fique sujet, certes, que celui de la débi­li­té méta­phy­sique de l’homme, admi­rable et dou­lou­reux cri de sa fai­blesse réper­cu­té et per­du dans les inson­dables et muets abîmes de l’in­con­nu et de l’inconnaissable ! 

Mais l’autre, le sujet de la deuxième pièce, cette conquête du pain et de la liber­té pour les hommes, sur notre petite pla­nète, pour­quoi Au-delà des Forces ? Nous ne sommes plus ici dans la méta­phy­sique, dans l’im­pos­sible, dans l’ab­so­lu ; nous sommes en plein rela­tif, dans de pures contin­gences humaines. Nous ne sommes plus entre les hommes et un Dieu ou un Néant quel­conque ; nous sommes entre hommes, tout sim­ple­ment, sur une pla­nète défi­nie, connue, res­treinte, dont il s’a­git uni­que­ment de nous par­ta­ger les res­sources maté­rielles en frères, en amis, en braves gens, au lieu de nous dis­pu­ter comme des chiens imbé­ciles sur les débris d’une curée. Et Bratt a tort, il a conser­vé ses vieilles visions, ses vieilles manies théo­lo­giques, ça n’est pas du tout, cette fois, Au-delà des Forces. L’in­fi­ni res­te­ra peut-être, sans doute, tou­jours inabor­dable, mais la terre, notre petite terre, nous n’ar­ri­ve­rions pas à la conqué­rir ?… Nous n’es­pé­rons plus les para­dis d’outre-tombe, mais le para­dis ter­restre, il n’y faut qu’un peu de cou­rage et de bonne volon­té, quelques arbres à fruits à plan­ter, et sur­tout que ce ne soit à per­sonne pour que tout le monde en pro­fite. Et ne nous « tour­men­tons pas d’in­fi­ni » de grâce, car évi­dem­ment alors nous n’ar­ri­ve­rons jamais ; non du rela­tif et du pra­tique et sui­vant nos forces. 

Avec tout ça, un auteur dra­ma­tique qui a écrit la petite scène (à faire), la sau­te­rie dans le châ­teau moyen-âge, est un har­di, un hon­nête et brave homme de génie. Mais pour­quoi dit-il après qu’il faut par­don­ner ? Par­don­ner quoi, à qui ? Je ne sais pas, je ne vois qu’à applau­dir et j’applaudis. 

[|* * * *|]

Le roman de M. Eugène Morel com­porte une thèse ; son titre en donne une indi­ca­tion méta­pho­rique. Cette thèse, plu­tôt patrio­tique est ingrate, sans inté­rêt bien vif. Il s’a­git d’un offi­cier qui toute sa vie attend qu’une guerre éclate, pour avan­cer, gagner du galon et de l’argent, faire en somme sa posi­tion. Et rien ne vient, il stagne en pleine paix dans les grades infé­rieurs, vit en bureau­crate beso­gneux, tombe fina­le­ment, une fois retrai­té, dans la misère. Et l’au­teur a plu­tôt l’air de le plaindre ; M. Morel est plein de com­mi­sé­ra­tion pour son per­son­nage, com­mi­sé­ra­tion que mal­heu­reu­se­ment il ne nous fait pas par­ta­ger et qui reste peu com­mu­ni­ca­tive. Qu’un offi­cier ne fasse pas ses affaires, manque des occa­sions de tue­rie, ça ne nous émo­tionne pas beaucoup. 

D’ailleurs son héros, qui s’é­tait enga­gé et qui n’a pas le sou, est encore ain­si plus heu­reux et plus riche que s’il était res­té simple pay­san ou ouvrier ; c’est encore un pri­vi­lé­gié, mal­gré le galon qui lui manque. Quant au côté sati­rique que M. Morel a cer­tai­ne­ment entre­vu et par moments esquis­sé, ce ridi­cule de toute une armée exer­cée depuis si long­temps dans l’at­tente tou­jours fébrile d’une guerre qui n’ar­rive jamais, espèce de mata­more d’an­cienne comé­die, fai­sant dans le vide des gestes de mas­sacre, la seule pos­si­bi­li­té qui dure tou­jours d’un acci­dent capable de mettre le feu aux poudres empêche d’en goû­ter le côté dif­fi­ci­le­ment comique. C’est peut-être très drôle que ça n’é­clate pas, mais comme ça pour­rait tout de même éclater… 

Lais­sons la thèse pour le livre lui-même qui est infi­ni­ment plus inté­res­sant. La seconde par­tie sur­tout, tout impré­gnée d’hu­ma­ni­té dou­lou­reuse, com­prend des pages tout à fait supé­rieures. Et le roman four­mille de jolis pas­sages et de jolies sil­houettes. C’est du jour où le capi­taine Jean­nin a pris sa retraite et quit­té l’ar­mée, qu’il devient sym­pa­thique. Acca­blé de charges, sa pen­sion est loin de lui suf­fire, il se trouve dans la misère, il souffre. C’est alors un homme comme un autre, un mal­heu­reux comme un autre. Eugène Morel nous a décrit d’une façon poi­gnante ce dénue­ment, ce cal­vaire de l’ex-capi­taine à la recherche d’une place, à tra­vers la boue de Paris les offi­cines louches où la misère elle-même est déva­li­sée, et son ago­nie et son désar­roi au milieu de cette bataille cruelle, de cette ter­rible guerre pour la vie dont il ne soup­çon­nait pas l’exis­tence, jus­qu’i­ci, sous la paix sociale appa­rente. Et puis, ce sont des souf­frances de femme, des souf­frances et des morts d’en­fants, lamen­tables, humaines, émou­vantes ; et des phy­sio­no­mies et des psy­cho­lo­gies de villes, pit­to­resques et curieuses ; et une demoi­selle de Saint-Denis, la fille du capi­taine, qui se fait cocotte, et le fils de l’of­fi­cier qui n’a pas vou­lu de l’é­tat de son père, et qui, sans cou­rage devant la vie d’ailleurs peu encou­ra­geante, se tue, un peu pué­ri­le­ment tout de même. Et c’est encore un type de sol­dat, d’or­don­nance, pris sur le vif, tout à fait réus­si, plein de bon­té et de gaie­té et d’in­cré­du­li­té rus­tique et joviale en face de toutes les pompes militaires. 

En somme un livre très étu­dié et ému, avec de belles pages d’hu­ma­ni­té et de souf­france, bon­dé de choses, d’ob­ser­va­tions, d’i­dées, de sen­ti­ments, mal­heu­reu­se­ment encom­bré, un peu confus, un peu éter­nel­le­ment lou­voyant dans le style et la concep­tion, mais d’un écrivain. 

[|* * * *|]

Le roman de M. Dan­ville étu­die le début d’une folie, la manie gran­dis­sante du sui­cide chez un jeune homme que rien, dans sa vie pri­vée ni dans sa situa­tion sociale, ne sem­ble­rait devoir pré­dis­po­ser à aucune espèce d’i­dées noires. Jacques Ser­ny est riche, il a une maî­tresse agréable, plus tard une fian­cée qu’il aime et qui, sui­vant la for­mule, l’a­dore. Il est intel­li­gent, fin, déli­cat. Il pos­sède tous les bon­heurs appa­rents et pour­tant il se tue. L’au­teur explique son cas par l’hé­ré­di­té ; Jacques est le des­cen­dant épui­sé d’une race finie ; son corps, où la vita­li­té s’est tarie, aspire incons­ciem­ment à la dis­so­lu­tion, à la dis­pa­ri­tion. Le roman est agréa­ble­ment écrit, un peu trop agréa­ble­ment et mol­le­ment pour le sujet tra­gique. Et mal­gré tout, comme il arrive tou­jours dans ces cas de fata­lisme ima­gi­né, l’au­teur ne nous convainc nul­le­ment de la néces­si­té où Jacques, après bien des luttes, se trouve de se cou­per déli­cieu­se­ment le cou avec un rasoir. On regrette sur­tout que l’au­teur, par­mi les motifs d’ac­ti­vi­té où Jacques cherche autant de remèdes et de déri­va­tifs à l’i­dée fixe qui le dévore, ne choi­sisse pas quelque grande œuvre de dévoue­ment ou d’al­truisme, une œuvre que sa for­tune et son intel­li­gence lui per­met­traient de réa­li­ser. Le dévoue­ment pour autrui, l’ac­ti­vi­té géné­reuse qui s’emploie pour la fra­ter­nelle foule humaine paraî­trait seule avoir assez de force, conte­nir assez d’exal­ta­tion bien­fai­sante pour arra­cher Jacques aux sombres pré­oc­cu­pa­tions de son moi égoïste. Du moins le ver­rait-on essayer avec plai­sir cette cure peut-être heureuse. 

D’ailleurs, en dehors de l’é­tude presque médi­cale, conscien­cieu­se­ment sui­vie, ce roman laisse une sen­sa­tion inté­res­sante de las­si­tude morne, de vacui­té d’âme, d’être à vau-l’eau dans l’en­nui mor­bide et le dégoût pré­coce ; l’af­fais­se­ment d’un jeune inutile et déses­pé­ré, qui s’é­tiole d’im­puis­sance et de décou­ra­ge­ment au milieu de ses richesses sté­riles, devant la vie déco­lo­rée… Mon avis per­son­nel, si l’au­teur veut bien me per­mettre de le don­ner, est que si son héros se trou­vait brus­que­ment trans­for­mé, par suite, met­tons d’une méta­mor­phose sociale, en gar­çon de ferme et obli­gé « d’al­ler à char­rue » tous les matins, ça irait dian­tre­ment mieux… C’est ça sur­tout qui manque à nos malades de l’âme, allez, un peu de char­rue. Il n’y a pas pareil pour la névrose.

[|* * * *|]

La bro­chure de M. Louis Lumet, pré­cé­dée d’une fière dédi­cace à M. Hen­ry Bauër qui honore les deux écri­vains, est le récit, sous forme de conver­sa­tion, d’une vie en débâcle de déclas­sé, jeté au ruis­seau sous l’im­pi­toyable pous­sée sociale. Récit cou­pé par les orphéons, les lam­pions, les liba­tions, les gros­siè­re­tés d’une fête natio­nale, tout un pié­ti­ne­ment de bétail humain sur l’a­go­nie de l’i­so­lé, nar­rée péni­ble­ment à tra­vers l’é­paisse joie cir­cu­lante. Le héros de M. Lumet est ce qu’on appelle un naïf, c’est-à-dire un hon­nête homme qui, décou­vrant le men­songe impu­dent de la comé­die que cabo­tine la socié­té, éprouve par lui-même com­bien les ver­tus prô­nées : fran­chise, tra­vail, géné­ro­si­té, consti­tuent au contraire au lut­teur pour la vie autant de fai­blesses et d’in­fir­mi­tés ; seules règnent « la pla­ti­tude, la bas­sesse, la flat­te­rie, les louches com­pro­mis­sions. » De décou­ra­ge­ment en dégoût, il tombe aux pires rési­gna­tions, aux der­nières déchéances et meurt à l’hô­pi­tal. Cepen­dant que les incons­cients mènent leur triomphe brutal. 

« Hélas ! que faire ? Ils se battent dans les ténèbres pour de ternes trophées. 

« Ils sont aveugles et ils croient voir… Dis que le com­merce est le vol embus­qué der­rière un comp­toir ou des balances et ces gens te cra­che­ront à la face. Les domes­tiques, dans la haine de l’ef­fort, ché­rissent la ser­vi­tude et raillent l’homme qui peine… Hélas ! que faire ? »

demande l’au­teur

— Croire, lui répond Idéa, en conclusion. 

J’au­rais pré­fé­ré : agir. 

Ce que fait d’ailleurs M. Louis Lumet, aus­si vaillam­ment que littérairement. 

[/​Henri Fèvre/​]

La Presse Anarchiste