La Presse Anarchiste

L’être social

[[Extrait d’une étude à paraître dans le cou­rant de mai, chez Stock, sous le titre : L’in­di­vi­du et la socié­té.]]

Il est une idée admi­rable qui, une fois com­prise, sera féconde en résul­tats, c’est l’i­dée de l’au­to­no­mie indi­vi­duelle. Lorsque les indi­vi­dus conscients de leur force, sou­cieux de leur digni­té, auront com­pris ce que les fait la socié­té et ce qu’ils devraient être s’ils pou­vaient déve­lop­per toutes leurs facul­tés, toutes les concep­tions que l’on se fai­sait sur l’in­di­vi­du et la socié­té en seront bouleversées. 

Une fois ancrée en les cer­veaux, cette idée impul­se­ra la révo­lu­tion qui se pré­pare ; aide­ra aux trans­for­ma­tions de l’ordre social actuel ; contri­bue­ra à éta­blir l’ordre social har­mo­nique que les moins har­dis s’ac­cordent à don­ner, au moins, comme but loin­tain de l’é­vo­lu­tion humaine, s’ils en contestent la pos­si­bi­li­té immédiate. 

Cette idée devrait atti­rer à elle tous ceux qui ont le sens droit, le sen­ti­ment de la jus­tice et de la digni­té humaine. Aus­si, en sciences, en arts, en lit­té­ra­ture, nous la voyons poindre dans les consta­ta­tions des uns, dans les conclu­sions de cer­tains autres, en les aspi­ra­tions de tous. 

Mais — cela était inévi­table aus­si — il y a ceux qui, se croyant le centre du monde, tout en étant inca­pables de rien trou­ver de neuf, quoique ayant besoin d’in­ven­ter des théo­ries afin de se don­ner des airs de chefs d’é­cole, sont à l’af­fût de celles qui s’é­lèvent pour débi­ter, à leur sujet, quelques inep­ties jamais nou­velles, hélas ! celles-là. 

Tous, plus ou moins, rabâ­chons ce qui a été dit avant nous, tous ne fai­sons que sou­li­gner ce qu’é­bau­chèrent ceux qui nous pré­cé­dèrent. Les choses les plus neuves — ou parais­sant telles — ne découlent que de celles qui les ont pré­cé­dées ; nous ne fai­sons que leur don­ner de l’ex­ten­sion, les élu­ci­der, les pré­sen­ter sous le jour qui nous est particulier. 

Et c’est déjà beau d’ai­der au déve­lop­pe­ment d’une idée. Mais cer­tains cer­veaux trop mes­quins pour voir une idée dans toute son ampleur, taillent, rognent la mal­heu­reuse deve­nue leur vic­time, afin de la faire ren­trer en leur cer­velle étroite, et de cette idée grande, géné­reuse, font une chose informe, rétré­cis sur le patron de leur petite personnalité ! 

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On est venu pro­cla­mer que « l’In­di­vi­du » était tout ; que son « Moi » emplis­sait l’U­ni­vers ; que, dans la satis­fac­tion de ses besoins, il n’a­vait pas à tenir compte d’au­trui. Lui, lui seul, c’est tout ! 

Peu, par exemple, osent aller jus­qu’au bout de leur théo­rie en affir­mant que, s’il est utile à l’in­di­vi­du de mar­cher sur les cadavres de ses concur­rents, il doit le faire sans aucun remords. Jus­qu’à pré­sent, il n’y a que les éco­no­mistes qui aient osé car­ré­ment l’af­fir­mer. Quelques intel­lec­tuels ont bien, eux aus­si, décla­ré qu’il n’y a pas à se pré­oc­cu­per des « vagues huma­ni­tés » grouillant dans le bas-fond social et que l’on peut indif­fé­rem­ment pié­ti­ner en sa marche, leur rôle sur terre consis­tant à pei­ner, souf­frir et pro­duire au ser­vice de « l’é­lite » qui a tou­jours le droit de s’af­fir­mer aux dépens de la « vile mul­ti­tude » si cela lui est utile ! Mais, moins car­ré­ment affir­mé, ember­li­fi­co­té de phrases cher­chant à atté­nuer l’aveu. 

Et voi­là com­ment, avec des idées neuves, on rape­tasse de vieilles concep­tions, puisque cela nous ramène ain­si au « sang bleu » de la noblesse de jadis. Aris­to­cra­tie intel­lec­tuelle ou de l’argent, du sabre ou du nombre, de la nais­sance ou du choix, n’est-ce pas tou­jours la domi­na­tion du petit nombre sur le plus grand, la vani­té éri­gée en qua­li­té ; et n’im­porte par qui elle soit exer­cée, l’au­to­ri­té abou­tit tou­jours à l’ex­ploi­ta­tion des gou­ver­nés par les gou­ver­nants. Quels que soient les pré­textes dont elle pré­tende jus­ti­fier son ori­gine, elle n’en reste pas moins arbi­traire et injuste. 

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Son propre bon­heur doit être, évi­dem­ment, le seul but de l’in­di­vi­du ; agir selon ses concep­tions, au mieux que lui per­mettent ses apti­tudes, voi­là l’i­dée vraie, logique ; mais, pour en tirer les conclu­sions qu’ils for­mulent, il fal­lait que les « purs indi­vi­dua­listes » — comme ils s’in­ti­tulent — aient encore le cer­veau far­ci de toute la méta­phy­sique qu’au lycée on leur a four­ré dans la tête et arrivent à envi­sa­ger « l’in­di­vi­du » comme une abs­trac­tion rem­plis­sant, à elle seule, l’es­pace et le temps. C’est ce qu’ils n’ont pas man­qué de faire. 

Cela, du reste, leur faci­li­tait le rai­son­ne­ment. Ayant éla­gué toutes les contin­gences, ayant réduit l’hu­ma­ni­té à une seule et vague enti­té, ils pou­vaient ain­si attri­buer tous les droits, toutes les pos­si­bi­li­tés à une concep­tion sans avoir à s’in­quié­ter de pos­si­bi­li­tés autres qui, pour eux, n’exis­taient pas, puis­qu’ils les avaient sup­pri­mées ; et cela avec une appa­rence de logique. 

Mal­heu­reu­se­ment pour leur rai­son­ne­ment, l’in­di­vi­du n’est pas une enti­té abs­traite. C’est une réa­li­té se sub­di­vi­sion­nant en cen­taines de mil­lions d’exem­plaires, répar­tis sur la sur­face de notre globe ter­ra­qué, appor­tant cha­cun, en nais­sant, les vir­tua­li­tés qui lui sont propres, ce qui com­porte pour cha­cun éga­le­ment les droits que l’on a vou­lu attri­buer à l’en­ti­té, c’est-à-dire le droit d’é­vo­luer à sa guise selon ses apti­tudes, et de pour­suivre la réa­li­sa­tion de son propre bon­heur, selon sa façon de le concevoir. 

Ces diverses auto­no­mies doivent-elles entrer, en leur évo­lu­tion, en com­pé­ti­tion les unes contre les autres ? Y a‑t-il à recher­cher si leur inté­rêt bien enten­du les por­te­ra à agir d’ac­cord, har­mo­ni­que­ment, ou bien à conti­nuer la lutte actuelle, sous pré­texte que la liber­té et le bien de l’in­di­vi­du consistent à évo­luer sans tenir compte des « vagues huma­ni­tés » ? Voi­là qui indif­fère les « indi­vi­dua­listes » puisque leur rai­son­ne­ment ne men­tionne qu’une abs­trac­tion, mais qu’il importe cepen­dant d’é­lu­ci­der lors­qu’on ne se paie pas que de mots. 

Et alors, reprend ici l’é­ter­nelle que­relle sur l’é­goïsme, l’al­truisme, et mots sem­blables où per­sonne ne s’en­tend, car, tou­jours selon la ten­dance de notre facul­té d’abs­traire, et sur­tout de notre édu­ca­tion qui nous pousse éga­le­ment à l’abs­trac­tion, on dis­cute sur ces deux sen­ti­ments comme s’ils étaient deux enti­tés ayant un pou­voir et des effets net­te­ment défi­nis, tan­dis que, en réa­li­té, ce ne sont que des ten­dances de notre rai­son­ne­ment, se modi­fiant selon la pen­sée du moment, qui, elle-même, se modi­fie sous la pres­sion des cir­cons­tances extérieures. 

Égoïsme ! altruisme ! mots géné­riques ser­vant à dési­gner dif­fé­rentes façons d’a­gir ou de pen­ser, mais si peu pré­cis, si exten­sibles que, ce que les uns dénomment altruisme, d’autres, avec autant d’ap­pa­rence de rai­son, peuvent le nom­mer égoïsme ; ce qui, une fois de plus, nous démontre que ces deux sen­ti­ments peuvent bien, en notre esprit, être oppo­sés l’un à l’autre, mais par leurs mani­fes­ta­tions extrêmes seule­ment, car, par des gra­da­tions insen­sibles, ils se joignent et arrivent à se si bien confondre, qu’il est impos­sible en cer­tains actes de défi­nir quel est celui de ces deux sen­ti­ments qui nous a impulsé. 

Et, après tout, cela n’a rien d’é­ton­nant, puisque, quels que soient les carac­tères que revêtent nos sen­ti­ments pour se mani­fes­ter, ils ne sont que l’af­fir­ma­tion de notre individualité,qui elle-même, étant des plus com­plexes, ne peut don­ner nais­sance à des sen­ti­ments net­te­ment tranchés. 

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Qui, à un degré quel­conque, ne se sent pas par­fois ému par une souf­france autre que la sienne, trou­blé dans sa quié­tude, l’es­prit inquiet au milieu de ses joies par la souf­france d”autrui, au point de dési­rer, si la chose était fai­sable, souf­frir à la place d’une per­sonne aimée, et même, alors que le mal n’at­teint que des êtres qui vous sont indif­fé­rents, sou­hai­ter la force néces­saire pour le détruire ? 

En revanche qui, en cer­taines occa­sions, peut se van­ter d’a­voir fait tout ce qui lui était pos­sible pour amor­tir les souf­frances qu’il a vues ? Qui n’a pas eu son heure d’a­pa­thie où, tout en étant vague­ment incom­mo­dé du mal des autres, on n’a rien fait pour l’a­dou­cir, sans comp­ter les occa­sions où, tout en ayant la bonne volon­té de venir en aide à autrui, on ne le fait pas, parce qu’il en résul­te­rait des consé­quences fâcheuses pour soi ou pour les siens ? 

L’homme vrai­ment altruiste, serait celui qui, anni­hi­lant conti­nuel­le­ment son indi­vi­dua­li­té au ser­vice d’au­trui arri­ve­rait à n’a­gir conti­nuel­le­ment qu’en vue du bien de ses sem­blables. Il existe et a exis­té quelques excep­tions de ce genre, mais, règle géné­rale, l’être humain pense d’a­bord à lui avant de pen­ser aux autres. Et, du reste, il n’est pas dési­rable que l’in­di­vi­dua­li­té évo­lue vers l’al­truisme ain­si enten­du puisque ce seraient les pires qui pro­fi­te­raient de cette abnégation. 

D’autre part, l’homme abso­lu­ment égoïste serait celui qui, vrai­ment insen­sible aux souf­frances qui ne l’at­tein­draient pas per­son­nel­le­ment, ne ver­rait dans ses sem­blables que des ins­tru­ments de jouis­sance et d’exploitation,les trai­te­rait en matière exploi­table, ose­rait le pro­cla­mer ouver­te­ment, sans l’at­té­nuer d’au­cune consi­dé­ra­tion à côté. 

« Les pri­vi­lé­giés de la socié­té actuelle » nous dira-t-on, « n’a­gissent pas autre­ment à l’é­gard des déshé­ri­tés ». Oui, mais de com­bien de sophismes n’es­saie-t-on pas de dégui­ser cette exploi­ta­tion ! Pour la jus­ti­fier, on fait inter­ve­nir l’ordre social, le bien-être géné­ral, et cent autres rai­sons qui sont la néga­tion de l’é­goïsme pur. 

Pour appuyer leur thèse de l’in­di­vi­du-enti­té, cer­tains de nos « intel­lec­tuels », pous­sés dans leurs retran­che­ments n’hé­sitent pas, il est vrai, ayant éri­gé l’é­goïsme en théo­rie, à affir­mer que la masse pro­lé­ta­rienne n’est bonne qu’à être exploi­tée par la mino­ri­té intel­lec­tuelle, mais ce n’est que pétard pour épa­ter le bour­geois. Cela, chez eux, reste à l’é­tat de théo­rie, quelle que soit leur envie de pas­ser à la pratique. 

Ce qu’il fau­drait, pour don­ner de la valeur à la théo­rie, ce serait que nos jolis « intel­lec­tuels », dans la vie jour­na­lière, dans leurs rela­tions cou­rantes, essayassent d’exi­ger ouver­te­ment, de ceux qui les entourent, tous les avan­tages pour eux sans rien don­ner en échange ; que, dans leurs tran­sac­tions, ils exi­geassent tout le profit. 

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Dans les rela­tions fami­liales ou d’a­mi­tié, on voit sou­vent des indi­vi­dus pro­fon­dé­ment égoïstes, tirant de ceux qui les aiment toute espèce de soins, de sacri­fices à leur jouis­sance égoïste sans rien don­ner en échange, sans même s’a­per­ce­voir des souf­frances de ceux qu’ils exploitent ain­si ; mais, comme dans les rela­tions sociales, sous com­bien de noms altruistes, cela se déguise-t-il ? C’est parce que celui ou celle qui aime s’i­ma­gine que l’ob­jet de son amour le lui rend au cen­tuple que rien ne lui coûte pour lui être agréable ou espère, par son abné­ga­tion, être payé de retour. Mais, sur­tout dans les rela­tions sociales, comme il serait vite repous­sé de tous, celui qui affi­che­rait la pré­ten­tion de tou­jours rece­voir sans jamais rien donner !

Cela ne prouve pas l’al­truisme, mais cela prouve que, pour vivre en socié­té l’homme est for­cé de tenir compte de ses sem­blables, que, pour pou­voir s’exer­cer, l’é­goïsme le plus abso­lu est for­cé de se parer des cou­leurs les plus altruistes. Cela prouve sur­tout que, dans les rela­tions indi­vi­duelles et sociales, il faut, pour rece­voir, don­ner ou avoir l’air de donner. 

Dans l’é­tat social actuel, ce ne sont que des pro­messes qu’ont don­né les pri­vi­lé­giés pour obte­nir pou­voir, richesse et oisi­ve­té. Quand l’in­di­vi­du sera plus conscient, il ne s’y lais­se­ra plus prendre en ses rela­tions sociales ; dans les rela­tions indi­vi­duelles, il sait déjà qu’il ne faut pas exi­ger la soli­da­ri­té des autres si on ne se sent pas capable d’en faire preuve soi-même à son tour. 

La sym­pa­thie existe en dehors de tout pro­fit per­son­nel et les théo­ri­ciens de l’é­goïsme le com­prennent si bien qu’ils font inter­ve­nir la déli­bé­ra­tion de l’in­di­vi­du qui, à venir en aide à un autre, trou­ve­rait une satis­fac­tion per­son­nelle, n’ai­de­rait que parce qu’il y trouve son propre plai­sir, ce qui, d’a­près eux, ne serait par consé­quent qu’une forme de l’égoïsme. 

Cette faci­li­té de chan­ger le nom de la chose, selon le point de vue qu’on envi­sage, est la confir­ma­tion de ce que j’a­van­çais plus haut : les choses abso­lu­ment défi­nies n’existent qu’à l’é­tat d’abs­trac­tions dans notre cer­veau. Entre les deux points extrêmes qui nous semblent les plus oppo­sés, il y a une série de dégra­da­tions les ame­nant à un point neutre de contact où les deux choses qui nous parais­saient si dis­sem­blables se confondent tel­le­ment qu’il nous est impos­sible de les dif­fé­ren­cier et que nous ergo­tons indé­fi­ni­ment sur leur signification. 

L’ab­so­lu est rela­tif, et la logique peut nous mener à l’ab­surde lors­qu’elle ne tient pas compte des contin­gences, et rai­sonne sans ras­sem­bler tous les élé­ments de la question. 

L’in­di­vi­du a pour but son propre bon­heur ; il ne doit le sacri­fier à per­sonne ni à aucune enti­té ; mais comme il ne peut se suf­fire à lui-même, et que, pour rendre tous leurs effets, ses efforts doivent être asso­ciés aux efforts de ses congé­nères, comme la réa­li­sa­tion de son bon­heur en emprunte les élé­ments au milieu dans lequel il se meut, aux êtres qui l’en­tourent ou qui l’ont pré­cé­dé, comme ce milieu et ces êtres peuvent lui être utiles ou nui­sibles, favo­rables ou hos­tiles, agréables ou désa­gréables, dans la concep­tion de son bon­heur l’in­di­vi­du doit donc tenir compte de ce qui existe autour de lui, et com­prendre que le bon­heur de ceux au milieu des­quels il est appe­lé à évo­luer ne sera pas sans influence sur le sien propre. 

Il a été absurde de vou­loir sacri­fier l’in­di­vi­du à l’en­ti­té sociale, mais il serait non moins absurde de vou­loir nier l’é­tat social au pro­fit de l’entité-individu. 

C’est parce qu’il a vécu en socié­té que l’in­di­vi­du est sor­ti de l’a­ni­ma­li­té. C’est parce qu’il a pu échan­ger ses idées rudi­men­taires avec ses sem­blables qu’elles se sont élar­gies, en ont enfan­té d’autres, et que s’est déve­lop­pé son cer­veau, que ses facul­tés ont pro­gres­sé. C’est parce que l’é­tat social a per­mis d’ac­cu­mu­ler le pro­duit des efforts indi­vi­duels, d’en trans­mettre le résul­tat d’une géné­ra­tion à l’autre, que la somme des connais­sances humaines est allée s’aug­men­tant sans cesse, appor­tant de nou­velles pos­si­bi­li­tés de pro­gres­ser encore. 

Livré à ses seules forces, à ses seules res­sources, l’in­di­vi­du, incon­tes­ta­ble­ment, serait pro­fon­dé­ment misé­rable. Il se ver­rait, comme à l’é­poque où la pierre écla­tée lui four­nis­sait ses prin­ci­pales armes et outils, condam­né à lut­ter au jour le jour pour sub­ve­nir à sa sub­sis­tance. Sans trêve ni répit, il lui fau­drait tenir constam­ment en éveil toutes ses facul­tés pour n’ar­ri­ver à éprou­ver que des satis­fac­tions gros­sières, rudi­men­taires et en petit nombre. 

Ce n’est que grâce au per­fec­tion­ne­ment gra­duel de son outillage qu’il a pu aug­men­ter ses jouis­sances et se créer des loi­sirs, mais ce per­fec­tion­ne­ment de l’ou­tillage l’a ame­né aus­si à une soli­da­ri­té plus grande, plus étroite avec ses sem­blables, car il y avait des matières qu’il ne pou­vait obte­nir ou tra­vailler qu’as­so­cié à ses semblables. 

On a fait la cri­tique de l’in­dus­tria­lisme qui asser­vit le pro­duc­teur, le plie, le rompt, le déforme et l’a­bru­tit, le fait, lui, orga­nisme pen­sant, l’es­clave de la machine incons­ciente. On a fait res­sor­tir que les loi­sirs du tra­vailleur n’a­vaient pas aug­men­té, mais bien dimi­nué, avec le per­fec­tion­ne­ment de l’ou­tillage méca­nique qui a aug­men­té le chô­mage, oui, mais non le loi­sir entre les heures de travail. 

La cri­tique est juste ; mais si l’ou­tillage méca­nique rem­plit, à l’é­gard du tra­vailleur un rôle néfaste en l’é­tat actuel, il ne faut pas oublier que cela tient à l’or­ga­ni­sa­tion sociale défec­tueuse que nous subis­sons, qui, hié­rar­chi­sée de façon à appor­ter toutes les jouis­sances aux uns, quitte à aggra­ver la misère des autres, sait faire tour­ner les pro­grès les plus cer­tains, en ins­tru­ments d’ex­ploi­ta­tion nou­veaux qui accroissent de plus en plus la masse des déshérités. 

Les pro­grès méca­niques, en appor­tant la pos­si­bi­li­té de pro­duire beau­coup plus vite, avec beau­coup moins de monde, ont faci­li­té aux exploi­teurs de se rendre de plus en plus maîtres de leurs exploi­tés, en leur per­met­tant de faire accom­plir une par­tie de la besogne par l’ou­vrier méca­nique, for­çant les tra­vailleurs de chair à se dis­pu­ter la besogne res­tante : mais de ce qu’une mino­ri­té d’oi­sifs a su faire tour­ner à son seul pro­fit le résul­tat des efforts de tous, il ne s’en­suit pas que l’on doive renon­cer aux inven­tions qui doivent nous affran­chir du temps et de l’espace. 

Si, en unis­sant leurs forces et leur intel­li­gence ils peuvent mou­voir un outillage qui leur per­met­tra de pro­duire en quelques jours assez de pro­duits pour leur consom­ma­tion annuelle, il serait stu­pide de la part des indi­vi­dus de vou­loir s’i­so­ler et pro­duire, par les moyens pri­mi­tifs ou impar­fai­te­ment amé­lio­rés, ce qui leur pren­drait des semaines et des mois pour arri­ver aux mêmes résultats. 

L’in­dus­tria­lisme et l’ex­ploi­ta­tion capi­ta­listes ont fait de l’exis­tence du tra­vailleur, non seule­ment un enfer, mais aus­si une bataille plus meur­trière que celle qui se livre par les armes. Dans la pro­duc­tion actuelle, la vie des tra­vailleurs ne compte pour rien. Pour réa­li­ser une éco­no­mie de quelques mil­liers de francs sur le bilan annuel, le capi­ta­liste n’hé­si­te­ra pas à lais­ser son usine dans les condi­tions d’hy­giène les plus déplo­rables. Parce qu’il lui fau­drait immo­bi­li­ser un capi­tal impor­tant, il se refu­se­ra à rem­pla­cer un maté­riel ancien par un nou­veau qui adou­ci­rait la tâche de ses esclaves de chair ! Qu’im­porte que cela les use plus vite, leur rem­pla­ce­ment ne lui coû­te­ra pas une obole. 

Et voi­là pour­quoi, au milieu des décou­vertes les plus favo­rables à l’hu­ma­ni­té, les indi­vi­dus conti­nuent à évo­luer au milieu des condi­tions les plus néfastes à leur san­té, à leur développement. 

Il en est de même de l’é­tat social. C’est le mode d’é­vo­lu­tion qui per­met­tra la plus grande somme de déve­lop­pe­ment lors­qu’il sera basé sur la soli­da­ri­té et la réci­pro­ci­té ; mais de ce que cer­tains ont su en acca­pa­rer les pro­fits au détri­ment de leurs co-asso­ciés, s’en­suit-il qu’il doive être abandonné ? 

En pro­cla­mant pour leur uti­li­té le droit de ne tenir compte que de ce qui leur est favo­rable, le droit pour « l’in­di­vi­du » de pour­suivre son bon­heur sans s’oc­cu­per des « vagues huma­ni­tés » qu’il pour­rait écra­ser en sa route, les indi­vi­dua­listes, impli­ci­te­ment, recon­naissent le même droit à toute créa­ture. Mais alors le pro­blème se com­plique, c’est ce qu’ou­blient ceux qui parlent tou­jours de l’In­di­vi­du au singulier. 

Ce n’est qu’en ne tenant aucun compte que ce n’est pas un indi­vi­du qu’il existe sur terre, mais des cen­taines de mil­lions à la fois, qu’ils arrivent à avoir une faible appa­rence de logique, en niant la soli­da­ri­té dans l’é­tat social. Et la faus­se­té de leur rai­son­ne­ment se démontre en abou­tis­sant à cette conclu­sion que, si les indi­vi­dus doivent évo­luer sans tenir aucun compte les uns des autres, ils se gêne­ront, se frois­se­ront, pour abou­tir à la lutte, à l’exploitation ! 

Nous reve­nons donc à l’é­tat social actuel dont nous vouIons nous débar­ras­ser. Et les purs indi­vi­dua­listes n’au­raient ain­si créé des enti­tés nou­velles pour for­mu­ler leurs récla­ma­tions contre l’ar­bi­traire qui nous écrase que pour en reve­nir à leur point de départ : l’au­to­ri­té avec toutes ses injus­tices, ses exac­tions, sa com­pres­sion d’individualité. 

D’où cette autre conclu­sion qui s’im­pose : Si d’au­cuns s’in­surgent contre l’au­to­ri­té et l’ex­ploi­ta­tion actuelles, c’est qu’ils n’ont pas part à la curée. Ils trouvent très mal d’être exploi­tés eux-mêmes, mais se sentent d’heu­reuses dis­po­si­tions pour exploi­ter les autres. Ils trouvent très dur de cour­ber la tête sous l’op­pres­sion, mais n’as­pirent qu’à poser leur joug sur le cou de ceux qu’ils sup­posent leur être infé­rieurs. Ce qu’ils vou­draient, en somme, c’est une place par­mi les privilégiés. 

L’ab­sur­di­té de l’en­ti­té-indi­vi­du étant ain­si démon­trée ; et, d’autre part, étant prou­vé éga­le­ment que les indi­vi­dus, s’ils veulent vivre nor­ma­le­ment et se déve­lop­per inté­gra­le­ment, doivent s’or­ga­ni­ser en socié­té, la conclu­sion logique qui en découle est, l’é­tat de guerre étant nui­sible, — la socié­té actuelle nous le prouve, — que l’é­goïsme bien enten­du consiste à ce que cha­cun s’en­tende avec ses voi­sins, afin de vivre en paix. 

Oui, sous peine de déchoir, l’être humain ne peut viv’e iso­lé ; l’é­tat social est, pour lui, une condi­tion sine quâ non de bien-être et de pro­grès. Voi­là ce qu’ou­blient trop faci­le­ment ceux qui parlent de l’In­di­vi­du avec un I. 

Loin d’être une enti­té, c’est un être réel, tiré à des cen­taines de mil­lions d’exem­plaires, ayant tous, au même degré, droit à se déve­lop­per inté­gra­le­ment, à satis­faire, selon les pos­si­bi­li­tés natu­relles exis­tantes, tous les besoins que com­porte leur organisation. 

« Selon les pos­si­bi­li­tés natu­relles exis­tantes », voi­là ce dont, encore, ne tiennent pas compte les théo­ri­ciens de l’ou­trance, mais que l’on est bien for­cé de consta­ter lorsque, ne se payant pas de mots, on se heurte aux faits. 

Ayant démo­li Dieu et les forces supra-natu­relles, on a recon­nu que l’être humain était le pro­duit d’une évo­lu­tion de la matière. On a consta­té que cette évo­lu­tion s’ac­com­plis­sait en ver­tu de cer­taines forces, et que ces forces étaient des mani­fes­ta­tions des com­bi­nai­sons de la matière en mou­ve­ment, des pro­prié­tés inhé­rentes à cha­cune de ces com­bi­nai­sons ; et que l’homme, pro­duit de la matière, ne pou­vait se sous­traire aux effets des forces dont il est issu. 

Sa volon­té qui sem­blait le faire libre, n’é­tant elle-même, que le résul­tat, la vibra­tion de dif­fé­rents états molé­cu­laires de cer­taines cel­lules de son être impul­sées par le choc d’autres vibra­tions inté­rieures ou exté­rieures, il reste l’es­clave du milieu dans lequel il se débat, for­cé, de se sou­mettre aux condi­tions de son être. Il n’y a pas de hié­rar­chie qui puisse tenir contre cette consta­ta­tion, mais par contre, sa dépen­dance du milieu ne jus­ti­fie nul­le­ment son asser­vis­se­ment par ses semblables. 

Tor­tu­rez les mots, dis­sé­quez-les, tour­nez-les de quelle façon vous vou­drez, il est un fait que l’on n’ar­ri­ve­ra pas à pal­lier, c’est celui de la com­plexi­té deve­nue si débor­dante que notre vie est faite d’une part de la vie des autres, comme la vie des autres est faite d’une part de la nôtre. 

Non seule­ment nous sommes liés à ceux qui nous entourent, mais nous subis­sons l’in­fluence de ceux qui nous pré­cé­dèrent, comme nos actes influe­ront sur l’é­vo­lu­tion de ceux qui nous suivront. 

Appre­nons donc à débar­ras­ser notre pen­sée de ces deux fléaux qui nous ont tou­jours fait dérai­son­ner : la méta­phy­sique qui nous fait anthro­po­mor­phi­ser les concep­tions de notre cer­veau et trans­forme de simples façons de rai­son­ner en per­sonnes agis­santes, leur prête des contours défi­nis, leur attri­bue un pou­voir illi­mi­té, et l’ab­so­lu­tisme qui nous fait tran­cher, iso­ler, poser en anti­thèses des faits qui se joignent et s’as­so­cient lors­qu’on les analyse. 

[/​J. Grave/​]

La Presse Anarchiste