La Presse Anarchiste

La liberté de conscience

Ce n’est pas un pro­blème simple que celui de la liber­té de conscience. Il n’en est point qui, dans la pra­tique, touche à autant de ques­tions, à autant d’ins­tincts, d’ha­bi­tudes et d’in­té­rêts humains. Il embrasse tout l’homme et domine toutes les formes sociales. Si la solu­tion en peut sem­bler facile en théo­rie, pour des esprits super­fi­ciels qui, mécon­nais­sant le lien des idées et les rap­ports com­plexes des choses, se contentent de for­mules qu’ils répètent sans les com­prendre, elle sou­lève des dif­fi­cul­tés presque insur­mon­tables dès qu’il s’a­git de la faire pas­ser dans les faits pra­tiques. Cha­cun voit bien à peu près le but à atteindre. Ce qu’on ne voit pas, ce sont les che­mins pour y arri­ver sans se heur­ter à toutes sortes de contra­dic­tions. Qu’en­tend-on par la liber­té de conscience ? 

Est-ce seule­ment, pour cha­cun, le droit d’a­vroir une opi­nion per­son­nelle sur cer­tains pro­blèmes phi­lo­so­phiques ; de croire ce que bon lui semble sur le monde, ses lois, son ori­gine et sa cause ; sur Dieu, sur l’âme et sa des­ti­née, enfin sur tous les dogmes, si dif­fé­rents les uns des autres, qui consti­tuent les reli­gions ou sont la matière des dis­putes des écoles phi­lo­so­phiques ? Non. Il ne s’a­git pas seule­ment de ce droit, car il existe. Il a tou­jours exis­té. Il ne peut être enle­vé à per­sonne. La pen­sée échappe, par sa nature même, à toute coer­ci­tion exté­rieure. Elle ne dépend que de ses propres lois. Tous les pou­voirs du monde ne peuvent for­cer un être humain à pen­ser ce qu’il ne pense pas, à lui faire juger vraie une affir­ma­tion qu’il juge fausse. Rien ne peut le contraindre à se men­tir à lui-même, à récu­ser le témoi­gnage de sa rai­son ou de ses sens, et à nier ce qui lui paraît évident. La force ne peut l’a­me­ner qu’à men­tir aux autres. Ce qu’on a nom­mé le for inté­rieur échappe à tout contrôle. La conscience ne relève que d’elle-même. C’est un domaine fer­mé à tous, inac­ces­sible à toute vio­lence, où nul ne peut péné­trer par force. La conscience est, par nature, incom­mu­ni­cable. La dif­fi­cul­té est même d’é­ta­blir entre les consciences indi­vi­duelles cette com­mu­ni­ca­tion qui, par le moyen du lan­gage, est tou­jours incomplète. 

On peut tuer un homme, non l’o­bli­ger à pen­ser autre­ment qu’il ne pense. Sa pen­sée ne dépend ni des autres, ni de lui-même ; car cette liber­té de croire ou de ne pas croire, de nier ou d’af­fir­mer, il ne la pos­sède pas. Nul être humain n’est libre de pen­ser ce qu’il veut, quand il veut, comme il le veut. Sa pen­sée s’im­pose à lui. Tout esprit est pas­sif sous la loi de sa propre rai­son qui domine sa volon­té. Tout état de conscience, per­ma­nent ou momen­ta­né, est fata­le­ment déter­mi­né par l’en­semble des facul­tés ou apti­tudes men­tales de l’être qui le subit, sous cer­taines condi­tions, sans pou­voir s’y sous­traire. Il résulte de son innéi­té ins­tinc­tive héré­di­taire, de son édu­ca­tion, des influences de famille aux­quelles il a été sou­mis, du milieu social dans lequel il a évo­lué, de la somme totale des per­cep­tions qu’il a emma­ga­si­nées, des idées géné­rales qu’il a acquises, des pas­sions par­ti­cu­lières que ces idées ou ces per­cep­tions ont fait naître en lui, de toute la suite des émo­tions qu’il a éprou­vées, des sen­ti­ments que ces émo­tions ont éveillés, enfin de sa nature indi­vi­duelle tout entière, à ce même moment, qui peut être bien dif­fé­rente de sa nature de la veille et de sa nature du lendemain. 

La lec­ture d’un livre, d’une page ren­con­trée par hasard, peut chan­ger un état de conscience ; un fait, jusque-là igno­ré, qui vient à être connu, peut trans­for­mer tota­le­ment l’é­qui­libre d’un esprit, l’a­me­ner à nier ce qu’il affir­mait, à brû­ler ce qu’il ado­rait. Il suf­fit d’une ren­contre, d’une ami­tié dont on subit l’in­fluence, d’un sen­ti­ment qui modi­fie notre gamme pas­sion­nelle totale, d’un évé­ne­ment de la vie qui ajoute une part de souf­france ou de joie aux joies ou aux souf­frances déjà éprou­vées, pour modi­fier et ren­ver­ser com­plè­te­ment, avec l’en­semble de nos juge­ments, la résul­tante des motifs qui agissent sur nos volontés. 

L’é­tat de conscience d’un être humain n’est donc, à tout ins­tant don­né de son évo­lu­tion indi­vi­duelle, que la résul­tante de toutes les influences morales et de toutes les acti­vi­tés men­tales qui ont agi en lui ou sur lui depuis sa nais­sance, peut-être même depuis le moment de sa concep­tion, et de celles qui ont agi sur sa race. Chaque phase de son évo­lu­tion a été le point de départ de la sui­vante, sa condi­tion et sa cause. De modi­fi­ca­tion en modi­fi­ca­tion, son indi­vi­dua­li­té est deve­nue ce qu’elle est, sans qu’à aucun moment don­né de son exis­tence il ait dépen­du de lui de pen­ser autre­ment qu’il n’a pen­sé, de croire autre chose que ce qu’il a cru, de sen­tir le contraire de ce qu’il a sen­ti, d’être dif­fé­rent de lui-même. 

C’est pour­quoi toute dis­cus­sion sur les ques­tions de croyance est presque néces­sai­re­ment oiseuse, tant qu’on ne peut invo­quer des faits patents, des argu­ments d’une évi­dence incon­tes­table. Encore se trouve-t-il des esprits pour leur résis­ter, pour fer­mer volon­tai­re­ment les yeux à une véri­té qui les ébloui­rait. Pour ame­ner un être humain à un autre état de conscience, il fau­drait par­fois le recom­men­cer tout entier, faire qu’il soit autre qu’il n’est, modi­fier son innéi­té, sa nature héré­di­taire, son iden­ti­té men­tale, les élé­ments même de son être et leur pré­for­ma­tion ancestrale. 

Si bien que lors­qu’un indi­vi­du semble, dans le cours de sa vie, chan­ger de croyance ou de reli­gion, c’est que ce chan­ge­ment était déjà en lui Actuel­le­ment, qu’il devait résul­ter de l’en­chaî­ne­ment de ses pen­sées et de ses sen­ti­ments ; c’est qu’il est la consé­quence logique de la rup­ture d’une maille dans le réseau de ses juge­ments qui devait, à un moment don­né, livrer pas­sage à des juge­ments contraires. S’il paraît avoir chan­gé, c’est comme la che­nille se change en papillon, en ver­tu de la loi d’é­vo­lu­tion par­ti­cu­lière de sa nature, sous l’in­fluence de milieux ambiants déter­mi­nés, et de cir­cons­tances locales qui peuvent être for­tuites, mais qui ne font que déter­mi­ner le moment de la trans­for­ma­tion. Un jour s’est fait dans la pen­sée sur des points jusque-là res­tés obs­curs ; ou, au contraire, cer­tains coins, jusque-là éclai­rés de l’es­prit, sont ren­trés dans l’ombre, ont été obs­cur­cis par cer­taines pas­sions ou affec­tions vio­lentes ; si bien que, par des séries de juge­ments contra­dic­toires, presque incons­cients et d’un dérou­le­ment fatal, le même esprit aban­donne les croyances incul­quées à son enfance, ou y revient, sans qu’il ait dépen­du de lui d’é­chap­per à ces oscil­la­tions du sens intime. 

Quand on sent ses yeux frap­pés de la lumière du jour, peut-on dire qu’on n’y voit pas ? Quand la nuit vient, ou que la cata­racte a voi­lé nos yeux, peut-on dire qu’on y voit encore ? Il en est de même de la lumière inté­rieure qui luit devant l’es­prit. Elle a ses périodes d’in­ten­si­té et d’obscurcissement. 

On peut donc dire, avec M. de Bonald, que deman­der la liber­té de pen­ser est aus­si absurde que de deman­der la liber­té de la cir­cu­la­tion du sang. L’homme pense et rai­sonne, comme il res­pire et comme il digère, plus ou moins bien, plus ou moins vite, en ver­tu des lois de sa nature.

Pen­ser et croire libre­ment est un droit de l’homme incoer­cible, qui échappe à toute puis­sance externe, ou plu­tôt ce n’est pas un droit, c’est une fonc­tion. Elle échappe même à la puis­sance de sa propre volon­té qu’elle domine, sans en être jamais domi­née. L’homme pense mal­gré lui, croit fata­le­ment ce qu’il croit. Ni inté­rêts, ni menaces, ni auto­ri­té, ni per­sé­cu­tions, ni bour­reaux, ni mar­tyre n’y peuvent rien. 

Mais ils peuvent le déter­mi­ner à men­tir, le contraindre à affir­mer, en paroles, le contraire de sa pen­sée ; à agir contrai­re­ment à sa rai­son, à sa foi, à sa conscience ; à se dégra­der à ses propres yeux. Les natures fières, les volon­tés fortes, y résistent. « Pour moi, homme mûr, homme éclai­ré, dit M. Jules Simon dans son beau livre sur la Liber­té de conscience, écrit, il y a trente ans, sous l’Em­pire, l’in­dé­pen­dance du dedans m’ap­par­tient. Quels que soient les enne­mis de ma foi, ils ne peuvent triom­pher de ma rai­son, parce que j’ai for­ti­fié mon esprit par la médi­ta­tion et ma volon­té par l’exer­cice du devoir. Je puis dire, avec les stoï­ciens : Vous m’ar­ra­che­rez toutes choses, vous ne m’ar­ra­che­rez pas à moi-même. L’en­ne­mi peut me rendre un membre inutile à la socié­té ; il peut faire de moi un paria. Il peut por­ter la dou­leur et la déso­la­tion dans mon foyer. Il dis­pose de mon corps. Il dépend de lui de me jeter dans un cachot, de me faire tor­tu­rer, de me faire assas­si­ner. Mais je le brave au dedans de moi. Je le juge. Il com­mande à ses bour­reaux et moi à ma dou­leur. Je garde entière ma foi, parce que je le veux. Je mour­rai, mais je mour­rai entier. Voi­là l’homme libre. » 

Tou­te­fois, on ne peut contes­ter qu’il ne puisse y avoir tels ou tels pro­cé­dés de per­sé­cu­tion capable d’exer­cer plus ou moins d’ac­tion sur les consciences ; que la vio­lence et la menace ne sont pas les plus effi­caces ; qu’il est aisé de divi­ser l’homme contre lui-même en agis­sant sur ses pas­sions, par ses inté­rêts ; qu’il est enfin plus aisé de le séduire, que de le réduire. Aus­si M. Jules Simon s’est-il hâté d’a­jou­ter que le fana­tisme n’a pas tou­jours des stoï­ciens à com­battre ; que la per­sé­cu­tion ne s’exerce pas tou­jours sous des formes cruelles et qu’elle ne s’a­dresse pas tou­jours à des convic­tions si fortes qu’elles n’ad­mettent plus l’ombre d’un doute. 

Si, en effet, la convic­tion, déjà faite dans la conscience, échappe à toute vio­lence exer­cée pour l’en arra­cher ; si cette conscience est une for­te­resse inex­pug­nable par la force, elle est, par contre, lar­ge­ment ouverte à toutes les formes de la per­sua­sion. Sou­vent tel esprit, qui s’en­tête par orgueil dans une dis­cus­sion, va, sor­tant de là, se ser­vir contre d’autres des argu­ments qu’il vient de com­battre ; et au moment même où il se décla­rait invin­cible, il était à son insu convain­cu et converti. 

Si la véri­té peut entrer de tous côtés dans l’es­prit, de tous côtés aus­si, il est péné­trable à l’er­reur. La force d’une convic­tion n’est nul­le­ment la preuve de sa véri­té. Elle n’est que la preuve de l’éner­gie de la conscience, de l’éner­gie de pas­sion avec laquelle elle témoigne de ce qu’elle tient pour vrai, de ce qu’elle juge évident. Elle est la mesure du carac­tère, plu­tôt que celle de l’in­tel­li­gence. On peut même dire qu’en géné­ral les convic­tions les plus fortes, les plus entières, les plus abso­lues, sont le pri­vi­lège des natures pas­sion­nées plus que des rai­sons actives, mais froides. Les esprits culti­vés, qui ont mieux pu se rendre compte de toutes les causes d’in­cer­ti­tudes qui doivent sus­pendre les juge­ments humains, sont géné­ra­le­ment moins prompts et moins abso­lus dans la confes­sion de leur foi et plus dis­po­sés à y mettre quelques réserves. 

Quel est le grand véhi­cule de l’er­reur ? Il faut l’a­vouer. C’est la parole humaine. Les ani­maux qui ont seule­ment un lan­gage émo­tion­nel pour s’ex­pri­mer leurs besoins, leurs pas­sions ou affec­tions réci­proques, mais qui tiennent direc­te­ment toutes leurs per­cep­tions de leurs sen­sa­tions, savent peu de choses ; mais ce qu’ils savent est pur de toute erreur tra­di­tion­nelle, de tout élé­ment ima­gi­na­tif, dû aux repré­sen­ta­tions évo­quées par les mots. L’homme est, au contraire, en pos­ses­sion d’un lan­gage des­crip­tif, au moyen duquel les indi­vi­dus divers d’o­ri­gine et dif­fé­rents de nature ou de culture, peuvent se com­mu­ni­quer, d’une façon tou­jours incom­plète et fata­le­ment inexacte en quelque chose, des idées, des faits, des actes, tou­jours plus ou moins alté­rés dans leurs rela­tions réelles par cette trans­mis­sion même ; parce qu’ils ne sont jamais com­pris par celui qui écoute comme par celui qui parle, et que le pre­mier ne peut se repré­sen­ter ce que le second raconte ou décrit, que par un effort créa­teur de l’i­ma­gi­na­tion, tou­jours plus ou moins impuis­sante à évo­quer une image adé­quate à la réa­li­té phénoménale. 

Ces erreurs invo­lon­taires, dans la trans­mis­sion des faits et des idées qui en expriment les rela­tions géné­rales, accu­mu­lées tra­di­tion­nel­le­ment, de géné­ra­tion en géné­ra­tion, ont suf­fi, à feu­trer l’i­ma­gi­na­tion humaine d’un réseau ser­ré de fausses notions qui n’y laisse plus péné­trer les per­cep­tions directes qu’en les alté­rant et les modi­fiant plus ou moins, sans comp­ter tout ce que les men­songes inté­res­sés ont pu y ajou­ter d’er­reurs, trans­mises comme des véri­tés. De sorte qu’entre les élé­ments de cette longue tra­di­tion, fau­tive et adul­té­rée, qui fait le fond des états de conscience de tous les hommes de toutes les races, et les faits qu’ils observent direc­te­ment, sur­gissent à chaque ins­tant des contra­dic­tions dont leur rai­son s’é­tonne, où elle se perd, et aux­quelles ils tentent d’é­chap­per par les for­mules d’une croyance quel­conque qui leur offre des solu­tions toutes faites, à la hau­teur de leur intel­li­gence ou, tout au moins, à la mesure de leur ima­gi­na­tion. La plu­part, sans s’ar­rê­ter à dénouer péni­ble­ment ces nœuds gor­diens de la pen­sée humaine, qui ont consti­tué jus­qu’i­ci ce qu’on appelle les Phi­lo­so­phies, pré­fèrent les tran­cher réso­lu­ment, en accep­tant un cer­tain ensemble de notions qui s’ac­cordent, tant bien que mal, entre elles, et avec leurs ins­tincts pré­do­mi­nants, en reje­tant toutes les autres comme fausses, parce qu’elles contra­rient ces mêmes instincts. 

Ain­si se forment ces convic­tions qu’on appelle du nom de foi et qui reçoivent toute leur force de la pas­sion qui les impose à la volon­té, quand la conscience croit les accep­ter librement. 

C’est ce qui rend compte des dif­fé­rences et des contra­dic­tions que pré­sentent et ont tou­jours pré­sen­té les doc­trines reli­gieuses de tous les temps ; c’est ce qui explique que les plus extra­va­gantes aient pu ins­pi­rer des convic­tions aus­si fortes que les plus sages et comp­ter autant de mar­tyrs ani­més du même courage.

Tou­te­fois, la dou­leur phy­sique ou morale, la menace de la mort, de l’exil et de toutes les misères, la per­sé­cu­tion sous toutes ses formes, enfin, peut vaincre, sinon convaincre des natures plus timides, des volon­tés moins fortes, des croyances moins fermes. Elle peut sur­tout mul­ti­plier les hypo­cri­sies pru­dentes, les pali­no­dies inté­res­sées, les abju­ra­tions lâches, les apos­ta­sies de la peur ou de l’am­bi­tion, dont le fana­tisme per­sé­cu­teur se glo­ri­fie comme d’au­tant de conquêtes et qui sont le plus puis­sant élé­ment de démo­ra­li­sa­tion chez un peuple. 

Quand, d’un autre côté, ces men­songes sont encou­ra­gés par des récom­penses, que toutes les séduc­tions sont employées pour agir sur la volon­té par l’in­té­rêt ou la pas­sion, il n’est pas éton­nant que l’i­ma­gi­na­tion séduite se plie à ce qu’on exige d’elle en dépit des pro­tes­ta­tions du sens intime. 

« On nuit à ma liber­té, disait encore M. Jules Simon, quand on me pré­sente sans cesse, d’un côté le déses­poir, de l’autre tous les plai­sirs. On nuit encore à ma liber­té quand on emploie le men­songe et le sophisme pour trou­bler ma rai­son, et la tour­ner contre moi-même. Ôter la parole aux défen­seurs d’une doc­trine et la lais­ser à ses enne­mis, n’est-ce pas atten­ter deux fois à la liber­té du dedans ? Que dirons-nous de l’im­mense trou­peau des igno­rants et des faibles, proie facile pour qui dis­pose de la force ? Et l’en­fance n’ap­par­tient-elle pas à ses pré­cep­teurs ? N’a­vons-nous pas vu les pres­crip­teurs de tous les temps et de tous les pays acca­pa­rer l’homme à cet âge où il est désar­mé, où son juge­ment est sans force, sa mémoire vide, son ima­gi­na­tion vive et cré­dule ; où il reçoit, avec avi­di­té et sans défiance, toutes les impres­sions qu’on lui donne ! Quelle est la res­source de ceux qui veulent abattre la rai­son, la détrô­ner, la dépri­mer ? C’est de s’emparer d’a­bord de l’i­ma­gi­na­tion et de la volon­té, de créer au dedans des habi­tudes qui ôtent le temps de pen­ser ou qui rendent la pen­sée impuis­sante, par défaut d’exer­cice ou qui la chargent de trop de règles, de trop d’en­traves, de trop de scru­pules pour qu’elle se pos­sède elle-même et qu’elle choi­sisse son objet avec clar­té et auto­ri­té. On peut donc atten­ter à la liber­té du dedans, au moins par ces voies détour­nées, et ce n’est pas seule­ment le droit de par­ler, c’est le droit de pen­ser qui a des enne­mis. Eh ! si cela n’é­tait pas, qui donc se don­ne­rait la peine de pro­pa­ger des idées ineptes ? Et pour­quoi trou­ve­rait-on dans cer­tains par­tis, à toutes les époques, de sourdes haines contre la dif­fu­sion des lumières ? Pour­quoi tant de presses bri­sées, tant d’é­coles fer­mées, tant de voix élo­quentes condam­nées au silence ? À qui la contra­dic­tion et la dis­cus­sion feraient-elles peur, si le fana­tisme n’es­pé­rait pas trou­ver, dans l’homme même, dans ses pas­sions, dans ses erreurs, dans son igno­rance, un enne­mi de la liber­té de l’homme. » 

M. Jules Simon fai­sait alors un élo­quent tableau des contra­dic­tions des sectes reli­gieuses qui, d’un côté, décla­rant la liber­té inté­rieure invin­cible, de l’autre, sou­tiennent que cette liber­té est aveugle, parce que la rai­son est impuis­sante à trou­ver la véri­té, qu’elles seules pré­tendent pos­sé­der et qu’elles se croient le devoir d’ins­pi­rer per fas aut nefas. De ce fait que l’hu­ma­ni­té se trompe sou­vent, elles pré­tendent conclure qu’elle se trompe tou­jours, excep­té quand elle se laisse conduire par elles. 

« Sup­po­sons une vic­toire impos­sible, ajoute-t-il ; accor­dons à nos scep­tiques et à nos théo­lo­giens que la rai­son humaine est une lumière vacillante et trom­peuse : les scep­tiques pour­ront se réjouir des ruines qu’ils auront faites. C’est leur état de détruire ; c’est leur pas­sion, c’est leur but ; mais que devien­dront les théo­lo­giens ? À peine ont-ils mis la pen­sée humaine au néant, qu’ils s’a­dressent à elle pour lui incul­quer leurs doc­trines. Voi­ci, disent-ils, nos preuves. Voi­ci ce que nous four­nit l’a­na­lyse du cœur humain ; ce que dit la socié­té humaine ; ce que nous trou­vons dans l’his­toire. Voi­ci des axiomes que toute intel­li­gence doit admettre et la conclu­sion que nous vou­lons en tirer. Eh ! quoi, insen­sés que vous êtes, res­sus­cite-t-on les morts ? Pas­se­rez-vous la moi­tié de votre vie à détruire une force et l’autre moi­tié à l’in­vo­quer ? La rai­son est-elle capable, oui ou non, de se for­mer une opi­nion juste ? Si oui, lais­sez-la libre ; si non, aban­don­nez les hommes à leurs ins­tincts, comme un trou­peau de brutes. Mais vous n’êtes capables ni de croire à la force de l’hu­ma­ni­té, ni de vous rési­gner à son néant. 

« Quand vous dites que l’in­tel­li­gence humaine suf­fit à pour­voir aux besoins infé­rieurs, mais qu’elle est inca­pable de phi­lo­so­phie et qu’il lui faut une doc­trine toute faite, venue de plus haut, ne vous aper­ce­vez-vous pas que vous rai­son­nez dans votre propre hypo­thèse et que vos rai­son­ne­ments ne prouvent rien, à moins qu’on ne soit d’a­bord de votre avis ? Vous me pro­po­sez un maître, mais quel maître ? Com­ment, puis-je le recon­naître ? à quel signe ? Si vous par­lez de sou­mis­sion volon­taire et rai­son­née, je ne m’en plains pas, je n’ai rien à dire : tout homme est maître de ses convic­tions. Tant que vous dis­cu­tez avec moi pour faire de moi un adepte, me sou­met­tant vos motifs, réfu­tant les miens, fai­sant appel à ma rai­son éclai­rée, vous êtes dans votre droit et vous res­pec­tez le mien : ce que vous faites n’est que du pro­sé­ly­tisme. J’ho­nore le pro­sé­ly­tisme. Je le res­pecte. Je demande pour moi-même la liber­té d’en­sei­gner et de pro­pa­ger mes croyances. Je ne repousse que la force, et par force j’en­tends tous les moyens directs et indi­rects qui ôtent à l’homme la dis­po­si­tion de lui-même. Je repousse la loi qui m’o­blige à cacher ma croyance, à me confor­mer exté­rieu­re­ment à une croyance qui n’est pas la mienne, ou celle qui, moins vio­lente en appa­rence, mais plus per­fide, rem­plit mes yeux et mes oreilles de la pré­di­ca­tion, de la pra­tique et des céré­mo­nies d’une autre reli­gion en condam­nant la mienne à l’obs­cu­ri­té et au mys­tère ; ou celle enfin qui, divi­sant un peuple, dis­tri­bue aux citoyens les faveurs ou même la jus­tice, non d’a­près leurs mérites, mais d’a­près leur foi, éta­blis­sant ain­si une lutte sacri­lège entre leur conscience et leurs intérêts. 

« Qui ose­ra exer­cer sur moi de telles vio­lences ? Est-ce un indi­vi­du ? Mais de quel droit ? Du droit de la véri­té qu’il pos­sède ? Sa véri­té ! N’est-il pas un homme, un homme comme moi ? Sa rai­son lui démontre la véri­té de ce prin­cipe et la mienne m’en démontre la faus­se­té. Les véri­tés mathé­ma­tiques sont évi­dentes avec le temps, parce qu’elles sont conçues d’une façon iden­tique par tous les esprits ! En est-il de même des véri­tés reli­gieuses ? Ont-elles tant d’é­vi­dence qu’il suf­fise de les pré­sen­ter à l’es­prit pour qu’il se sou­mette ? Non. J’en atteste les dis­putes théo­lo­giques qui rem­plissent l’his­toire de toutes les églises ; j’en atteste l’in­qui­si­tion ; j’en atteste votre doc­trine elle-même, car l’é­vi­dence vous dis­pen­se­rait de la force. Entre ma rai­son et la vôtre, pour­quoi faut-il que ce soit la mienne qui abdique et la vôtre qui triomphe ? C’est la force seule qui décide ; voi­là donc le fon­de­ment de la vérité. 

« Concluons qu’au­cun homme n’est maître de la pen­sée d’un autre homme. Cri­mi­nel est celui qui opprime ; cri­mi­nel est celui qui se laisse oppri­mer et qui, de libre et res­pon­sable qu’il était, devient, par sa faute, une créa­ture pas­sive, renon­çant ain­si à sa digni­té et à sa tâche ! » 

Ces élo­quentes pages, qui sont la conclu­sion du livre de M. Jules Simon, posent net­te­ment le pro­blème. Elles montrent, d’un côté, les croyances du pas­sé, appuyées sur de longues tra­di­tions d’op­pres­sion, ten­dant a se per­pé­tuer, à s’im­po­ser par les mêmes moyens, et à se défendre, même par la ruse, quand elles n’ont plus la force. Elles montrent, de l’autre, l’es­prit de l’homme aspi­rant à s’af­fran­chir, à n’a­voir plus de maître que lui-même, que sa rai­son et sa conscience et à se diri­ger à leur lumière, non seule­ment pour pen­ser, mais pour agir selon sa croyance. 

Une reli­gion n’est pas seule­ment une doc­trine qu’on croit, c’est une doc­trine qu’on aime à croire, et qu’on se sent plus ou moins inté­res­sé à croire par les pro­messes qu’elle fait à ses sec­ta­teurs et par les espé­rances qu’elle leur donne. C’est parce qu’il s’y mêle tou­jours un élé­ment pas­sion­nel et égoïste puis­sant, qui ne se retrouve pas au même degré dans les doc­trines pure­ment scien­ti­fiques, que celles-ci ont pu divi­ser les savants, être l’ob­jet entre eux de vio­lentes contro­verses, où leur vani­té sou­vent prend feu, sans jamais pas­sion­ner les foules et dégé­né­rer ain­si en per­sé­cu­tions ou en guerres civiles. 

Mais aus­si­tôt qu’une contro­verse scien­ti­fique touche par quelque côté un dogme de la foi popu­laire, la pas­sion reli­gieuse exci­tée en prend pré­texte pour atta­quer, pour­suivre, pros­crire et par­fois frap­per de mort le savant qui ose ain­si tou­che­ra l’arche sainte de la reli­gion. Les exemples en sont nom­breux. Il en a été ain­si de Socrate et de plu­sieurs autres phi­lo­sophes à Athènes ; tels que Dia­go­ras qui, lui aus­si, but la ciguë. D’autres furent condam­nés, mais s’en­fuirent. Pla­ton lui-même dut s’exi­ler. Sans comp­ter toutes les héca­tombes d’hé­ré­tiques que fit l’É­glise au moyen-âge, la Renais­sance vit les bûchers de Jean Huss, de Ser­vet, de Gior­da­no Bru­no, de Vani­ni. Gali­lée faillit avoir le même sort. Des­cartes lui-même s’est exi­lé par pru­dence et Spi­no­za a vécu dans l’ombre pour le même motif. Son œuvre n’a été connue qu’a­près sa mort. Lamarck a été la vic­time de ses doc­trines, sub­ver­sives du dogme de la chute de l’homme, fon­de­ment de toute la doc­trine pau­li­nienne, deve­nue celle de toutes les sectes chré­tiennes, bien que Jésus n’y ait jamais fait une allu­sion. On sait les contro­verses enflam­mées sus­ci­tées depuis près de qua­rante ans par toutes les églises et les écoles phi­lo­so­phiques les plus popu­laires contre les théo­ries de Charles Dar­win, conti­nua­teur de Lamarck et qui fut pour lui ce que Gali­lée fut pour Kopernic. 

Ni Épi­cure, ni Lucrèce ne furent inquié­tés à Athènes et à Rome. Est ce parce que, au lieu de nier les dieux, comme Démo­crite, ils se bor­nèrent à dire qu’ils ne s’oc­cu­paient pas des hommes ? C’est plu­tôt que ni l’un ni l’autre n’en­sei­gnèrent publi­que­ment les foules. Leur doc­trine fut un éso­té­risme pour les déli­cats, s’a­dres­sant à une élite intel­lec­tuelle d’oi­sifs, dans un temps d’at­tié­dis­se­ment de toutes les croyances, et de scep­ti­cisme géné­ral, ana­logue au nôtre, où les pon­tifes du culte public n’a­vaient plus de pou­voir que sur les femmes. Si Lavoi­sier mon­ta sur l’é­cha­faud, ce fut comme fer­mier géné­ral, non comme chi­miste. Même sous le pre­mier empire, Laplace put être athée et cepen­dant col­lègue de Bona­parte à l’Ins­ti­tut. Tous les grands mathé­ma­ti­ciens, depuis Archi­mède en pas­sant par Leib­nitz et New­ton, jus­qu’à Monge, Legendre et tant d’autres, ont pu saper les fon­de­ments de tous les dogmes chré­tiens sans qu’il leur en arri­vât aven­ture et sans entendre ton­ner contre eux les foudres des Églises d’é­tat, sim­ple­ment par ce fait que les foules, condam­nées à ne rien com­prendre à de si hautes démons­tra­tions, n’en étaient pas plus inquié­tées que leurs pas­teurs ecclé­sias­tiques. D’ailleurs, il est arri­vé maintes fois que, soit indif­fé­rence, soit faute de logique ou d’in­for­ma­tions ces mêmes mathé­ma­ti­ciens n’ont pas eu conscience de leur hété­ro­doxie, et l’ont habi­le­ment dis­si­mu­lée sous des pro­tes­ta­tions d’o­béis­sance à l’É­glise qui suf­fi­saient à les pro­té­ger contre elle. 

L’hy­po­thèse de Koper­nic, démon­trée par Gali­lée, New­ton, Laplace, et tous les mathé­ma­ti­ciens, était pour­tant une héré­sie évi­dente pour tous. En dépouillant la terre de ses pré­ten­tions à être le centre du monde, elle per­dait tout titre à concen­trer sur elle l’at­ten­tion du créa­teur de l’U­ni­vers. Il deve­nait impos­sible d’ad­mettre une divi­ni­té occu­pée à s’in­car­ner suc­ces­si­ve­ment sur tous les mondes où son inter­ven­tion per­son­nelle pour­rait être néces­saire. L’é­vi­dence d’une loi iné­luc­table, dont aucun miracle ne pût sus­pendre l’ac­tion en res­sor­tait fata­le­ment. C’é­tait tout l’é­di­fice de la révé­la­tion qui s’é­crou­lait. La condam­na­tion de Gali­lée, comme héré­tique était donc d’une logique indiscutable. 

Deux siècles plus tôt son héré­sie eût été étouf­fée dans les bûchers. Mais au dix-sep­tième siècle, il fut impos­sible à l’É­glise d’en arrê­ter l’ex­pan­sion et le triomphe. L’É­glise, dans la néces­si­té de la tolé­rer, com­po­sa avec elle, l’ex­pli­qua, l’a­dop­ta, admet­tant que Josué n’a­vait pas arrê­té le soleil, mais qu’il avait arrê­té le mou­ve­ment de rota­tion de la terre et que l’é­cri­vain ins­pi­ré s’é­tait confor­mé, en écri­vant, aux croyances du peuple auquel il s’a­dres­sait. Quant aux consé­quences méca­niques d’un arrêt de la rota­tion de la terre, qui eût jeté les océans hors de leur lit et cau­sé un cata­clysme géné­ral, les exé­gètes de l’É­glise les pas­saient sous silence. Ils recu­laient, sans la résoudre, la ques­tion du miracle. 

De même Cuvier, l’heu­reux adver­saire offi­ciel de Lamarck, fit accep­ter par l’é­glise toute la géo­lo­gie en décla­rant, dans son Dis­cours sur les révo­lu­tions du globe, que chaque époque géo­lo­gique avait vu se pro­duire une des­truc­tion totale des êtres vivants par un déluge sui­vi d’une créa­tion nou­velle. Ce n’é­tait nul­le­ment conforme au texte de la genèse, mais, comme pour l’ar­rêt du soleil par Josué, on admit que l’au­teur sacré s’é­tait mis à la por­tée de l’i­gno­rance de son temps. Cuvier consi­dé­rait comme pos­té­rieure au der­nier déluge l’ap­pa­ri­tion de l’homme, ce qui était encore contraire au dogme de l’ex­tinc­tion d’une pre­mière huma­ni­té par les eaux dilu­viales, à l’ex­cep­tion de la famille Noé. La décou­verte authen­tique de restes humains dans les allu­vions qua­ter­naires vint don­ner un démen­ti à l’illustre ana­to­miste et mettre en émoi, à la fois le monde scien­ti­fique et le monde reli­gieux ; car elle venait confir­mer l’o­ri­gine ani­male de l’homme qui don­nait rai­son à Lamarck contre Cuvier, et qu’au­jourd’­hui, non seule­ment les pro­tes­tants, mais les catho­liques, com­mencent à accom­mo­der avec leur foi. Toute une école de théo­lo­giens, y com­pris M. Bru­ne­tière, cherchent l’ex­pli­ca­tion du péché ori­gi­nel dans la des­cen­dance ani­male de l’homme. Ce n’est pas la terre qui s’ac­com­mode avec le ciel, mais le ciel qui s’ac­com­mode avec la terre : le dogme, pré­ten­du immuable, se meut péni­ble­ment à la remorque de la science et de la conscience contemporaines. 

C’est que, le rôle de la force étant éli­mi­né, la rai­son humaine recouvre la liber­té de se cor­ri­ger de ses erreurs tra­di­tion­nelles, et d’ar­ri­ver peu à peu, par la science, à s’ac­cor­der sur les pro­blèmes qui l’ont divi­sée, tant qu’elle est res­tée à la mer­ci des croyances ima­gi­naires de l’hu­ma­ni­té encore à l’é­tat d’en­fance, et des sacer­doces qui les ont exploi­tées à leur pro­fit. Tout ce que la science a gagné dans le domaine de la conscience, a été per­du par la foi, et l’on peut dire qu’à toute époque de l’é­vo­lu­tion humaine, Dieu a été la somme des igno­rances de l’homme. Il est donc per­mis de pré­voir qu’un jour, quand la science sera faite, les hommes étant d’ac­cord pour nier Dieu, le pro­blème de la liber­té reli­gieuse sera supprimé. 

[/​Clémence Royer/​]

La Presse Anarchiste