La Presse Anarchiste

L’évolution morale du sexe

[[Par les auteurs de « L’é­vo­lu­tion du sexe ».]]

Les sciences natu­relles ne sont pas pour les femmes ce qu’à l’é­cole on croit qu’elles sont — ce qu’est la dis­sec­tion d’une gre­nouille pour les ana­to­mistes. Ce sont choses, au contraire, qui se font en com­pa­gnie de l’en­fant, du poète et du natu­ra­liste, depuis Vir­gile jus­qu’à Dar­win, et qui s’en­tre­prennent en jar­di­nant et en étu­diant la vie des abeilles. Cette vivante science n’use pas de termes farouches ; même sa langue est plus simple que le par­ler cou­rant. La « Reine » n’est pas une reine, mais une mère empri­son­née. Les « Neutres » ne sont pas des neutres mais les Sœurs affai­rées de la ruche. L’emprisonnement à vie et l’é­troite exis­tence labo­rieuse de la mater­ni­té sont le par­tage de celle-ci‑, celles-là ont la vie d’éner­gie et de tra­vail, la vie libre, le soleil et les fleurs. 

Voi­ci donc le contraste entre la mère à son foyer et la « femme nou­velle » — contraste assu­ré­ment aus­si vieux que le monde. Mais ne plai­gnons pas outre mesure la reine-mère. Quelle mère à la véri­té ne sou­ri­rait. « La plaindre ? Plu­tôt l’en­vier. Fus-je jamais plus heu­reuse qu’a­vec mes enfants ?» N’en­vions pas trop non plus ces tra­vailleurs heu­reux et libres, et qui reviennent à la ruche char­gés de richesses. D’a­bord, la direc­tion de leur vie, comme de celle de nos femmes éman­ci­pées, fut uni­que­ment maté­rielle et non spi­ri­tuelle. À ren­contre des mâles déve­lop­pés, les bour­dons, les tra­vailleuses ont cha­cune leur aiguillon empoi­son­né. Mais cet aiguillon n’est pas une arme nou­velle et étrange ; c’est la par­tie de l’or­gane même de la mater­ni­té qui sert à la reine à dépo­ser chaque œuf dans la cel­lule qui lui est destinée.

Le paral­lé­lisme entre tout ceci et la vie humaine est chose si évi­dente que c’est là sans doute la rai­son pour laquelle les bio­lo­gistes se gardent de l’enseigner. 

La pas­sive « haus­frau » de l’Al­le­magne contem­po­raine, la « new woman » de l’A­mé­rique ou de l’An­gle­terre contem­po­raines, sont l’une et l’autre aus­si anciennes que civi­li­sa­tion. Car vous, Mes­dames, pour qui la socié­té humaine s’ar­rête exac­te­ment au niveau de la socié­té où vous vous trou­vez, ne vous êtes-vous jamais dit que cha­cune de vos domes­tiques est une « femme nou­velle », une abeille labo­rieuse entrée dans la vie pour y tra­vailler ; que la doc­to­resse et la garde-malade, l’ins­ti­tu­trice et l’employée qui écrit à la machine, la cou­tu­rière, l’employée de fabrique, la demoi­selle de maga­sin et toutes les autres, sont des femmes nou­velles pro­pre­ment dites, c’est-à-dire des tra­vailleuses ? et que celles qui se disent nou­velles et avan­cées, et tout le reste, sans tra­vailler, ne font qu’i­mi­ter les bour­dons ? La ser­vante, la plus proche du foyer, y trouve l’in­té­rêt ins­tinc­tif de la femme plus que celles qui tra­vaillent au dehors. Ses fonc­tions domes­tiques sont aus­si plus nor­ma­le­ment fémi­nines. Elle pour­voit aux repas, sur­veille les enfants, comme l’a­beille tra­vailleuse, et le plus sou­vent abou­tit au mariage — le plus sou­vent aus­si à la mater­ni­té sans le mariage. 

Mais com­ment clas­ser toutes les tra­vailleuses dont le tra­vail n’est pas domes­tique ? La fonc­tion des unes est évi­dem­ment maté­rielle, celle des autres spi­ri­tuelle. La cou­tu­rière est la femme de fatigue de la ser­vante et de la mère, la fille de fabrique est l’es­clave qui tisse pour toutes trois, et ain­si de suite. Ces tra­vailleuses ne font que rem­pla­cer hommes et machines dans les fac­to­re­ries, qui sont comme l’a­gran­dis­se­ment des offices de la demeure. 

Mais les fonc­tions spi­ri­tuelles ? À côté de Marthe et de ses ser­vantes s’est trou­vée Marie. C’est elle qui sym­bo­lise la voca­tion spi­ri­tuelle, qui choi­sit déli­bé­ré­ment la meilleure part, qu’on, ne lui ôte­ra pas ; c’est elle le pro­to­type et l’i­déal de toutes sœurs depuis ce jour. 

Pour­tant l’homme dit à sa sœur : « Ne repousse point l’a­mour, s’il t’est offert. » C’est que Marie, sœur idéale, n’est pas la plus haute, car en celle-ci, assu­ré­ment, la mater­ni­té doit s’u­nir à la pureté. 

Plus d’une fois le peintre nous a fait voir en la Madone et l’En­fant, non pas seule­ment un sym­bole reli­gieux, mais aus­si, effa­çant les nimbes, une figure, un idéal clai­re­ment humains. Pour­quoi osons-nous si rare­ment renou­ve­ler d’autres légendes sacrées aus­si com­plè­te­ment, repré­sen­ter plus d’as­pects de la vie humaine en les sanc­ti­fiant pro­fon­dé­ment, peindre enfin les Lys de l’An­non­cia­tion qu’ap­porte chaque gar­çon à chaque fille ? Un tel art, si vieux déjà, se lève seule­ment, et, aidé de la vivante science dont il est le pré­cur­seur, il affron­te­ra fran­che­ment les mys­tères du sexe, déli­vré de toute fausse modes­tie propre à notre temps qui passe déjà, temps d’art méca­nique et de science analytique. 

Quel serait l’i­déal de vie, si ce n’é­tait la flo­rai­son en nobles (c’est-à-dire, pures) indi­vi­dua­li­tés, humaines et orga­niques, en plé­ni­tude d’a­mour et de sexe ? Et quel meilleur sym­bole, d’ailleurs, que celui du lys ? Quelle plus claire parole, ou plus exac­te­ment révé­la­trice, quelle parole plus simple ou plus pro­fonde d’i­ni­tia­tion à l’art et à la science, que le conseil et le com­man­de­ment don­nés jadis : « Appre­nez com­ment croissent les lys » ? 

La théo­lo­gie, qui ne se lasse pas de maté­ria­li­ser les sym­boles, se cho­que­ra du « maté­ria­lisme » de ceux qui envi­sagent ain­si le beau sym­bole qu’elle a la pro­fane habi­tude d’i­gno­rer. Mais ces lys n’en sont pas moins de véri­tables lys, et l’art et la science ne sont que des moyens d’ap­prendre com­ment ils croissent : Wer Wis­sen­schaft und Kunst besitzt hat auch Reli­gion, en ce cas du moins. Un jour, avec le renou­veau de la reli­gion natu­relle, se célé­bre­ra encore le rituel de la Nature, et l’on plan­te­ra réel­le­ment des lys par­mi nos ronces flétries.

Jamais on ne dis­cu­ta plus libre­ment qu’au­jourd’­hui les ques­tions de sexe ; et il se dit beau­coup de choses dont les peu­reux pour­raient s’a­lar­mer et qui peuvent bles­ser les purs d’es­prit. Mais ici comme par­tout, la route est devant et non der­rière nous. Il nous faut atta­quer chaque pro­blème, mal­gré tant de pudeurs alar­mées ; ne pas l’es­qui­ver ni le dégui­ser, ni recu­ler devant la tâche dans notre lâche ver­tu. Appre­nez donc com­ment croissent les lys ; envi­sa­gez fran­che­ment le fait élé­men­taire bio­lo­gique et moral. Pur comme un lys n’est pas réel­le­ment un banal lieu com­mun de la morale des faux sem­blants ; car cela ne veut pas dire faible, exsangue, sans sexe comme des livres de mora­liste et des ser­mons de vicaire. La pure­té des lys vient de ce qu’ils ont quelque chose en eux qui peut être pur ; leur gloire est d’être la plus ouverte mani­fes­ta­tion du sexe qu’il y ait dans le monde orga­nique. La magni­fi­cence dont ils sont revê­tus leur est don­née afin qu’ils se montrent, non pour qu’ils se cachent ; ceux-ci portent des robes d’argent étin­ce­lant à l’in­ten­tion de la nuit odo­rante de pas­sion ; ceux-là déroulent leur parure d’é­car­late-orange tachée de brun au jour riche de soleil ; nue et sans honte, rayon­nante d’ar­deur, res­pi­rante, tiède, chaque fleur répand ses richesses de pous­sière d’or et s’é­tend pour accueillir celles des autres fleurs. Voi­là, lorsque nous l’ap­pre­nons bien, com­ment ils croissent. 

Quel est donc le fait élé­men­taire du sexe et de l’a­mour, sinon l’ac­cou­ple­ment natu­rel, l’ac­cou­ple­ment d’a­mour ? C’est ce qui enno­blit la bâtardise. 

Car ce fut là le secret de la force et du cou­rage de Guillaume le Conqué­rant, de l’hé­roïsme écla­tant de Don Juan d’Au­triche, et de plus d’un héros encore ; tan­dis que de « mariages de conve­nance » mal assor­tis est née la sinistre per­ver­si­té de Phi­lippe II, de Pedro le Cruel, de tsars fous, et d’in­nom­brables roi­te­lets idiots. C’est à force de cloî­trer avec une timide ver­tu, une sor­dide pru­dence, ses hommes et ses vierges, que l’an­cienne noblesse de France est tom­bée en ruine, et qu’au­jourd’­hui la classe riche et diri­geante y pour­rit. Ici, en Écosse, c’est par la liber­té excep­tion­nelle du mariage et du choix amou­reux, et par la fré­quence de l’u­nion libre, que s’ex­plique en grande par­tie la vigueur orga­nique, l’inge­nium per­fer­vi­dum de notre forte race. Il y a des enfants mal nés hors le mariage, mais il y en a davan­tage et trop qui sont légitimes. 

Est-ce donc que nous vou­lons battre en brèche le mariage — « saper les fon­de­ments de la morale », comme disent les imbé­ciles chaque fois qu’on leur demande de regar­der un fait en face ? Nous for­ti­fions le mariage au contraire ; nous en éclair­cis­sons la nature fon­da­men­tale et néces­saire, — nous en déter­mi­nons la condi­tion qui est la sélec­tion réci­proque de types har­mo­nieux au plus haut point de la vie orga­nique et psy­chique. Nous jetons donc ain­si les fon­de­ments de la morale. 

C’est pour­quoi la légende et la poé­sie sont véri­ta­ble­ment reli­gieuses. La reli­gion est l’i­déa­li­sa­tion et la consé­cra­tion de la vie ; et la vie et l’a­mour s’i­den­ti­fient ; ain­si Robert Burns, pêcheur humain, est aus­si barde sacré. Les reli­gions natu­relles, comme toutes les autres, ne sont pas mortes, mais nous reviennent, et en formes tou­jours plus pures. Burns fut la plus com­plète incar­na­tion de Dionysos. 

Pour­tant, puisque « toute idée claire est vraie », c’est-à-dire, a sa part de véri­té, d’où vient l’in­fa­mie qui, dans la socié­té, s’at­tache au bâtard ? C’est que trop sou­vent l’élé­ment psy­chique a fait défaut dans l’u­nion dont il est né qui n’é­tait pas un mariage, mais une simple copu­la­tion comme celle des ani­maux infé­rieurs ; bien que cepen­dant ceci vaille mieux que la géné­ra­tion pareille à celle des plantes infé­rieures qui est l’i­déal des « mariages de conve­nance ». De plus, l’u­nion phy­sique et psy­chique ne peut être pleine et vraie que lors­qu’elle est per­ma­nente, c’est-à-dire, lors­qu’elle évo­lue durant toute la durée des vies qu’elle entrelace. 

En dehors, par consé­quent, de toute ques­tion des droits et des liens des enfants et de la socié­té, l’i­déal à la fois bio­lo­gique et psy­chique est la mono­ga­mie per­ma­nente ; la « pro­mis­cui­té pri­mi­tive » dont on enten­dait tant par­ler jadis n’é­tant qu’un rêve hideux, une chi­mère per­verse de cités dégé­né­rées dans la domes­ti­ca­tion, et qui n’a jamais été l’his­toire du passé. 

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Mais les amants même recon­naissent dans les refroi­dis­se­ments de la pas­sion, et les dra­ma­turges et les mora­listes le leur rap­pellent constam­ment, que l’i­déal ren­ferme plus d’un élé­ment, et que, par consé­quent, l’u­nion com­plète est chose mathé­ma­ti­que­ment inac­ces­sible à l’hu­ma­ni­té, une aus­si com­plète exal­ta­tion phy­sique, psy­chique, sociale et éthique de la vie étant à peine conce­vable d’une manière défi­nie. Que l’on accorde même la pos­si­bi­li­té d’un cas occa­sion­nel de per­fec­tion indi­vi­duelle dans un sexe, il est très impro­bable que l’autre pré­sente simul­ta­né­ment celui d’une per­fec­tion géné­rale en har­mo­nie idéale avec la pre­mière et pour­tant dif­fé­rente d’elle, et il l’est encore plus, enfin, que ces deux per­fec­tions se ren­contrent jamais. Ain­si appa­raît du reste un des modes par les­quels s’af­firme l’autre idéal du céli­bat, et nous com­pre­nons davan­tage le moine et la nonne, le miso­gyne et la « femme nouvelle ». 

L’i­dée du céli­bat demande à être ana­ly­sée. D’où vient que l’homme puisse même la conce­voir ? Ce « n’est pas natu­rel », comme l’on dit, étant don­née l’im­pul­sion puis­sante de la Nature. Et pour­tant l’i­dée est dans la Nature ; nous éta­blis­sions un paral­lèle entre les abeilles tra­vailleuses et les femmes qui tra­vaillent. La répu­gnance de la vierge, qui, au conseil du mâle : « Si l’a­mour t’est offert ne le repousse pas », répond : « Ce ne sera que mal­gré moi si je connais jamais le mariage », tient à plu­sieurs choses, mais à deux prin­ci­pa­le­ment. Elle s’a­larme de perdre sa jeune, son enfan­tine liber­té et recule devant la vie mater­nelle, moins jeune et plus pas­sive. Mais aus­si elle pressent une matu­ri­té plus rem­plie, qui outre­pas­se­rait l’a­mour sexuel, elle recon­naît la pos­si­bi­li­té d’un para­dis, (que ce soit là ins­tinct spi­ri­tuel ou social, c’est affaire de reli­gion, d’é­du­ca­tion ou de tem­pé­ra­ment) « où l’on ne se marie ni ne se donne en mariage, mais où nous vivons comme les anges de Dieu au Ciel » ou bien — dans le lan­gage d’au­jourd’­hui (qui est spi­ri­tuel aus­si, heu­reu­se­ment) — d’une « Socié­té d’A­mis » — les Qua­kers s’ap­pellent ainsi. 

N’est-ce pas assez signi­fi­ca­tif que ce soit cette socié­té reli­gieuse qui, à tout prendre, semble avoir le mieux réa­li­sé son ciel sur la terre ? Car pour eux la vie sécu­lière de bonnes œuvres et de rela­tions sociables est très nor­ma­le­ment accom­pa­gnée de vie spi­ri­tuelle. Ce qui a pu per­mettre cette réa­li­sa­tion, ce semble être l’é­ga­li­té et la cama­ra­de­rie sexuelles que pra­tique cette socié­té plus que toute autre reli­gion et que toute autre église, et telle que dans chaque assem­blée fra­ter­nelle, l’Es­prit peut se mani­fes­ter et réveiller la vision béatifique. 

Heures rares
Où le maître des puis­sances angéliques
Éclaire le cré­pus­cule au pro­fond des âmes.

Mais la vie est dans le pré­sent et le réel plu­tôt que dans l’i­déal, et la ques­tion capi­tale, que la reli­gion s’est tou­jours mon­trée impuis­sante à résoudre, et à laquelle la science a pour tâche de l’ai­der à répondre, est jus­te­ment : « Que faire réel­le­ment et pra­ti­que­ment dans le présent ? » 

Que l’on revienne donc aux femmes qui tra­vaillent, et dont la voca­tion est sur­tout soit maté­rielle, soit spi­ri­tuelle. Ou bien, pour nous en tenir main­te­nant aux der­nières, com­ment spi­ri­tua­li­ser le présent ?

Les ordres sécu­liers, pour par­ler le lan­gage catho­lique, appa­raissent ici, soi­gnant les malades, secou­rant les pauvres, ins­trui­sant les enfants. Il en est que satis­font ces bonnes œuvres : celles qui font pro­fes­sion de sœurs, ou celles encore qui com­mencent seule­ment de l’être : les garde-malades, les maî­tresses d’é­cole, les conseillères de paroisse ; et assu­ré­ment beau­coup de vies heu­reuses et utiles peuvent être vécues ainsi. 

Il y a ici, du reste, un retour à la base domes­tique des tra­vaux fémi­nins, quoique avec une ten­dance plus grande vers le spi­ri­tuel. Mais comme l’a­mant appelle l’a­mante, de même la com­pagne appelle le com­pa­gnon, la sœur appelle le frère. C’est ici que s’ar­rê­tèrent les anciens ordres reli­gieux, quoique, notons-le bien, l’on ait fait dans la pre­mière période monas­tique de grands efforts pour éta­blir des cou­vents des deux sexes. 

Ceux-ci, mal­gré les dif­fi­cul­tés de réa­li­sa­tion, expri­maient bien le véri­table idéal de la coopé­ra­tion et non de la sépa­ra­tion des sexes ; et en dépit des faillites et des erreurs, cet idéal se réa­li­sa fré­quem­ment. Dans cette concep­tion, se retrouve évi­dem­ment le côté éle­vé et pur, le côté idéal du monde des hétaïres grecques, de l’i­déale abbaye de Thé­lème ; c’est ici aus­si le coté légi­time et rai­son­nable des reven­di­ca­tions les plus outrées de cer­tains romanciers. 

L’élé­ment d’u­nion véri­table des sexes, comme celui du dan­ger et de la confu­sion qui peuvent en résul­ter, sont assu­ré­ment trop évi­dents pour qu’on dis­cute la ques­tion ; et le pro­blème moral, comme celui de la vie pra­tique, est non pas de recu­ler devant les dif­fi­cul­tés de la tâche, mais de les sur­mon­ter, d’y éta­blir un équi­libre plus pro­fond, et d’y pui­ser enfin les maté­riaux pour de plus hautes entreprises. 

Quelle est donc la condi­tion vitale et nor­male de la cama­ra­de­rie vraie, idéale entre frères et sœurs ? Com­ment atteindre cette per­fec­tion plus com­plète de la ruche humaine ? Quelle en à été jus­qu’i­ci l’ex­pres­sion dans le monde ? L’une de ces expres­sions, rare, obs­cure, fan­tas­tique même, mais assu­ré­ment, jus­qu’à un cer­tain point du moins, véri­table, fut la Che­va­le­rie, qui ne fut pas seule­ment un ordre tem­po­rel des choses, mais aus­si en une large mesure la Reli­gion pro­vi­soire du Féo­da­lisme occi­den­tal, et qui s’at­ta­qua plus cou­ra­geu­se­ment que ne le firent les formes d’o­rien­ta­lisme pas­sif, faus­se­ment appe­lées che­va­le­rie, aux pro­blèmes fon­da­men­taux de la vie journalière. 

Dans ses plus nobles exemples, elle réus­sit à unir l’ac­ti­vi­té à la pure­té ; ne s’y déro­bant pas en dres­sant des cloîtres (solu­tion bien moins morale au fond, plus morale en appa­rence) comme dans la dis­ci­pline monas­tique. L’élé­ment vital de la che­va­le­rie fut de per­mettre aux deux sexes, non seule­ment d’ex­pri­mer cha­cun ses qua­li­tés, ses supé­rio­ri­tés, mais de se déve­lop­per l’un l’autre. Le cou­rage natu­rel de l’a­do­les­cent fut non seule­ment for­ti­fié par le dan­ger de ses entre­prises, mais affi­né par la dis­ci­pline et la patience qu’il y appre­nait. La femme y appre­nait aus­si plus que la patience et l’af­fec­tion ; car elle pou­vait être non pas son amante, mais sa dame seule­ment, et elle pou­vait ain­si non seule­ment tra­cer sa vie, mais aus­si l’af­fer­mir dans ses desseins. 

Nous attei­gnons ici l’i­déal de la femme tra­vailleuse, — celle qui tra­vaille non pas uni­que­ment ni même en très grande par­tie pour les hommes comme leur ser­vante et leur ins­tru­ment dans l’ac­com­plis­se­ment de leurs pro­jets, mais avec les hommes, dont elle fait l’ins­tru­ment et pour­tant aus­si la matière de ses propres projets. 

De nou­velles alter­na­tives appa­raissent natu­rel­le­ment ici pour le bien ou le mal, des alter­na­tives de sor­cel­le­rie noire ou blanche — Cir­cé ou Jeanne d’Arc. 

Ce ne sont pas là des idoles, ni des figures his­to­riques ou légen­daires uniques. Tous les hommes ne sont-ils pas porcs et héros ? Non pas l’un ou l’autre, mais l’un et l’autre — la bête infé­rieure étant aujourd’­hui géné­ra­le­ment, mais jamais entiè­re­ment, pré­do­mi­nante. La sor­cière Jeanne d’Arc gagna ses batailles avec les héros qu’elle avait créés et les reper­dit avec les porcs ; la sor­cière Cir­cé pour sa part, fit des porcs de héros, et cepen­dant ils furent délivrés. 

C’est évi­dem­ment aux femmes à dire ce qui reste à dire. Mais si aucune ne s’a­voue sor­cière de l’un ou de l’autre type, il est évident qu’elles doivent cha­cune être un mélange des deux. Que devient alors le pro­blème de l’é­du­ca­tion géné­rale, popu­laire ? La solu­tion consiste-t-elle à fer­mer les yeux à tout fait sexuel, à tout fait vital ? à ensei­gner la lec­ture, l’é­cri­ture et l’a­rith­mé­tique, ou bien le latin et le cal­cul dif­fé­ren­tiel ? à obte­nir des bre­vets, à pas­ser des exa­mens d’en­sei­gne­ment supé­rieur ? ou bien à ouvrir de jeunes âmes, à puri­fier et à for­ti­fier leur vie éthique et idéale en puissance ? 

Mais com­ment faire éclore de telles figures, par quel pro­cé­dé trai­ter la boue morale de nos condi­tions de vie modernes et, comme le dit Rus­kin, cris­tal­li­ser le sable, la suie et la vase de nos villes d’u­sine en leurs élé­ments,— l’o­pale, le dia­mant et la neige ? 

La che­va­le­rie est-elle morte ? Le diable ne l’est pas. Cir­cé fut-elle jamais plus en évi­dence ? Y eut-il jamais porcs plus satis­faits que nous autres marins et pèle­rins ? Ce n’est pas notre faute, mais ce n’é­tait pas non plus celle du trou­peau de Cir­cé ; elle ne lui expri­ma jamais net­te­ment son idéal, comme Jeanne. L’u­ti­li­ta­ria­nisme d’au­jourd’­hui se croit impar­tial, il n’ex­prime plus d’i­déal ; c’est-à-dire qu’il accepte plei­ne­ment, bien que taci­te­ment, les idéals négatifs. 

Est-il pos­sible ou non de res­tau­rer les idéals moraux, — c’est-à-dire, de pro­duire de nou­veau des hommes et des femmes du type le plus éle­vé ? Et ceci à des fins pra­tiques dans notre monde moderne de tous les jours ? Réa­li­ser l’É­du­ca­tion plus haute,au lieu d’en par­ler, cela est évi­dem­ment pos­sible. Le cynisme de ceux qui le nient n’est que de l’i­gno­rance, qui ignore à la fois la nature, l’his­toire civile et l’his­toire natu­relle de la che­va­le­rie, et reste fer­mée à tout ce qui en fait l’es­sence vitale sous des appa­rences vieillottes, désor­mais mortes. 

Tout âge de che­va­le­rie suc­cède à une période de déca­dence, de dégé­né­res­cence morale, et consti­tue la pro­tes­ta­tion de l’ordre nou­veau, — est l’ex­pres­sion de la jeune vie neuve, for­çant les cita­delles même du mal, tuant ses plus puis­sants géants, égor­geant ses monstres infernaux. 

Le tueur de géants, l’é­gor­geur de monstres, est par­fois le fils d’un dieu — sou­vent le fils d’on ne sait qui ; cela, comme il a été dit, peut reve­nir au même. C’est Jack, Tom Thumb, Dumm­ling, Gareth le mar­mi­ton, et ain­si de suite. L’hé­roïne, elle, est très pro­ba­ble­ment la fille de l’ogre lui-même, l’hé­ri­tière du roi méchant et endor­mi ; Cen­drillon ou la men­diante de Cophe­tua ; rare­ment de nais­sance bonne ou sans tache comme la pay­sanne de Domrémy. 

Il fau­drait natu­rel­le­ment voir ce que l’i­dée d’être bien né a de réel au point de vue bio­lo­gique, l’exa­mi­ner comme toutes les autres au point de vue de la réa­li­té orga­nique, se dire qu’un sang pur et un sang abâ­tar­di se trompent tous deux aus­si bien dans les palais que dans les masures. Qu’im­porte au fond ? Si bas qu’elle tombe, il y a tou­jours à espé­rer de la vie humaine. Les hommes ne sont-ils que porcs et chiens bâtards, et faut-il en croire les roman­ciers déca­dents, embour­bés à mi-che­min entre l’an­cien et le nou­vel idéal ? Il n’im­porte, puis­qu’il n’y a pas de brute qui manque entiè­re­ment de cou­rage, encore moins d’af­fec­tion natu­relle ; la pos­si­bi­li­té de la rédemp­tion, — ce fut tou­jours la parole de la théo­lo­gie lors­qu’elle par­la le mieux,— ne s’é­teint qu’a­vec la vie. L’é­toffe de l’é­vo­lu­tion morale est sans cesse avec nous ; cette géné­ra­tion n’i­ra pas for­cé­ment en enfer ; nos enfants du moins pour­ront bri­guer le ciel. 

Emprun­tons encore un exemple élé­men­taire à la vie simple. Le lan­gage mou de la conve­nance appelle « porc », « sale » et« incon­ve­nant », par oppo­si­tion sans doute aux lys pour bro­de­ries de fau­teuil, l’a­ni­mal qui, dans la langue plus forte de la chasse et de la ferme, du bla­son et de la science, est san­glier ou truie — mâle et femelle élé­men­taire, plus même que toute autre bête fami­lière. L’un, rapide, aux défenses acé­rées, ne regarde pas au nombre de ceux qu’il com­bat, fait face à la mort par­mi une forêt de lances ; l’autre, aux nom­breuses mamelles comme la nature, féconde comme la Cha­ri­té, aban­donne sa vie à ses petits patiemment. 

Pour­tant ces créa­tures ne sont pas humaines, comme ceux des oiseaux et des bêtes qui sont nos amis. Leur cou­rage n’est que du cou­rage de brute, qui vaut cepen­dant mieux que rien ; leur affec­tion est une affec­tion de brutes. L’un n’est que de la rage aveugle de Ber­ser­kirs, aimant le com­bat pour lui-même ; l’autre n’est que de l’instinct.

C’est lorsque le mâle recon­naît sa com­pagne et bien­tôt ses petits, lors­qu’il apprend a construire une demeure pour les siens, à les nour­rir et à veiller sur eux, que son cou­rage s’af­fine. Le san­glier sau­vage n’est qu’un batailleur bar­bare ; de plus nobles lut­teurs sont l’Aigle de Rome, le Coq gaulois. 

En psy­cho­lo­gie, où cette idée que l’on pour­rait déve­lop­per éga­le­ment en his­toire natu­relle et civile, se retrouve, l’é­cole ancienne a par­lé tout son soûl de Plai­sir et de Dou­leur, et une nou­velle école évo­lu­tion­niste aban­donne ces vagues géné­ra­li­tés, pour reprendre sur une nou­velle base, l’é­mo­tion élé­men­taire, qui est, dit-elle, la peur. Mais nous sommes por­tés plu­tôt à étu­dier cet autre pro­blème de l’or­ga­nique Évo­lu­tion du Sexe. Maî­tresse suprême de la vie indi­vi­duelle à laquelle les écoles à la fois pré-évo­lu­tion­niste et évo­lu­tion­niste pri­mi­tive se limitent trop exclu­si­ve­ment, est la vie sexuelle, dont le carac­tère pri­mor­dial d’autre part est l’é­mo­tion sexuelle, altruiste, étoffe de l’Af­fec­tion. Mais l’op­po­sé de l’é­mo­tion égoïste de la Peur est le Cou­rage. Nous vou­drions donc sub­sti­tuer à la psy­cho­lo­gie usée du plai­sir et de la dou­leur, quelque chose de plus conforme au déve­lop­pe­ment actuel de la science ; qui, par consé­quent, ne se refuse ni à la psy­cho­lo­gie obser­va­trice de la peur et à la cri­mi­no­lo­gie, ni à l’a­na­lyse obser­va­trice des roman­ciers modernes et des alié­nistes qui étu­dient la cor­rup­tion morale ; mais qui allant plus loin énon­ce­rait de plus hauts pro­blèmes et un meilleur idéal, c’est-à-dire plus scien­ti­fique et plus pra­tique. Nous cher­chons donc non seule­ment la Science mais l’Art, non seule­ment une « psy­cho­lo­gie expé­ri­men­tale » mais une Édu­ca­tion évo­lu­tion­niste, dans laquelle le désir élé­men­taire de la chair serait dis­ci­pli­né jus­qu’à l’a­mour, et l’A­mour par­fait chas­se­rait la Peur. 

Que devant leurs yeux l’homme-enfant et la vierge-enfant, le gar­çon et la fille, l’homme et la femme gardent l’i­déal des deux sexes, le cou­rage et l’af­fec­tion. Faites-les, lais­sez-les se don­ner à l’un et à l’autre ces idéals. Le cou­rage ani­mal du mâle uni à l’af­fec­tion sera che­va­le­resque, magna­nime envers les autres ; l’af­fec­tion ins­tinc­tive de la femme, accrue de cou­rage, sera la pure­té révé­ren­cieuse de soi-même. 

La pra­tique et le détail s’ap­prennent à voir jouer des enfants. Par­fois une femme les conçoit dans son « kin­der­gar­ten » ; le maître d’é­cole aux jeux ath­lé­tiques de son escouade de gar­çons ; mais l’é­la­bo­ra­tion, le déve­lop­pe­ment, l’or­ga­ni­sa­tion de tout ceci appar­tiennent aux édu­ca­teurs, aux femmes for­ti­fiées et dres­sées par le com­merce des hommes qu’elles ont aus­si dres­sés et for­ti­fiés, et ce sera leur plus haute tâche. Quoique ce soit là le secret de la mora­li­sa­tion nou­velle des sexes et de leurs plus hautes pos­si­bi­li­tés indi­vi­duelles, à la fois pour lies amants et pour les céli­ba­taires, il suf­fi­ra pour le moment de par­ler des enfants. Le sabre du gar­çon, la pou­pée de la fille, sont les points de départ que la Nature donne à l’é­du­ca­teur. Encou­ra­gez, déve­lop­pez fran­che­ment même le jeu de la guerre ; le fusil et le clai­ron ont leur temps,et valent mieux dans la nur­se­ry qu’au­tour du trône d’un Kai­ser. L’exer­cice et la marche, la mimique du com­bat et les batailles à la boule de neige, donnent la dis­ci­pline et la valeur, apprennent la géo­gra­phie, étoffe de la science, et l’his­toire, étoffe de la lit­té­ra­ture. Cela veut dire qu’on fera non des gram­mai­riens latins, copieurs de la pédan­te­rie latine, et ver­si­fi­ca­teurs de la déca­dence, mais des gar­çons romains, qui com­prennent leur César, puis­qu’ils ont eux-mêmes, anciens Bre­tons ou conqué­rants, défen­du ou assié­gé une place forte, et dont le jeu ensuite sera de construire un mur romain ou de creu­ser un fos­sé. La leçon se pour­sui­vra ain­si à tra­vers l’His­toire dra­ma­ti­sée par­tout où ce sera pos­sible ; par les tra­vaux d’in­gé­nieur et la for­ti­fi­ca­tion ; par l’éner­gie pra­tique et l’ha­bi­le­té à la main d’œuvre paci­fique, pré­pa­ra­tion plus vivante que nos écoles de Sloyd et poly­tech­niques pour la vie indus­trielle. Don­nez-leur aus­si, avrec tout ceci, légendes, chants et bal­lades, la ban­nière de cha­cun et le dra­peau natio­nal, sym­bole concret le plus simple qu’il y ait d’un idéal. Com­men­cée assez tôt, la leçon offri­ra de faciles tran­si­tions pour pas­ser des jeux guer­riers aux jeux pacifiques. 

Les filles cepen­dant s’a­musent d’a­bord et sur­tout, puisque il est conve­nu en phy­sio­lo­gie que le rire est un ali­ment. Leur pré­sence accen­tue la lutte, récom­pense le vain­queur, console le vain­cu ; elles renou­vellent assu­ré­ment la légende ; assu­ré­ment aus­si elles enseignent l’é­qui­té et l’ap­prennent, comme elles apprennent le cou­rage. Plus la civi­li­sa­tion s’en­ri­chit et s’a­dou­cit, plus il est besoin d’une forte édu­ca­tion pour les filles comme pour les gar­çons. Ces ques­tions élé­men­taires réglées, il est pos­sible de déve­lop­per l’é­du­ca­tion domes­tique et la culture, pour les­quelles en somme les filles ont un avan­tage héré­di­taire sur les gar­çons, ain­si que le « kin­der­gar­ten », qui déjà est une concep­tion féminine. 

La place nous manque pour par­ler des degrés plus éle­vés de l’é­du­ca­tion mutuelle ; mais énon­çons les élé­ments de tout ceci pour les amou­reux d’ordre et de règles, et de codes d’é­du­ca­tion. Par­tant donc 1° des idéals moraux de cou­rage et de bon­té, nous vou­drions 2° dis­ci­pli­ner ceci dans un drame vivant, en don­nant l’ins­truc­tion intel­lec­tuelle cor­res­pon­dante au fur et à mesure ; 3° tout ceci se fai­sant autant qu’il est rai­son­na­ble­ment pos­sible (c’est-à-dire beau­coup) pour et par les deux sexes ensemble. En un mot, pre­nez avec soin la contre-par­tie de vos codes actuels ; défiez ceux qui séparent les enfants et ne leur donnent que des tâches intel­lec­tuelles, étran­gères à leurs inté­rêts et à leur vie véri­tables, qui sont le jeu ; qui affament leur acti­vi­té pra­tique quand ils ne leur enseignent pas un savoir faire veule et méca­nique ; qui enfin aban­donnent la vie morale, dépour­vue de direc­tion, et l’é­veil inévi­table de l’in­té­rêt sexuel à des hasards le plus sou­vent périlleux. 

On ne parle aujourd’­hui dans tous les pays que du nou­veau méca­nisme de l’É­du­ca­tion ; mais presque per­sonne ne s’in­té­resse aux côtés réels de la ques­tion, ni même se doute de leur exis­tence. Il y a pour­tant ici un champ d’ex­pé­rience pour l’ob­ser­va­tion et l’i­ma­gi­na­tion, pour la légende et l’his­toire, non pas fon­ciè­re­ment il est vrai pour la légis­la­tion, mais pour les essais pra­tiques de tous les jours aux­quels nous pou­vons tous appor­ter notre concours, pleins d’es­poir du reste, « car lors­qu’un pen­seur sin­cère, réso­lu à regar­der chaque chose à la lumière de sa pen­sée, embra­se­ra la science du feu des plus saintes affec­tions, alors de nou­veau Dieu sera des­cen­du par­mi la Création ». 

[/​Patrick Geddes

Arthur Thomp­son/​]

La Presse Anarchiste