Ce n’est pas un problème simple que celui de la liberté de conscience. Il n’en est point qui, dans la pratique, touche à autant de questions, à autant d’instincts, d’habitudes et d’intérêts humains. Il embrasse tout l’homme et domine toutes les formes sociales. Si la solution en peut sembler facile en théorie, pour des esprits superficiels qui, méconnaissant le lien des idées et les rapports complexes des choses, se contentent de formules qu’ils répètent sans les comprendre, elle soulève des difficultés presque insurmontables dès qu’il s’agit de la faire passer dans les faits pratiques. Chacun voit bien à peu près le but à atteindre. Ce qu’on ne voit pas, ce sont les chemins pour y arriver sans se heurter à toutes sortes de contradictions. Qu’entend-on par la liberté de conscience ?
Est-ce seulement, pour chacun, le droit d’avroir une opinion personnelle sur certains problèmes philosophiques ; de croire ce que bon lui semble sur le monde, ses lois, son origine et sa cause ; sur Dieu, sur l’âme et sa destinée, enfin sur tous les dogmes, si différents les uns des autres, qui constituent les religions ou sont la matière des disputes des écoles philosophiques ? Non. Il ne s’agit pas seulement de ce droit, car il existe. Il a toujours existé. Il ne peut être enlevé à personne. La pensée échappe, par sa nature même, à toute coercition extérieure. Elle ne dépend que de ses propres lois. Tous les pouvoirs du monde ne peuvent forcer un être humain à penser ce qu’il ne pense pas, à lui faire juger vraie une affirmation qu’il juge fausse. Rien ne peut le contraindre à se mentir à lui-même, à récuser le témoignage de sa raison ou de ses sens, et à nier ce qui lui paraît évident. La force ne peut l’amener qu’à mentir aux autres. Ce qu’on a nommé le for intérieur échappe à tout contrôle. La conscience ne relève que d’elle-même. C’est un domaine fermé à tous, inaccessible à toute violence, où nul ne peut pénétrer par force. La conscience est, par nature, incommunicable. La difficulté est même d’établir entre les consciences individuelles cette communication qui, par le moyen du langage, est toujours incomplète.
On peut tuer un homme, non l’obliger à penser autrement qu’il ne pense. Sa pensée ne dépend ni des autres, ni de lui-même ; car cette liberté de croire ou de ne pas croire, de nier ou d’affirmer, il ne la possède pas. Nul être humain n’est libre de penser ce qu’il veut, quand il veut, comme il le veut. Sa pensée s’impose à lui. Tout esprit est passif sous la loi de sa propre raison qui domine sa volonté. Tout état de conscience, permanent ou momentané, est fatalement déterminé par l’ensemble des facultés ou aptitudes mentales de l’être qui le subit, sous certaines conditions, sans pouvoir s’y soustraire. Il résulte de son innéité instinctive héréditaire, de son éducation, des influences de famille auxquelles il a été soumis, du milieu social dans lequel il a évolué, de la somme totale des perceptions qu’il a emmagasinées, des idées générales qu’il a acquises, des passions particulières que ces idées ou ces perceptions ont fait naître en lui, de toute la suite des émotions qu’il a éprouvées, des sentiments que ces émotions ont éveillés, enfin de sa nature individuelle tout entière, à ce même moment, qui peut être bien différente de sa nature de la veille et de sa nature du lendemain.
La lecture d’un livre, d’une page rencontrée par hasard, peut changer un état de conscience ; un fait, jusque-là ignoré, qui vient à être connu, peut transformer totalement l’équilibre d’un esprit, l’amener à nier ce qu’il affirmait, à brûler ce qu’il adorait. Il suffit d’une rencontre, d’une amitié dont on subit l’influence, d’un sentiment qui modifie notre gamme passionnelle totale, d’un événement de la vie qui ajoute une part de souffrance ou de joie aux joies ou aux souffrances déjà éprouvées, pour modifier et renverser complètement, avec l’ensemble de nos jugements, la résultante des motifs qui agissent sur nos volontés.
L’état de conscience d’un être humain n’est donc, à tout instant donné de son évolution individuelle, que la résultante de toutes les influences morales et de toutes les activités mentales qui ont agi en lui ou sur lui depuis sa naissance, peut-être même depuis le moment de sa conception, et de celles qui ont agi sur sa race. Chaque phase de son évolution a été le point de départ de la suivante, sa condition et sa cause. De modification en modification, son individualité est devenue ce qu’elle est, sans qu’à aucun moment donné de son existence il ait dépendu de lui de penser autrement qu’il n’a pensé, de croire autre chose que ce qu’il a cru, de sentir le contraire de ce qu’il a senti, d’être différent de lui-même.
C’est pourquoi toute discussion sur les questions de croyance est presque nécessairement oiseuse, tant qu’on ne peut invoquer des faits patents, des arguments d’une évidence incontestable. Encore se trouve-t-il des esprits pour leur résister, pour fermer volontairement les yeux à une vérité qui les éblouirait. Pour amener un être humain à un autre état de conscience, il faudrait parfois le recommencer tout entier, faire qu’il soit autre qu’il n’est, modifier son innéité, sa nature héréditaire, son identité mentale, les éléments même de son être et leur préformation ancestrale.
Si bien que lorsqu’un individu semble, dans le cours de sa vie, changer de croyance ou de religion, c’est que ce changement était déjà en lui Actuellement, qu’il devait résulter de l’enchaînement de ses pensées et de ses sentiments ; c’est qu’il est la conséquence logique de la rupture d’une maille dans le réseau de ses jugements qui devait, à un moment donné, livrer passage à des jugements contraires. S’il paraît avoir changé, c’est comme la chenille se change en papillon, en vertu de la loi d’évolution particulière de sa nature, sous l’influence de milieux ambiants déterminés, et de circonstances locales qui peuvent être fortuites, mais qui ne font que déterminer le moment de la transformation. Un jour s’est fait dans la pensée sur des points jusque-là restés obscurs ; ou, au contraire, certains coins, jusque-là éclairés de l’esprit, sont rentrés dans l’ombre, ont été obscurcis par certaines passions ou affections violentes ; si bien que, par des séries de jugements contradictoires, presque inconscients et d’un déroulement fatal, le même esprit abandonne les croyances inculquées à son enfance, ou y revient, sans qu’il ait dépendu de lui d’échapper à ces oscillations du sens intime.
Quand on sent ses yeux frappés de la lumière du jour, peut-on dire qu’on n’y voit pas ? Quand la nuit vient, ou que la cataracte a voilé nos yeux, peut-on dire qu’on y voit encore ? Il en est de même de la lumière intérieure qui luit devant l’esprit. Elle a ses périodes d’intensité et d’obscurcissement.
On peut donc dire, avec M. de Bonald, que demander la liberté de penser est aussi absurde que de demander la liberté de la circulation du sang. L’homme pense et raisonne, comme il respire et comme il digère, plus ou moins bien, plus ou moins vite, en vertu des lois de sa nature.
Penser et croire librement est un droit de l’homme incoercible, qui échappe à toute puissance externe, ou plutôt ce n’est pas un droit, c’est une fonction. Elle échappe même à la puissance de sa propre volonté qu’elle domine, sans en être jamais dominée. L’homme pense malgré lui, croit fatalement ce qu’il croit. Ni intérêts, ni menaces, ni autorité, ni persécutions, ni bourreaux, ni martyre n’y peuvent rien.
Mais ils peuvent le déterminer à mentir, le contraindre à affirmer, en paroles, le contraire de sa pensée ; à agir contrairement à sa raison, à sa foi, à sa conscience ; à se dégrader à ses propres yeux. Les natures fières, les volontés fortes, y résistent. « Pour moi, homme mûr, homme éclairé, dit M. Jules Simon dans son beau livre sur la Liberté de conscience, écrit, il y a trente ans, sous l’Empire, l’indépendance du dedans m’appartient. Quels que soient les ennemis de ma foi, ils ne peuvent triompher de ma raison, parce que j’ai fortifié mon esprit par la méditation et ma volonté par l’exercice du devoir. Je puis dire, avec les stoïciens : Vous m’arracherez toutes choses, vous ne m’arracherez pas à moi-même. L’ennemi peut me rendre un membre inutile à la société ; il peut faire de moi un paria. Il peut porter la douleur et la désolation dans mon foyer. Il dispose de mon corps. Il dépend de lui de me jeter dans un cachot, de me faire torturer, de me faire assassiner. Mais je le brave au dedans de moi. Je le juge. Il commande à ses bourreaux et moi à ma douleur. Je garde entière ma foi, parce que je le veux. Je mourrai, mais je mourrai entier. Voilà l’homme libre. »
Toutefois, on ne peut contester qu’il ne puisse y avoir tels ou tels procédés de persécution capable d’exercer plus ou moins d’action sur les consciences ; que la violence et la menace ne sont pas les plus efficaces ; qu’il est aisé de diviser l’homme contre lui-même en agissant sur ses passions, par ses intérêts ; qu’il est enfin plus aisé de le séduire, que de le réduire. Aussi M. Jules Simon s’est-il hâté d’ajouter que le fanatisme n’a pas toujours des stoïciens à combattre ; que la persécution ne s’exerce pas toujours sous des formes cruelles et qu’elle ne s’adresse pas toujours à des convictions si fortes qu’elles n’admettent plus l’ombre d’un doute.
Si, en effet, la conviction, déjà faite dans la conscience, échappe à toute violence exercée pour l’en arracher ; si cette conscience est une forteresse inexpugnable par la force, elle est, par contre, largement ouverte à toutes les formes de la persuasion. Souvent tel esprit, qui s’entête par orgueil dans une discussion, va, sortant de là, se servir contre d’autres des arguments qu’il vient de combattre ; et au moment même où il se déclarait invincible, il était à son insu convaincu et converti.
Si la vérité peut entrer de tous côtés dans l’esprit, de tous côtés aussi, il est pénétrable à l’erreur. La force d’une conviction n’est nullement la preuve de sa vérité. Elle n’est que la preuve de l’énergie de la conscience, de l’énergie de passion avec laquelle elle témoigne de ce qu’elle tient pour vrai, de ce qu’elle juge évident. Elle est la mesure du caractère, plutôt que celle de l’intelligence. On peut même dire qu’en général les convictions les plus fortes, les plus entières, les plus absolues, sont le privilège des natures passionnées plus que des raisons actives, mais froides. Les esprits cultivés, qui ont mieux pu se rendre compte de toutes les causes d’incertitudes qui doivent suspendre les jugements humains, sont généralement moins prompts et moins absolus dans la confession de leur foi et plus disposés à y mettre quelques réserves.
Quel est le grand véhicule de l’erreur ? Il faut l’avouer. C’est la parole humaine. Les animaux qui ont seulement un langage émotionnel pour s’exprimer leurs besoins, leurs passions ou affections réciproques, mais qui tiennent directement toutes leurs perceptions de leurs sensations, savent peu de choses ; mais ce qu’ils savent est pur de toute erreur traditionnelle, de tout élément imaginatif, dû aux représentations évoquées par les mots. L’homme est, au contraire, en possession d’un langage descriptif, au moyen duquel les individus divers d’origine et différents de nature ou de culture, peuvent se communiquer, d’une façon toujours incomplète et fatalement inexacte en quelque chose, des idées, des faits, des actes, toujours plus ou moins altérés dans leurs relations réelles par cette transmission même ; parce qu’ils ne sont jamais compris par celui qui écoute comme par celui qui parle, et que le premier ne peut se représenter ce que le second raconte ou décrit, que par un effort créateur de l’imagination, toujours plus ou moins impuissante à évoquer une image adéquate à la réalité phénoménale.
Ces erreurs involontaires, dans la transmission des faits et des idées qui en expriment les relations générales, accumulées traditionnellement, de génération en génération, ont suffi, à feutrer l’imagination humaine d’un réseau serré de fausses notions qui n’y laisse plus pénétrer les perceptions directes qu’en les altérant et les modifiant plus ou moins, sans compter tout ce que les mensonges intéressés ont pu y ajouter d’erreurs, transmises comme des vérités. De sorte qu’entre les éléments de cette longue tradition, fautive et adultérée, qui fait le fond des états de conscience de tous les hommes de toutes les races, et les faits qu’ils observent directement, surgissent à chaque instant des contradictions dont leur raison s’étonne, où elle se perd, et auxquelles ils tentent d’échapper par les formules d’une croyance quelconque qui leur offre des solutions toutes faites, à la hauteur de leur intelligence ou, tout au moins, à la mesure de leur imagination. La plupart, sans s’arrêter à dénouer péniblement ces nœuds gordiens de la pensée humaine, qui ont constitué jusqu’ici ce qu’on appelle les Philosophies, préfèrent les trancher résolument, en acceptant un certain ensemble de notions qui s’accordent, tant bien que mal, entre elles, et avec leurs instincts prédominants, en rejetant toutes les autres comme fausses, parce qu’elles contrarient ces mêmes instincts.
Ainsi se forment ces convictions qu’on appelle du nom de foi et qui reçoivent toute leur force de la passion qui les impose à la volonté, quand la conscience croit les accepter librement.
C’est ce qui rend compte des différences et des contradictions que présentent et ont toujours présenté les doctrines religieuses de tous les temps ; c’est ce qui explique que les plus extravagantes aient pu inspirer des convictions aussi fortes que les plus sages et compter autant de martyrs animés du même courage.
Toutefois, la douleur physique ou morale, la menace de la mort, de l’exil et de toutes les misères, la persécution sous toutes ses formes, enfin, peut vaincre, sinon convaincre des natures plus timides, des volontés moins fortes, des croyances moins fermes. Elle peut surtout multiplier les hypocrisies prudentes, les palinodies intéressées, les abjurations lâches, les apostasies de la peur ou de l’ambition, dont le fanatisme persécuteur se glorifie comme d’autant de conquêtes et qui sont le plus puissant élément de démoralisation chez un peuple.
Quand, d’un autre côté, ces mensonges sont encouragés par des récompenses, que toutes les séductions sont employées pour agir sur la volonté par l’intérêt ou la passion, il n’est pas étonnant que l’imagination séduite se plie à ce qu’on exige d’elle en dépit des protestations du sens intime.
« On nuit à ma liberté, disait encore M. Jules Simon, quand on me présente sans cesse, d’un côté le désespoir, de l’autre tous les plaisirs. On nuit encore à ma liberté quand on emploie le mensonge et le sophisme pour troubler ma raison, et la tourner contre moi-même. Ôter la parole aux défenseurs d’une doctrine et la laisser à ses ennemis, n’est-ce pas attenter deux fois à la liberté du dedans ? Que dirons-nous de l’immense troupeau des ignorants et des faibles, proie facile pour qui dispose de la force ? Et l’enfance n’appartient-elle pas à ses précepteurs ? N’avons-nous pas vu les prescripteurs de tous les temps et de tous les pays accaparer l’homme à cet âge où il est désarmé, où son jugement est sans force, sa mémoire vide, son imagination vive et crédule ; où il reçoit, avec avidité et sans défiance, toutes les impressions qu’on lui donne ! Quelle est la ressource de ceux qui veulent abattre la raison, la détrôner, la déprimer ? C’est de s’emparer d’abord de l’imagination et de la volonté, de créer au dedans des habitudes qui ôtent le temps de penser ou qui rendent la pensée impuissante, par défaut d’exercice ou qui la chargent de trop de règles, de trop d’entraves, de trop de scrupules pour qu’elle se possède elle-même et qu’elle choisisse son objet avec clarté et autorité. On peut donc attenter à la liberté du dedans, au moins par ces voies détournées, et ce n’est pas seulement le droit de parler, c’est le droit de penser qui a des ennemis. Eh ! si cela n’était pas, qui donc se donnerait la peine de propager des idées ineptes ? Et pourquoi trouverait-on dans certains partis, à toutes les époques, de sourdes haines contre la diffusion des lumières ? Pourquoi tant de presses brisées, tant d’écoles fermées, tant de voix éloquentes condamnées au silence ? À qui la contradiction et la discussion feraient-elles peur, si le fanatisme n’espérait pas trouver, dans l’homme même, dans ses passions, dans ses erreurs, dans son ignorance, un ennemi de la liberté de l’homme. »
M. Jules Simon faisait alors un éloquent tableau des contradictions des sectes religieuses qui, d’un côté, déclarant la liberté intérieure invincible, de l’autre, soutiennent que cette liberté est aveugle, parce que la raison est impuissante à trouver la vérité, qu’elles seules prétendent posséder et qu’elles se croient le devoir d’inspirer per fas aut nefas. De ce fait que l’humanité se trompe souvent, elles prétendent conclure qu’elle se trompe toujours, excepté quand elle se laisse conduire par elles.
« Supposons une victoire impossible, ajoute-t-il ; accordons à nos sceptiques et à nos théologiens que la raison humaine est une lumière vacillante et trompeuse : les sceptiques pourront se réjouir des ruines qu’ils auront faites. C’est leur état de détruire ; c’est leur passion, c’est leur but ; mais que deviendront les théologiens ? À peine ont-ils mis la pensée humaine au néant, qu’ils s’adressent à elle pour lui inculquer leurs doctrines. Voici, disent-ils, nos preuves. Voici ce que nous fournit l’analyse du cœur humain ; ce que dit la société humaine ; ce que nous trouvons dans l’histoire. Voici des axiomes que toute intelligence doit admettre et la conclusion que nous voulons en tirer. Eh ! quoi, insensés que vous êtes, ressuscite-t-on les morts ? Passerez-vous la moitié de votre vie à détruire une force et l’autre moitié à l’invoquer ? La raison est-elle capable, oui ou non, de se former une opinion juste ? Si oui, laissez-la libre ; si non, abandonnez les hommes à leurs instincts, comme un troupeau de brutes. Mais vous n’êtes capables ni de croire à la force de l’humanité, ni de vous résigner à son néant.
« Quand vous dites que l’intelligence humaine suffit à pourvoir aux besoins inférieurs, mais qu’elle est incapable de philosophie et qu’il lui faut une doctrine toute faite, venue de plus haut, ne vous apercevez-vous pas que vous raisonnez dans votre propre hypothèse et que vos raisonnements ne prouvent rien, à moins qu’on ne soit d’abord de votre avis ? Vous me proposez un maître, mais quel maître ? Comment, puis-je le reconnaître ? à quel signe ? Si vous parlez de soumission volontaire et raisonnée, je ne m’en plains pas, je n’ai rien à dire : tout homme est maître de ses convictions. Tant que vous discutez avec moi pour faire de moi un adepte, me soumettant vos motifs, réfutant les miens, faisant appel à ma raison éclairée, vous êtes dans votre droit et vous respectez le mien : ce que vous faites n’est que du prosélytisme. J’honore le prosélytisme. Je le respecte. Je demande pour moi-même la liberté d’enseigner et de propager mes croyances. Je ne repousse que la force, et par force j’entends tous les moyens directs et indirects qui ôtent à l’homme la disposition de lui-même. Je repousse la loi qui m’oblige à cacher ma croyance, à me conformer extérieurement à une croyance qui n’est pas la mienne, ou celle qui, moins violente en apparence, mais plus perfide, remplit mes yeux et mes oreilles de la prédication, de la pratique et des cérémonies d’une autre religion en condamnant la mienne à l’obscurité et au mystère ; ou celle enfin qui, divisant un peuple, distribue aux citoyens les faveurs ou même la justice, non d’après leurs mérites, mais d’après leur foi, établissant ainsi une lutte sacrilège entre leur conscience et leurs intérêts.
« Qui osera exercer sur moi de telles violences ? Est-ce un individu ? Mais de quel droit ? Du droit de la vérité qu’il possède ? Sa vérité ! N’est-il pas un homme, un homme comme moi ? Sa raison lui démontre la vérité de ce principe et la mienne m’en démontre la fausseté. Les vérités mathématiques sont évidentes avec le temps, parce qu’elles sont conçues d’une façon identique par tous les esprits ! En est-il de même des vérités religieuses ? Ont-elles tant d’évidence qu’il suffise de les présenter à l’esprit pour qu’il se soumette ? Non. J’en atteste les disputes théologiques qui remplissent l’histoire de toutes les églises ; j’en atteste l’inquisition ; j’en atteste votre doctrine elle-même, car l’évidence vous dispenserait de la force. Entre ma raison et la vôtre, pourquoi faut-il que ce soit la mienne qui abdique et la vôtre qui triomphe ? C’est la force seule qui décide ; voilà donc le fondement de la vérité.
« Concluons qu’aucun homme n’est maître de la pensée d’un autre homme. Criminel est celui qui opprime ; criminel est celui qui se laisse opprimer et qui, de libre et responsable qu’il était, devient, par sa faute, une créature passive, renonçant ainsi à sa dignité et à sa tâche ! »
Ces éloquentes pages, qui sont la conclusion du livre de M. Jules Simon, posent nettement le problème. Elles montrent, d’un côté, les croyances du passé, appuyées sur de longues traditions d’oppression, tendant a se perpétuer, à s’imposer par les mêmes moyens, et à se défendre, même par la ruse, quand elles n’ont plus la force. Elles montrent, de l’autre, l’esprit de l’homme aspirant à s’affranchir, à n’avoir plus de maître que lui-même, que sa raison et sa conscience et à se diriger à leur lumière, non seulement pour penser, mais pour agir selon sa croyance.
Une religion n’est pas seulement une doctrine qu’on croit, c’est une doctrine qu’on aime à croire, et qu’on se sent plus ou moins intéressé à croire par les promesses qu’elle fait à ses sectateurs et par les espérances qu’elle leur donne. C’est parce qu’il s’y mêle toujours un élément passionnel et égoïste puissant, qui ne se retrouve pas au même degré dans les doctrines purement scientifiques, que celles-ci ont pu diviser les savants, être l’objet entre eux de violentes controverses, où leur vanité souvent prend feu, sans jamais passionner les foules et dégénérer ainsi en persécutions ou en guerres civiles.
Mais aussitôt qu’une controverse scientifique touche par quelque côté un dogme de la foi populaire, la passion religieuse excitée en prend prétexte pour attaquer, poursuivre, proscrire et parfois frapper de mort le savant qui ose ainsi touchera l’arche sainte de la religion. Les exemples en sont nombreux. Il en a été ainsi de Socrate et de plusieurs autres philosophes à Athènes ; tels que Diagoras qui, lui aussi, but la ciguë. D’autres furent condamnés, mais s’enfuirent. Platon lui-même dut s’exiler. Sans compter toutes les hécatombes d’hérétiques que fit l’Église au moyen-âge, la Renaissance vit les bûchers de Jean Huss, de Servet, de Giordano Bruno, de Vanini. Galilée faillit avoir le même sort. Descartes lui-même s’est exilé par prudence et Spinoza a vécu dans l’ombre pour le même motif. Son œuvre n’a été connue qu’après sa mort. Lamarck a été la victime de ses doctrines, subversives du dogme de la chute de l’homme, fondement de toute la doctrine paulinienne, devenue celle de toutes les sectes chrétiennes, bien que Jésus n’y ait jamais fait une allusion. On sait les controverses enflammées suscitées depuis près de quarante ans par toutes les églises et les écoles philosophiques les plus populaires contre les théories de Charles Darwin, continuateur de Lamarck et qui fut pour lui ce que Galilée fut pour Kopernic.
Ni Épicure, ni Lucrèce ne furent inquiétés à Athènes et à Rome. Est ce parce que, au lieu de nier les dieux, comme Démocrite, ils se bornèrent à dire qu’ils ne s’occupaient pas des hommes ? C’est plutôt que ni l’un ni l’autre n’enseignèrent publiquement les foules. Leur doctrine fut un ésotérisme pour les délicats, s’adressant à une élite intellectuelle d’oisifs, dans un temps d’attiédissement de toutes les croyances, et de scepticisme général, analogue au nôtre, où les pontifes du culte public n’avaient plus de pouvoir que sur les femmes. Si Lavoisier monta sur l’échafaud, ce fut comme fermier général, non comme chimiste. Même sous le premier empire, Laplace put être athée et cependant collègue de Bonaparte à l’Institut. Tous les grands mathématiciens, depuis Archimède en passant par Leibnitz et Newton, jusqu’à Monge, Legendre et tant d’autres, ont pu saper les fondements de tous les dogmes chrétiens sans qu’il leur en arrivât aventure et sans entendre tonner contre eux les foudres des Églises d’état, simplement par ce fait que les foules, condamnées à ne rien comprendre à de si hautes démonstrations, n’en étaient pas plus inquiétées que leurs pasteurs ecclésiastiques. D’ailleurs, il est arrivé maintes fois que, soit indifférence, soit faute de logique ou d’informations ces mêmes mathématiciens n’ont pas eu conscience de leur hétérodoxie, et l’ont habilement dissimulée sous des protestations d’obéissance à l’Église qui suffisaient à les protéger contre elle.
L’hypothèse de Kopernic, démontrée par Galilée, Newton, Laplace, et tous les mathématiciens, était pourtant une hérésie évidente pour tous. En dépouillant la terre de ses prétentions à être le centre du monde, elle perdait tout titre à concentrer sur elle l’attention du créateur de l’Univers. Il devenait impossible d’admettre une divinité occupée à s’incarner successivement sur tous les mondes où son intervention personnelle pourrait être nécessaire. L’évidence d’une loi inéluctable, dont aucun miracle ne pût suspendre l’action en ressortait fatalement. C’était tout l’édifice de la révélation qui s’écroulait. La condamnation de Galilée, comme hérétique était donc d’une logique indiscutable.
Deux siècles plus tôt son hérésie eût été étouffée dans les bûchers. Mais au dix-septième siècle, il fut impossible à l’Église d’en arrêter l’expansion et le triomphe. L’Église, dans la nécessité de la tolérer, composa avec elle, l’expliqua, l’adopta, admettant que Josué n’avait pas arrêté le soleil, mais qu’il avait arrêté le mouvement de rotation de la terre et que l’écrivain inspiré s’était conformé, en écrivant, aux croyances du peuple auquel il s’adressait. Quant aux conséquences mécaniques d’un arrêt de la rotation de la terre, qui eût jeté les océans hors de leur lit et causé un cataclysme général, les exégètes de l’Église les passaient sous silence. Ils reculaient, sans la résoudre, la question du miracle.
De même Cuvier, l’heureux adversaire officiel de Lamarck, fit accepter par l’église toute la géologie en déclarant, dans son Discours sur les révolutions du globe, que chaque époque géologique avait vu se produire une destruction totale des êtres vivants par un déluge suivi d’une création nouvelle. Ce n’était nullement conforme au texte de la genèse, mais, comme pour l’arrêt du soleil par Josué, on admit que l’auteur sacré s’était mis à la portée de l’ignorance de son temps. Cuvier considérait comme postérieure au dernier déluge l’apparition de l’homme, ce qui était encore contraire au dogme de l’extinction d’une première humanité par les eaux diluviales, à l’exception de la famille Noé. La découverte authentique de restes humains dans les alluvions quaternaires vint donner un démenti à l’illustre anatomiste et mettre en émoi, à la fois le monde scientifique et le monde religieux ; car elle venait confirmer l’origine animale de l’homme qui donnait raison à Lamarck contre Cuvier, et qu’aujourd’hui, non seulement les protestants, mais les catholiques, commencent à accommoder avec leur foi. Toute une école de théologiens, y compris M. Brunetière, cherchent l’explication du péché originel dans la descendance animale de l’homme. Ce n’est pas la terre qui s’accommode avec le ciel, mais le ciel qui s’accommode avec la terre : le dogme, prétendu immuable, se meut péniblement à la remorque de la science et de la conscience contemporaines.
C’est que, le rôle de la force étant éliminé, la raison humaine recouvre la liberté de se corriger de ses erreurs traditionnelles, et d’arriver peu à peu, par la science, à s’accorder sur les problèmes qui l’ont divisée, tant qu’elle est restée à la merci des croyances imaginaires de l’humanité encore à l’état d’enfance, et des sacerdoces qui les ont exploitées à leur profit. Tout ce que la science a gagné dans le domaine de la conscience, a été perdu par la foi, et l’on peut dire qu’à toute époque de l’évolution humaine, Dieu a été la somme des ignorances de l’homme. Il est donc permis de prévoir qu’un jour, quand la science sera faite, les hommes étant d’accord pour nier Dieu, le problème de la liberté religieuse sera supprimé.
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